PRENDRE LA MER, PRENDRE LA MAIN

Les dieux se retrouvent à nouveau assemblés et Hermès se voit dépêché chez Calypso pour enjoindre la déesse de libérer Ulysse. Humiliée, Calypso obéit à Zeus. Tout juste gémit-elle sur le sort contrarié des grandes amoureuses :

Vous êtes sans pitié, dieux plus jaloux que les mortels

qui détestez voir une déesse avec un homme

ouvertement, quand elle l’a pris pour époux !

(Odyssée, V, 118-120.)

Ulysse est libre. Débarrassé de la pire menace possible dans la vie d’un homme après l’oubli de son identité : l’oubli de son dessein.

Pour l’heure, il pleure le pays perdu.

Toute la douceur de la vie s’écoulait

avec ses larmes. (Odyssée, V, 152-153.)

Fondement de la pensée grecque en général et de l’enseignement homérique en particulier : tous les malheurs de l’homme viennent de n’être pas à sa place et tout le sens de la vie consiste à rétablir dans son cadre ce qui en a été exilé.

Se rouler dans la volupté avec « une merveilleuse nymphe » ne vaut rien si l’on a été chassé du berceau.

On se souvient de Karen Blixen dans La Ferme africaine, écrivant « j’étais là où je me devais d’être ». « À la verticale de soi », ajouterait la championne d’escalade Stéphanie Bodet.

Pour un Grec, la bonne vie se joue dans la patrie de sa présence. L’Odyssée est le poème du retour à soi, en soi et chez soi.

Pourquoi les dieux ont-ils accepté de libérer Ulysse au risque de déchaîner la foudre de Poséidon ? Parce que Ulysse apparaît comme le plus intelligent, le plus rusé et le plus généreux des hommes. Parce que les prétendants le pillent et que les dieux se trouvent lassés du chaos. Les ravages de Troie appartiennent à l’Histoire. À présent, tout l’Olympe aspire à la paix. Il y a eu trop de folie, de fièvre.

Ulysse part, et nous assistons au premier naufrage d’une série de catastrophes. L’Odyssée est le pire manuel de navigation jamais publié dans l’histoire de l’humanité.

Ulysse échoue chez les Phéaciens, peuple de passeurs, se chargeant d’assurer le trait d’union entre hommes et dieux : des hommes navettes ! les bateaux-mouches de l’au-delà, la laideur en moins. Ils vivent dans la félicité, flottent dans l’entre-deux. Athéna se tient aux commandes pour tirer d’affaire Ulysse naufragé. La déesse aux yeux de chouette trame la rencontre burlesque avec Nausicaa, fille du roi phéacien Alcinoos. Ulysse se cache dans les buissons, à moitié nu ; il effarouche les suivantes de Nausicaa qui s’égaillent comme les oies blanches d’un couvent catholique. Mais il séduit Nausicaa parce qu’il lui déroule un beau discours. Les paroles séduisent, rappelle Homère. Les hommes disgracieux le savent, Gainsbourg avait lu Homère ! De même qu’un discours pouvait renverser le combat à Troie, de même le discours sauve Ulysse naufragé.

Ulysse est conduit au palais du roi qui lui promet son aide. On lui affrétera un bateau et on l’aidera au retour. Alcinoos fait préparer à la fois un navire et un festin pour son hôte sans savoir qui il est. Ainsi accueillait-on les réfugiés de la Méditerranée dans le monde antique. Dans les temps homériques, l’étranger était singulier et fort rare.

Le troubadour du banquet chante la querelle d’Achille et d’Ulysse. Tiens ? La querelle d’Achille et d’Ulysse ? Cet épisode n’est pas présent dans l’Iliade mais constitue un passage crucial de l’Odyssée car Ulysse – écoutant l’aède – s’aperçoit qu’il est entré dans l’Histoire. La mémoire lui concède sa part d’éternité. Ulysse avait manqué de perdre tout ressort chez Calypso ! Ici, il possède la certitude d’être devenu quelque chose après avoir failli ne plus être quelqu’un.

Le ménestrel raconte alors l’épisode du cheval de Troie. Ulysse, initiateur de cette ruse de guerre (point mentionnée dans l’Iliade), ne peut retenir ses larmes, trahissant son identité. Si cet homme pleure en entendant ce récit, c’est qu’il en est le protagoniste ! Dis-moi quand tu sanglotes, je te dirai qui tu es... Homère livre une clef bouleversante : notre identité se tiendrait dans nos larmes. Nous sommes les enfants de nos chagrins. Nous avons découvert Ulysse en larmes chez Calypso. Nous découvrons Ulysse en larmes quand il s’affirme à lui-même, nous le retrouverons pleurant dans le giron de Pénélope. Cela renifle diablement dans l’Odyssée !

Homère signale que la vie ne se résume pas à une collection de jouissances mais impose une lutte dont nous allons à présent énumérer les épisodes.

Tout se conquiert, rien n’est acquis à l’homme, rien ne saurait universellement lui revenir. Démasqué, Ulysse se dévoile au roi des Phéaciens :

Je suis Ulysse, fils de Laërte, dont les ruses

sont fameuses partout, et dont la gloire touche au ciel.

J’habite dans la claire Ithaque.

(Odyssée, IX, 19-21.)

Notre héros a décliné son nom, son père, sa patrie.

Une manière antique de s’identifier : qui l’on est, d’où l’on vient, où l’on va.

L’identité ici ramassée cimente la trilogie de l’origine, de la généalogie et de la gloire (les ruses « fameuses partout »). Le temps, l’espace et l’action s’articulent.

À la demande du roi phéacien, Ulysse commence le récit de son odyssée de Troie jusqu’à l’antre de Calypso. Homère, à ce moment de l’Odyssée, invente la littérature, art de raconter quelque chose déjà advenu et qui survivra dans les mémoires.

Le récit commence, il durera jusqu’au chant XIII. La lanterne magique va projeter ces scènes où l’imagination le dispute à l’enseignement.

Ulysse s’en revient de la guerre. C’est le début du récit :

Loin de Troie, le vent m’entraîna chez les Cicones ;

je pillai Ismaros et massacrai ses défenseurs.

(Odyssée, IX, 39-40.)

Le vent, ce hasard des marins, emporte chez un peuple inconnu le héros d’Ithaque. Ulysse ne s’est pas débarrassé de ses réflexes martiaux. L’énergie destructrice de Troie l’anime encore. Il pille et massacre selon ses propres termes. L’hubris n’est-elle pas tarie ? Cela viendra, car l’Odyssée couve en elle la magie de la métamorphose.

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