DES BATEAUX IVRES
Se succèdent une halte chez les géants Lestrygons qui massacrent quelques membres d’équipage et la fuite chez Circé la magicienne. Circé est une amante étrange, une femme fatale. Elle transforme ses amants en bêtes ; les compagnons d’Ulysse se retrouveront pourceaux. Chez Circé, les dieux soumettent les hommes à une menace pire encore que l’oubli : celle de perdre leur identité physique. Ulysse en réchappera grâce à l’antidote d’Hermès, un philtre lui permettant de « rester lui-même ». Les dieux sont toujours là, prêts à seconder le « héros endurant ». Ils lui offrent l’antidote aux périls mêmes qu’ils lui font éprouver.
Ulysse prend l’ascendant sur Circé, fait rendre forme humaine à ses marins, mais passe un an avec la magicienne parce que, tout de même, ce serait grand gâchis de croiser au large d’une île où bronze Greta Garbo.
Quand ses compagnons le convainquent de reprendre le voyage, Ulysse se voit confier par Circé que des épreuves l’attendent. Il faudra d’abord visiter les morts de l’Hadès, première descente d’Ulysse aux Enfers. La plongée au royaume des ombres est terrifiante. Elle commence par la rencontre avec sa défunte mère qu’il tente d’embrasser en vain. Les morts sont impalpables et les bras se resserrent sur le vide, « les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs », pleurait Baudelaire : ils ne peuvent recevoir notre consolation.
Un autre spectre s’avance devant Ulysse. C’est le devin Tirésias qui prophétise les embûches : après le retour à Ithaque, Ulysse devra poursuivre le voyage, repartir à nouveau, descendre encore aux Enfers et accomplir un dernier sacrifice à Poséidon pour achever totalement de couturer le rideau du destin.
Dans ces vers se confirme la dimension sacrée de l’Odyssée. Ulysse expie-t-il sa faute ? Endosse-t-il le forfait de tous ses compagnons ? Porte-t-il le poids des péchés humains comme un stoïcien crucifié, influencé par la pensée grecque, se persuadera de le faire quelques siècles après Homère ?
Puis défilent les ombres, anciennes : princesses, Titans, guerriers défunts. Voilà Agamemnon ! Et Achille, qui lui fait cet aveu terrible : lui, le splendide guerrier, aurait préféré une vie douce plutôt que la gloire post mortem.
Beaucoup d’entre nous doivent démêler cette antienne chaque matin devant la glace : quel est le sens de notre vie ? Acquérir un renom ou jouir de la douceur ? Passer à la postérité ou passer du bon temps ? Être un anonyme heureux ou un Achille aux Enfers ?
Mais nous ne sommes pas là pour ces questions ! Nous sommes dans les Enfers, dans « l’ombre de la salle »... Les vapeurs sont méphitiques, les apparitions inquiétantes. C’est l’effroi, et Ulysse retourne à bord de sa nef, revient chez Circé. Laquelle donne ses nouveaux conseils avant l’embarquement. Attention aux Sirènes ! Gare aux écueils de Charybde et Scylla ! Toujours la même rengaine : ne vous perdez pas, ne vous diffractez pas, ne vous oubliez pas ! Les îles sont éparses, seule la réunion garantit un salut.