ROME (suite) Ceci est le contrechamp de ce qui précède

Bien installé dans un fauteuil à oreilles, Aldo Petrini lisait un gros bouquin traduit de l’américain. De temps à autre il fronçait le nez à cause des odeurs de cuisine qui flottaient dans l’appartement. Depuis la veille, ce gros type débarqué de France passait son temps à dévorer, sous le prétexte qu’il avait sauté un repas à cause d’une grève chez le traiteur qui alimentait habituellement les vols Alitalia. Pour l’heure, son garde du corps se préparait des spaghettis aux saucisses, et des remugles d’huile chaude imprégnaient l’élégant appartement. Brave homme, au demeurant, ce Bérourièré. Franc-parler, manières rustaudes, mais flic efficace qui avait commencé par examiner l’appartement avec le plus grand soin, aveuglant les fenêtres qui lui paraissaient exposées, posant des verrous et une plaque de blindage à la porte, bref prenant toutes dispositions pour soutenir un siège le cas échéant. Il avait même fait évacuer la bonne, dont il redoutait les éventuelles conneries, affirmant qu’il saurait la remplacer aux fourneaux.

Content de soi, il bouffait, bouffait, en couvant Petrini de son autorité bienveillante.

Il y eut un coup de sonnette sur un rythme convenu.

— Bougez pas, j’vais mater ! cria Bérurier en surgissant, farineux, graisseux, luisant de sueur et vernissé de sauce tomate.

— C’est ma femme, intervint Aldo Petrini, je reconnais sa façon de sonner.

Plus prompt que son ange gardien, il courut à la porte, mit son œil au viseur optique du judas.

— Oui, c’est bien elle ! confirma-t-il.

Rassuré, Alexandre-Benoît Bérurier retourna à « sa » cuisine, soucieux de ne pas laisser s’attarder les spaghettis dans l’eau frémissante.

Petrini actionna serrures et verrous pour ouvrir à son épouse. Il était paniqué de n’avoir pas aperçu le petit Angelo en compagnie de cette dernière.

— Eh bien, que se passe-t-il ? demanda Aldo.

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Une forme sombre venait de bondir, refoulant la porte en grand : un homme à moustache, portant des lunettes de soleil. Il tenait un poignard à la lame très longue et très effilée à la main et piqua l’arme sur le ventre d’Aldo Petrini.

— Pas un mot ! fit-il.

De la cuisine, provenait un bruit de casseroles et les bribes d’un chant altier où il était question de matelassiers.

L’homme fit signe à la femme d’entrer et de refermer la porte.

Elle obéit. Petrini était vert de peur.

— L’enfant ? demanda-t-il à son épouse sans la regarder.

— Il ne craint rien, fit l’homme au poignard.

Puis il demanda en montrant l’intérieur de l’appartement d’un hochement de menton :

— Qui est ici ?

— Mon garde du corps.

L’homme eut un imperceptible sourire.

— Madame, chuchota-t-il, je vous demande de garder votre sang-froid, à cause du gosse.

Et quand il eut achevé de parler, d’un coup sec, il enfonça la lame dans les entrailles d’Aldo Petrini, après s’être arc-bouté comme s’il tentait d’enfoncer une porte. La femme ne comprit pas tout de suite. Aldo posa ses mains sur les épaules de son agresseur, plus pour se cramponner à lui que pour le refouler.

L’homme profita de la position de sa victime pour peser de haut en bas sur le manche du poignard. Le ventre de Petrini se déchira sans bruit et ses viscères se répandirent hors de ses vêtements.

L’assassin soutint Petrini afin qu’il pût s’allonger sur le tapis. La mère du petit Angelo se taisait toujours, regardant sans croire à la réalité des choses.

Le meurtrier essuya la lame de son couteau après la chemise de velours du mort ; puis coula l’arme dans sa poche.

— Vous irez chercher le gosse dans cinq minutes ! recommanda-t-il.

Il sortit prestement et dévala l’escalier désert.

La femme blonde l’attendait devant la porte, au volant d’une Fiat blanche.

— Et le môme ? demanda l’homme.

— Il joue toujours sur la pelouse, ne te tourmente pas pour lui.

La voiture disparut.


Dans l’appartement situé au deuxième étage de l’immeuble, une voix de mêlé-cass hurla depuis la cuisine :

— Vous auriez-t-il du parm’san dans c’te crèche ?

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