LE TYPE ET LA FIGURE

Lorsque nous embarquons sur les fleuves homériques, résonnent des mots étranges, beaux comme des fleurs oubliées : gloire, courage, bravoure, fougue, destinée, force et honneur. Ils ne sont pas encore interdits par les agents de la novlangue managériale. Cela ne saurait tarder.

De nos mains, non de l’indolence, viendra la lumière

(Iliade, XV, 741)

dit Homère par la bouche d’un de ses guerriers.

À quelle place peuvent prétendre ces concepts incongrus dans une société du bien-être individuel et de la sûreté collective ? Sont-ils à jamais remisés dans le grenier des lunes ?

« Les langues antiques sont langues mortes », entend-on ordinairement. Ces expressions aussi ?

Pis que tous, l’un de ces mots paraît avoir été oublié au fond d’une strate archéologique : l’héroïsme. Dans les poèmes, il domine.

L’Iliade et l’Odyssée sont les chants du dépassement.

Dans cet étourdissement de batailles, ces flots de larmes et d’ambroisie, ces harangues lancées par-dessus les remparts, ces chants murmurés dans l’alcôve, ces amours où les hommes s’aiment avec la grâce des dieux et les dieux avec le ridicule des hommes, au fond de ces grottes peuplées de monstres ou sur ces plages couvertes de nymphes se dresse une figure immuable : le héros.

Sa puissance métaphysique a nourri la culture européenne.

Elle continue à irradier notre inconscient collectif.

À chaque époque, un nouveau héros survient, chargé d’incarner les valeurs du moment.

La figure éternelle devient alors un type sociétal.

Qui est-il, cet homme armé ? Il n’a que son glaive et sa ruse pour lutter contre l’effroi du monde, la tragédie de la vie, l’incertitude des jours. Nous inspire-t-il encore, le héros de la plaine de Troie ? Nous fait-il horreur ? Est-il un étranger, un frère ? A-t-il quelque chose à nous apprendre, à nous qui avons troqué les vertus antiques contre l’aspiration au confort ?

La « prospérité » et le « confort » : ce sont les horizons que prescrit un nouvel (et grisâtre) héros de notre temps, Mark Zuckerberg. L’inventeur de la version numérique de la flaque d’eau de Narcisse (Facebook, disent-ils) a brandi ces deux objectifs de vie lors de son discours, devant les étudiants d’Harvard. Il aurait fallu opposer l’analyse d’Hannah Arendt à ce grossiste en gadgets digitaux. Pour elle, chaque individu pouvait faire son usage du héros homérique. Le héros était la référence, le symbole d’une vertu particulière, l’étalon permettant de mesurer notre propre grandeur. Selon son inclination, chacun pouvait se reconnaître dans tel ou tel. Les partisans de la force brute penchaient vers Ajax. Ceux de la noble tendresse vers Hector, les tacticiens choisissaient Ulysse, les thuriféraires de l’amour paternel Priam, les esprits ambigus et virils, Patrocle. Quant à moi, qui ai consacré une partie de ma vie à boire de l’alcool et l’autre à grimper sur les immeubles, je me retrouvais dans Élpénor qui mourut en tombant dans l’escalier de Circé après avoir abusé de vin.

Si nous aimons à nous identifier aux héros grecs, c’est qu’aucun d’entre eux n’est parfait. Le temps du Dieu monothéiste lointain et abstrait n’était pas advenu. Nous vivions l’âge des divinités faillibles, attachantes, car elles dansaient sur les bords de leurs propres abîmes.

Les Grecs aimaient tant rendre des comptes au réel que même le divin recelait ses failles ! Les dieux n’échappent pas à l’œil critique d’Homère. Aphrodite et Athéna, par exemple, se révèlent capables de se crêper le chignon comme deux harengères du Pirée.

Dans l’éclat du merveilleux chatoie toujours la limite des choses.

Cela rend proche et amicale la lecture d’Homère.

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