La synagogue La Ghriba, dans l’île de Djerba, est un haut lieu de pèlerinage où les fidèles accourent du monde entier, le 33e jour de la Pâque juive, pour y faire dévotion. La plupart descendent dans l’hostellerie en face de la synagogue, espèce de caravansérail composé d’une vaste cour entourée de bâtiments plus que modestes. Des israélites pratiquants se contentent, par esprit d’humilité, de ces chambres sans confort où déambulent des insectes rébarbatifs. Mme Sarah Blum, qui tenait un magasin de confection dans le quartier du Sentier, à Paris, y séjournait depuis deux jours en compagnie de sa fille Rachel et de Max, son gendre. C’était une personne avenante et malheureuse que sa foi fortifiait beaucoup, la loi mosaïque régissait sa vie. Elle aimait la société des sages vieillards qui commentaient la Thora dans une odeur d’encens. Ils lui faisaient oublier les tracasseries de la vie moderne, si fertile en impôts, taxes, surtaxes et contrôles de toute nature. Mme Blum avait sorti de sa chambre-cellule l’unique tabouret qui s’y trouvait et l’avait amené contre un pilier afin que ce dernier lui servît de dossier. Elle s’abandonnait à la torpeur de cette matinée finissante. La chaleur pressante cernait le bâtiment comme pour l’écraser, mais les vieilles pierres tenaient bon et maintenaient sous les arcades une ombre qui paraissait presque fraîche. Mme Blum se mit à évoquer son passé parce que c’était toujours une chose « récompensante » à laquelle il faisait bon songer. Il contenait une fantastique quantité d’instants chaleureux, avec des enfants bouclés, des étreintes d’homme, des fêtes de famille qui sentaient la carpe sortie du four.
Un bruit léger troubla sa méditation. Mme Blum regarda les dalles inégales de la cour et aperçut une espèce de grosse fiente d’oiseau à quelques centimètres d’elle. Cela était sombre. Elle s’en étonna mentalement parce que les oiseaux ont des fientes claires. Elle allait oublier l’incident lorsqu’une deuxième fiente sombre s’aplatit près de la précédente. Et puis il en tomba immédiatement une troisième et une quatrième, et encore une cinquième avant que cette pluie ne devînt un ruisselet épais au débit presque continu. Mme Blum comprit alors qu’il s’agissait de sang. Elle se leva précipitamment pour courir dans la cour pétrifiée par le soleil. L’hostellerie comportait un étage que desservait une galerie extérieure. En regardant attentivement, Mme Blum vit une flaque pourpre sur la galerie que l’on avait construite légèrement en pente pour permettre aux eaux de pluie de s’écouler dans la cour.
Elle ne comprenait pas à quoi rimait cette flaque. Quelqu’un avait-il saigné un poulet sur le pas de la porte ? Elle trouvait ces façons pour le moins outrecuidantes. Mécontente, elle s’engagea dans l’escalier conduisant à la galerie.
Parvenue au premier, elle vit que le sang provenait d’une chambre. Il ruisselait sous la porte. Bien que toutes les portes se ressemblassent et fussent nombreuses, elle crut reconnaître qu’il s’agissait de celle du rabbin Moshé Inkerman. La digne femme trottina jusque-là, prenant soin de ne pas mettre les pieds dans le sang répandu.
— Monsieur le rabbin ! appela-t-elle en toquant le bois rugueux.
Personne ne lui répondant, elle se permit de tourner le loquet.
Chacune des chambres se composait d’un lit-grabat, d’un placard plus ou moins démantelé, d’un lavabo ébréché, jauni, à demi descellé, et d’un tabouret. Une ouverture étroite, tout en longueur, laissait passer la lumière en essayant de contenir la chaleur. Dans ce pays éblouissant, il suffisait d’un interstice pour éclairer une pièce.
Mme Blum vit le pasteur figé dans une posture incompréhensible au premier abord. Il se tenait agenouillé face à la porte, mais sa tête renversée reposait sur le lit. Il ne portait, pour tout vêtement, qu’un slip brun. Le rabbin Moshé Inkermann était un garçon très blond, très mince, avec une barbe d’or qui tire-bouchonnait bas, en deux volutes. En cet instant, il paraissait large, et même, songea Mme Blum, presque gros, parce que quelqu’un lui avait ouvert le ventre depuis le pubis jusqu’au thorax et que ses organes s’échappaient de son corps en une lourde masse désordonnée.
Son sang dérivait lentement. Des mouches mystérieusement alertées se pressaient déjà en nombre dans la chambre.
Mme Blum voulut hurler car il lui semblait que c’était la seule chose qui lui fût possible pour l’instant. Mais ses poumons restèrent bloqués et ses cordes vocales ne frémirent même pas. Elle resta là, à contempler l’horreur qui lui était proposée. Son cœur seul faisait du bruit. Son cœur et aussi les mouches bien entendu. Au bout d’un temps qu’elle ne sut apprécier, elle s’arracha à sa contemplation pour aller s’accouder à la balustrade de fer. Elle ne pensait à rien, strictement à rien.
Elle vit un homme jeune et ravissant, planté au milieu de la cour torride et qui paraissait chercher quelqu’un. L’arrivant était bien habillé, malgré la chaleur, et possédait un visage avenant. Il décocha à Mme Blum un merveilleux sourire.
— Je vous demande pardon, madame, lui dit-il en français, savez-vous où je pourrais trouver le rabbin Moshé Inkermann ?
Mme Blum savait.
Pourtant, au lieu de renseigner l’arrivant, elle s’évanouit.