L’OUBLI ET LE RENOM
L’affaire majeure du héros grec consiste à accéder à la renommée. La mort sera douce si les générations se souviennent de votre nom. Tout Grec accepte l’idée que la vie est absurde : nous ne nous sentons pas naître, nous allons vers la mort, nous vivons trop vite. Dans ce court intervalle entre le néant des origines et l’abîme de la destination, peu de temps pour un acte frappant, une bonne vie, une belle mort.
La gloire alors est le chemin le plus court vers la mémoire collective.
Homère a exaucé une partie des vœux grecs : malgré les efforts des managers de la gouvernance démocratique pour saboter l’héritage, nous parlons encore aujourd’hui d’Ajax, de Diomède, d’Achille et de Ménélas. Ils sont avec nous, ils sont parmi nous. Par la grâce du texte, ils n’ont pas été oubliés.
Ah ! puissé-je ne pas mourir sans combat ni sans gloire,
mais accomplir un exploit qu’apprendront les hommes à naître
(Iliade, XXII, 304-305)
supplie Hector avant son duel contre Achille. Hector est pourtant le plus humain des héros, le plus raisonné et le mieux disposé à vivre une vie d’homme. Hector dont la prière a été entendue puisque je gage que certains de mes lecteurs portent son prénom. Que le premier Hector qui lise ces mots écrive à la maison d’édition (Équateurs, 35, rue de la Harpe, Paris V e) : on lui fera parvenir un exemplaire de la traduction de l’Iliade par Philippe Brunet aux éditions Points/Seuil.
Si l’ambition suprême est la mémoire collective, la hantise est l’oubli. Peu importe la mort, elle viendra. Peu importe la guerre, on ne la refuse pas. Peu importe le sacrifice : chacun l’accepte (Hélène en offre la plus noble illustration). Peu importe la souffrance physique, elle est le lot de tous. Ce que le Grec redoute, c’est l’anonymat. Le naufrage, dans les eaux de la mer, constitue la pire des fins. Car la mer vous aspire, jetant sur votre corps un voile ineffable.
L’héroïsme grec ne peut se satisfaire d’un effet de théâtre, il aspire à l’éternité du souvenir. Le coup d’éclat sans postérité resterait un pétard dans le néant.
Quand Télémaque rencontre Nestor et lui demande d’évoquer la mémoire d’Ulysse son père, le vieux compagnon d’armes lui donne la clef de la vie réussie :
Et toi, ami, grand et beau comme te voilà,
sois courageux, pour être glorifié plus tard !
(Odyssée, III, 199-200)
Pénélope elle-même conçoit moins de craintes à voir mourir son fils qu’à le voir périr sans renom :
c’est mon fils chéri que m’enlèvent les vents,
sans gloire, loin d’ici.
(Odyssée, IV, 727-728.)
Même Athéna s’y met, secouant Télémaque de sa torpeur d’enfant :
Tu le sais, il ne s’agit plus
de te montrer enfant : l’âge en est désormais passé.
Ignores-tu la gloire qu’a conquise Oreste
dans le monde, en ayant tué cet assassin,
Égisthe le rusé, qui lui avait tué son père ?
(Odyssée, I, 296-300.)
Hannah Arendt voyait dans le renom – le kleos – la possibilité pour les hommes de gagner un peu de divinité en gravant leur nom au fronton de l’humanité. Les scènes de massacres de l’Iliade, prouesses littéraires, auraient donc une destination infiniment précieuse. Elles offriraient aux victimes d’échapper à l’idiotie du présent, à l’absurdité de notre condition, à la fragilité de l’existence. Une seule règle sous l’armure : qu’on se souvienne du guerrier.