LES DIEUX JOUENT AUX DÉS

Hélène a donc été ravie par Pâris, elle est retenue derrière les remparts de Troie. L’affrontement est inéluctable.

Les hommes essaient d’éviter le choc des masses en organisant le duel entre les deux intéressés : l’amant et le mari, Pâris qui a enlevé la belle Hélène et Ménélas, l’époux floué. Mais les dieux sont assis sur l’Olympe. Ils se jouent des hommes comme ils joueraient aux dés. Ils craignent que les peuples évitent le conflit et décident de rallumer la mèche...

Zeus mène des stratégies compliquées. Il doit satisfaire Héra humiliée par Pâris et désireuse de la perte troyenne. Il doit satisfaire Thétis qui l’avait secouru dans les temps immémoriaux et dont le fils Achille, désavoué par Agamemnon, brûle pour la victoire des Troyens. Athéna, elle, soutient les Achéens. Apollon se range du côté troyen.

Bref, Zeus joue aux dominos. Les dieux ont toujours excellé à piloter à nos dépens ce grand jeu sur l’échiquier du monde, ce que les Russes du XIXe siècle, pour désigner les manœuvres politico-militaires, appelaient le « tourbillon des ombres ». Aujourd’hui, les joutes compliquées de Zeus ont leur équivalent au Moyen-Orient où les puissances mondiales placent leurs pions sur un damier comme on planterait des torchères sur le couvercle d’un baril de poudre. Zeus veut la guerre des hommes pour avoir la paix de l’Olympe.

Et Homère use de ces premiers chants pour nous asséner cette vérité qui reviendra dans le poème : il est plus aisé de régner sur des humains si ceux-ci se déchirent. Nos décombres sont le trône des dieux.

Les dieux brisent le pacte des hommes. Zeus envoie un agent de son commando de choc en la personne d’Athéna pour raviver la guerre :

Pars à l’instant pour le camp troyen et l’armée danaenne

et contrains les Troyens à tromper les Argiens vaste-gloire

en brisant les premiers le pacte, en violant leurs promesses.

(Iliade, IV, 70-72.)

Et la bataille commence. Les chants suivants sont bruit et fureur. Sturm und Drang : tempête et passion, auraient dit les romantiques allemands. Tempête chez les hommes, passion dans l’Olympe. Mais Homère a encore un tableau à peindre : les adieux d’Hector à Andromaque. Le guerrier s’arrache aux bras de sa femme et entend la fameuse question antique : faut-il sacrifier le bonheur d’une vie mesurée sur l’autel de la gloire ?

Prends pitié maintenant et demeure sur cette muraille,

ne rends pas ton fils orphelin, ni veuve ta femme.

Range l’armée devant le figuier, par où notre ville

offre un passage, par où le rempart est le plus accessible.

(Iliade, VI, 431-434.)

Hector n’entendra pas la supplique :

personne n’échappe à son destin, je l’affirme,

une fois né, aucun mortel, ni lâche ni noble

(Iliade, VI, 488-489)

et il se précipitera vers l’inéluctable, dans l’éclat de son armure, reflet des gloires à venir.

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