PARIS

Belle, grande, blonde, mais impersonnelle. Elle n’a pas l’air « d’être à elle », comme dit Félicie. Elle fonctionne harmonieusement, sans le faire exprès. Elle me dévisage avec une exquise courtoisie, mais de commande. Me trouve-t-elle intéressant, sympa, gueule de raie ? Impossible à définir. Je suis simplement un usager (pas usagé pour autant, Dieu danke).

On a provisoirement remplacé les grands panneaux brisés par du contre-plaqué et balayé les débris. Les bureaux de l’Aeroflot ronronnent. Tout continue.

La môme Natacha (c’est moi qui viens de la baptiser ainsi) est prête à me brancher sur le service adéquat. Elle m’attend la suite de ce gracieux « bonjour, mademoiselle » que je te lui ai roucoulé, en lissant mes plumes, par-dessus son bureau d’accueil.

— Il s’agit d’un petit renseignement. Vous êtes française ?

— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde, répond-elle par l’affirmative, car t’as que les Françaises-Français qu’envoient les gens au bain turc de cette manière catégorique.

Je tire discrètement ma tricolore carte de mon intérieure poche (merde, v’là que je parle anglais !).

La lui laisse envisager sans ostentation.

Elle bouche bée, rougit un peu.

— Oui, je sais, fait-elle, je l’avais laissée en double file boulevard Saint-Germain, et quand je suis ressortie du cinéma, on l’avait embarquée à la fourrière. Je n’ai pas encore eu le temps d’aller la chercher.

— Je ne suis pas détaché à la voie publique, mon chou, car s’il en était ainsi, il y a lulure que j’aurais interdit la station des véhicules privés dans la capitale, à l’exception de ma bagnole et de celles de deux ou trois copains que j’aime bien naturellement.

Je renfouille ma brème. Un instant, l’inquiétude l’avait humanisée, Natacha. Puis la voilà qui retombe dans son attitude mannequine. Beaucoup de gens ont besoin d’être motivés pour devenir à peu près eux-mêmes. Y a que la douleur, le coït ou le besoin de déféquer qui les arrache du cliché où ils sont en faction.

— Vous étiez ici hier après-midi ?

— Parfaitement, à cause ?

— Vous connaissez Arthur Rubinyol, le grand pianiste ?

— Je l’ai eu vu à la télé, oui, pourquoi ?

— Et ici ?

— Ici ?

— Il est venu à l’Aeroflot dans l’après-midi d’hier, accompagné de deux messieurs.

Elle rhumanise d’un coin de frimousse.

— Ah bon, c’était donc lui ? Il me semblait avoir vu sa tête quelque part.

— Donc vous vous’le rappelez ?

— Oui. Il marchait avec une canne.

— Bravo. Qu’a-t-il fait, une fois dans vos locaux ?

Elle hausse les épaules.

— Moi, j’ai mon travail, vous savez.

— Essayez de rappeler vos souvenirs ; s’est-il par exemple approché d’un guichet ?

— Non, je crois qu’il s’est assis près des plantes vertes.

— Avec ses compagnons ?

— Je ne saurais vous dire.

— Et ensuite ?

— Il m’a semblé qu’il se rendait aux toilettes.

— Seul ?

— Il donnait le bras à quelqu’un.

— A un homme ?

— Je crois.

— Vous l’avez vu ressortir ?

— Non, mais j’ai été longtemps accaparée par un groupe de Japonais.

Voilà tout ce que je peux tirer de la donzelle.

— Vous ne pourriez pas faire quelque chose à propos de ma voiture ? me demande-t-elle.

— Je peux vous emmener à la fourrière pour la récupérer, qu’il propose, l’Antonio, toujours vif et trépidant.

Elle a des lumières d’espérance dans ses yeux d’azur.

— Et vous parleriez en ma faveur ?

— Je ne pense pas qu’il y ait grand-chose à « leur » dire, à ce stade de la sanction. Votre chiotte est déjà consignée dans de gros registres, à l’encre indélébile ; même si vous montiez sans slip sur le bureau du chef de dépôt, il ne pourrait que baver sur votre facture ; il vous faudrait la payer néanmoins. La vie est immorale.

Du coup, je cesse de l’intéresser. Un couple d’étrangers attendant ma place, je la leur abandonne.

Direction les gogues.

Quelque chose me turluzob : le déroulement de cet « enlèvement ». Un monsieur célèbre, comme Rubinyol, à l’esprit vif et autoritaire, ne se laisse pas entraîner par des inconnus, en plein Paris, sans regimber. Ils l’auraient embarqué d’autor, par surprise, dans une bagnole, je comprendrais. Mais ce séjour à l’Aeroflot où le roi Arthur prend le temps de s’asseoir, puis de se rendre aux chiches, tout ça sans moufter, alors qu’il y a plein de gens autour de lui et, attends bouge pas : des agents en faction devant l’établissement, jour et nuit… J’avais pas encore réfléchi à ça : les agents devant la lourde. Il aurait suffi qu’il les interpellât en passant. Conclusion : il était en confiance, le maestro. Ou du moins il n’avait pas peur de ses deux sbires et consentait à les suivre sans faire de rebecca.

Les toilettes sont désertes. Un murmure d’eau. Des effluves de désinfectant. On y passerait ses vacances. Que viens-je chercher céans ? Un indice ? L’indice de quoi ? Je visite chacune des cabines, mais t’as vite exploré un cagoince. Quand tu as maté la cuvette et la chasse d’eau, tu peux rentrer chez toi manger ta soupe et loncher ta bergère, ta besogne est terminate. Et puis les femmes de ménage ont fourbi les lieux depuis la visite du maître.

J’ai dans ma tête une musique triste : du Chopin, interprété par Arthur. Feu Arthur, mort si tragiquement, si misérablement. Les notes pleuvent de ses doigts merveilleux. Pourquoi ces vouatères ont-ils tant d’éloquence ? Est-ce bien l’endroit du recueillement que le petit endroit ? J’ai des aminches qui font un complexe de Murano et qui ont foutu des glaces partout dans leur appartement, y compris sur la face intérieure de la porte des chiches. Si bien que tu peux te contempler dans la posture la moins glorieuse de ton existence. Et méditer. Et comprendre. Et devenir mieux.

Je revois la noble carcasse de Rubinyol dans celle du piano. Ses cheveux blancs, ses épais sourcils servant d’auvent à la plus affûtée des ironies.

Pourquoi César Pinaud a-t-il disparu ? Parce qu’il était censé avoir vu des choses compromettantes ? Des choses qu’en réalité il n’a pas su voir, sinon il me les aurait rapportées.

Pourquoi Arthur s’est-il assis un moment avant de venir ici ?

Un grand type blondasse entre, avec un attaché-case à la main, l’air digne, distant.

Je fais mine de me laver les salsifis tandis qu’il va s’enfermer dans un chiottard où il commence par balancer un grand pet sauvage. Le coup de semonce. S’étant donné le « la », il se met à fredonner un air tzigane vachement laxatif.

Chacun s’organise l’existence à sa convenance, hein ?

Je sèche mes mains dans la soufflerie d’air chaud. Proche de celle-ci, se trouve un cendrier mural basculant. Et je le contemple parce que tes yeux, quand tu ne dors pas, tu dois bien les poser sur quelque chose, non ? Qu’autrement tu ne sais pas quoi foutre de ton regard. A défrimer cette conque métallique, je me l’approprie somme toute. Ce que tu contemples longuement finit par t’appartenir un instant, ou alors je te plains. Je découvre des poils dans la charnière du couvercle. Des poils longs et gris. Je fais jouer le couvercle. A l’intérieur du cendrier il y a des mégots de belle taille. Mais ce sont les poils qui m’intéressent. Ceux-ci sont coincés dans la charnière. Le bas de la touffe adhère à cette gaze spéciale dont on fait les postiches. Patiemment, je m’emploie à dégager ma trouvaille.

Le grand blond à l’attaché-case ressort, toujours aussi guindé.

Il ne pète plus, ne chante plus. Il vient de se quitter pour réintégrer cet aspect de lui qu’il a mis au point pour les autres. Il se lave les mains soigneusement, se sèche, rajuste son nœud de cravate, plaque une méchette rebelle au-dessus de son oreille et sort en me laissant son mépris, comme on dépose un pourboire dans une assiette de dame Pipi.

Ça y est : la touffe est à moi.

Voir Martial d’urgence.

* * *

Le Rouillé est un expert de grande valeur qui n’aura jamais d’avenir parce qu’il s’intéresse trop au passé. Toujours à regretter des trucs enfuis, cette betterave. Il chiale sur son enfance, son adolescence, les débuts de son mariage, l’avant-naissance de son premier, sa scarlatine, son accident de Solex, ses premières vacances aux Baléares. Il regrette le temps où il gagnait moins, où de Gaulle dirigeait la France, où Anquetil remportait les Tours de France et où on pouvait se faire sucer convenablement au Bois pour trente francs.

J’entre dans son antre alors qu’il est en train d’examiner quelque chose de jaune sur un linge blanc.

— Qu’est-ce que c’est ? m’intéressé-je.

— Les selles de mon petit dernier, commissaire ; depuis quelques jours il pleure la nuit, chose qui ne lui arrivait jamais.

— Quel âge a-t-il ?

— Deux mois.

— Comment peux-tu parler de « choses qui ne lui arrivaient jamais » ; faut bien qu’il commence, non ! Dis-moi plutôt ce que c’est que ça, bien que j’aie déjà mon idée sur la question.

Le Rouquemoute est un minutieux. Il place la touffe sur le valdingueur à rotule de son microscope.

— Une particule de sourcil postiche, commissaire, assure-t-il catégoriquement.

— Pas de moustache ?

— Non, commissaire : de sourcil.

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