LES DIEUX, LE DESTIN
ET LA LIBERTÉ
L’Iliade et l’Odyssée confrontent le poids du destin et l’espoir de liberté.
Qui est le héros d’Homère ?
Le jouet des dieux ou le maître de sa propre partie ?
Un pantin ou une force vive ?
« Dieu ne joue pas aux dés », croyait Einstein. Les dieux de l’Olympe le faisaient, eux, sur la plaine de Troie. Ils jouaient même aux échecs et les pions portaient vos noms, Ulysse, Achille, Hector, Ménélas et Diomède, et vous, Agamemnon, Priam et Patrocle, et vous encore, Andromaque et Hélène. Comme ils disposaient de vous sur l’échiquier de leurs intrigues ! Avec quel cynisme et quelle désinvolture !
Ô héros achéens et troyens, êtes-vous souverains de vos vies ? Ou jouets des habitants de l’Olympe à qui vous adressez tant de prières ?
Les dieux ne demandent pas à l’homme grec de se conformer à un dogme. Le monde mythologique n’est pas moral. La vertu ne se mesure pas à ce qui est licite ou illicite comme chez les mahométans, à ce qui est bon ou mauvais comme chez les chrétiens. Tout est franc sous le ciel antique : les dieux ont besoin des hommes pour leurs affaires personnelles.
Ce terrible vers de l’Iliade balaie nos prétentions de peser quoi que ce soit dans la balance. Glaucos s’adresse à Diomède :
Telles les races des feuilles, telles les races des hommes :
tantôt tombant sous le vent, tantôt s’accroissant innombrables,
sous la poussée des forêts, quand survient la saison printanière ;
ainsi, des générations : l’une croît et l’autre s’efface.
(Iliade, VI, 146-149.)
C’est un vers affreux et lucide !
Un vers d’avant la révélation monothéiste. Celle-ci renversera l’équation et juchera l’homme au pinacle du temple du vivant. Mais, dans la lumière antique, l’homme reste une paille ! Cette idée de l’inconsistance de nous-mêmes a traversé la philosophie. Des penseurs se sont relayés pour formuler l’idée de notre vacuité. Héraclite le premier avec sa vie comme passage éphémère. Le Bouddha et sa permanence de l’impermanence. Cioran, l’auteur de L’Inconvénient d’être né. Et le fameux mot de Céline : « C’est naître qu’il n’aurait pas fallu. » Nombreux furent les penseurs à ne pas croire à la suprématie de l’homme. Et voici Pindare, dans la VIIIe Pythique aux accents homériques : « Êtres éphémères ! Qu’est chacun de nous, que n’est-il pas ? L’homme est le rêve d’une ombre. »
N’est-ce pas l’écho de cette sentence de Zeus :
Rien ne mérite plus les gémissements que les hommes,
parmi tous les êtres vivants et marchant sur la terre.
(Iliade, XVII, 446-447.)
La seule fraternité de notre pauvre communauté humaine serait le sentiment d’appartenir à une race maudite ployant sous le faix du destin.