LA MALÉDICTION DE LA DÉMESURE
C’est alors la culmination de la détresse achéenne. Le mur est prêt à céder. Dans l’Iliade, le mur symbolise la protection et la souveraineté en même temps que la limite assignée à la société. Un mur, comme une frontière, est un trésor précieux et le malheur menace quand la brèche est ouverte. Deux mille cinq cents ans après Homère, les promoteurs d’une planète aplatie, sans nations ni frontières, devraient un jour s’asseoir à l’ombre paisible d’un rempart et méditer l’Iliade.
Ils s’engouffraient par rangées. Apollon était à leur tête,
tenant l’égide précieuse : il faisait crouler la muraille
facilement, comme au bord de la mer un enfant sur la plage
fait des châteaux de sable par fantaisie enfantine
et soudain par jeu, de la main ou du pied, les renverse.
(Iliade, XV, 360-364.)
Le front cède. « Tous à l’assaut des nefs », crie Hector, et les Troyens touchent aux bateaux grecs.
Ainsi donc il a fallu quinze chants pour en arriver là :
Hector saisit la poupe, et, sans desserrer son étreinte,
ne lâcha plus des mains l’étambot, lançant ses consignes :
Portez le feu, puis ensemble faites grandir la bataille !
(Iliade, XV, 716-718.)
Achille avait promis d’intervenir lorsque les Troyens atteindraient les bateaux.
C’est chose faite. L’heure est à l’action. Achille aurait pu s’inspirer, deux mille cinq cents ans avant qu’elle ne fût écrite, de la belle injonction de Fernando Pessoa : « Agir, c’est connaître le repos. »
Il aurait épargné ces champs de morts.
N’allons pas trop vite, il ne rejoint pas encore la mêlée. Il accepte, pour l’heure, que Patrocle s’invite dans les rangs des combattants, revêtu de ses propres armes. Une façon pour Achille d’envoyer son hologramme à la guerre.
Je donnai ma parole
qu’en aucun cas je ne renoncerais à mon ire avant l’heure
où le tumulte et la guerre auraient atteint mes navires.
Prends donc mes armes, toi, puis revêts-en tes épaules.
(Iliade, XVI, 61-64.)
Est-ce une ironie d’Homère ?
Ou l’occasion, pour lui, de rappeler qu’on n’échappe jamais à l’hubris, cette chienne enragée ? Achille tout à l’heure se métamorphosera en monstre de furie, et le voilà qui donne à son ami des conseils de tempérance.
C’est comme si Staline récitait l’Évangile, si Tariq Ramadan donnait des leçons de savoir-vivre ou si le sultan Erdoğan sur la plaine de Troie philosophait avec le roi d’Arabie Saoudite sur les droits de l’homme :
Ne va pas trop te laisser griser de tumulte et de guerre
en massacrant les Troyens, en menant jusqu’à Troie la bataille :
crains que ne fonde sur toi l’un des dieux qui sont et qui furent,
depuis l’Olympe.
(Iliade, XVI, 91-94.)
Celui qui sera le pire des monstres invite son ami à la retenue.
Il faudra se souvenir de ces vers quand nous assisterons aux carnages commis par Achille. Patrocle ne l’écoute pas. Et taille dans les rangs troyens des croupières sanglantes. Homère usera d’une expression saisissante pour désigner la rage de Patrocle : « l’égarement de ce fou ». Il tue Pyraichmès, Aréilycos, Pronoos, Thestor, Érylas, Érymas, Amphotère, Épaltès...
Il dépasse les bornes, faute suprême. Comme dans toute histoire homérique, il sera puni par là où il a péché. Toute violence contient en elle sa condamnation. Toute démesure appelle le retour du bâton. Soudain, c’est la punition.
Patrocle est frappé par Apollon et occis par Hector d’un coup de lance au ventre. Alors parut pour ta vie, Patrocle, l’ultime limite (Iliade, XVI, 787). « Ultime limite » aurait pu constituer le sous-titre de l’Iliade.
Hector instruira le procès de cette âme prise de démence avant même que Patrocle ne rende son dernier soupir :
Misérable ! À quoi t’a servi la vaillance d’Achille,
lui qui t’a fait, à l’instant du départ, ses nombreuses consignes ?
(Iliade, XVI, 837-838.)
Nous n’avons pas fini de souper de l’hubris. La force aveugle se lève sur le pays. Les hommes passent, les troupes s’affrontent, les héros meurent, la démesure demeure et se transmet d’un serviteur à l’autre. C’est un virus. Une maladie psychiquement contagieuse. Cette fois, c’est Hector à qui l’égarement est inoculé. Dépouillant Patrocle de l’armure d’Achille, il s’en revêt, sans rendre d’égards au cadavre.
Zeus :
Ah ! malheureux ! Tu ne songes guère à la mort, qui est toute
proche de toi. Mais toi, tu revêts les armes divines
du guerrier le meilleur, que tous les autres redoutent.
Tu as tué son compagnon vaillant et aimable,
tu as privé ses épaules, son chef, contre l’ordre des choses,
de ses armes.
(Iliade, XVII, 201-206.)
Entendons bien ce mot le plus important du réquisitoire : « contre l’ordre des choses ». Chaque homme met en garde l’autre contre la démesure avant de s’en rendre coupable. L’homme est pathétiquement touchant. Il porte toujours sur les autres la lucidité qu’il ne possède pas à l’égard de lui-même. C’est la formulation mythologique de la phrase profane : « Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais ! »