On gratte à la porte. Le bruit me fait sursauter car, jusqu’alors, l’inspecteur préposé à la garde extérieure toquait sur un rythme à lui. Illico, pour ne pas toujours dire dard-dard, ce qui est dégueulasse, je calamistre mon pote Tu-tues. Chosacchi rigole jusqu’aux gencives.
— Ne vous caillez pas, commissaire, c’est la mère Smoulard.
— Sa bonne femme ? fais-je en montrant le blessé.
— Oui. Elle vient le soir, quand tous ses mouflets sont dans les torchons, en accord avec le docteur.
Il va déboucler et une personne du genre lamentable pénètre. Une sorte de grosse fille bouffie, dont il est sûr et certain qu’elle deviendra une ogresse d’ici une dizaine d’années. Elle est spongieuse, flasque, jaunâtre, avec des lèvres décolorées, un bide que de mauvaises grossesses ont rendu irrécupérable, des yeux mémorables, des bajoues à la graisse rance et une odeur que je peux pas te raconter, sauf qu’elle est débandante en plein et qu’elle te donne envie d’ouvrir grande la fenêtre au vent du large, et grande la porte au représentant de la maison Printil. Car ce que les gens ont de pire que leurs sales gueules, crois-moi, c’est leur odeur, et ça, ça ne s’arrange pas en vieillissant.
Et alors bon, voilà la mère Smoulard qui entre. Elle est vêtue d’une robe en toile de sac et porte un sac taillé dans une vieille robe. Et la vie c’est comme ça maintenant, quoi, merde, elle peut pas rester toujours pareillement réglée comme du papier à moujik.
Elle s’avance, dandinante, jusqu’au lit, mais en nous regardant et nous saluant à chaque pas. Presque en se prosternant. Je lui fais impression. Notre nombre aussi. Car j’sais pas si tu te rends compte : trois flics dans une chambre de malade, ça se remarque. Et quand parmi se trouve Béru, ça fait encombrant.
Elle va donc au plumard où gît son vieux matou fané. Elle lui dépose une bisouille au front, comme on pique un bouquet dans la jardinière emplie d’eau fétide d’une tombe, pour la Toussaint. Et elle dit : « Bonjour, Joseph, ça va ? Comment t’est-ce tu te sens ? »
Et Joseph marque une réaction. Il fait « Gravvv gravvv ». Son épouse ajoute qu’elle lui a apporté un transistor tout neuf, cadeau qui lui a été adressé par les camarades de travail de la voirie. Et qu’avec on peut prendre Europe, Luxembourg au poil. Et elle branche le zinzin qui se met à glafouiller, siffler, éjaculer des giclées de Patrick Juvet tout autour, et qu’ensuite y a François Diwo, comme quoi une équipe de jeunes filles sans argent cherche un vieux gus riche avec une grande chignole pour les emmener en vacances sur la Côte. Et ça cause étranger par inadvertance, du fait d’un con de Chleuh qui s’est fourvoyé parmi nos kilocycles, je te demande un peu, ces gens-là, maintenant qu’ils ont fait grimper du lierre sur leurs fours crématoires, ils se croient tout permis.
Et la cacophonie finit par lui emberlificoter les portugaises. Alors elle coupe. D’ailleurs, si tu veux mon humble avis, Smoulard n’est pas encore en état d’apprécier les beaux récits épouvantables de Pierre Bellemare. Pour l’instant, ça joue du luth dans son sub. Sa Ninette s’avachit sur le plumard. Sa robe s’est retroussée et le Gravos s’hâte d’aller mater à bonne distance l’entrecuisse Renaissance à la jolie petite madame.
Ça a toujours été un rêveur, Béru, un nostalgique de la cressonnière. Une chatte entr’aperçue le plonge dans des féeries.
La scène entre les époux est touchante, quoique un brin laconique.
La Bouffie raconte sa journée à Joseph. La vie scolaire des trois enfants. Riri qui a encore des poux, d’à force de « côtetoyer » ces Bicots. Marlène qui lui a ramené un 4 en calcul. Gaétan qui a encore pissé dans son froc malgré qu’il va avoir sept ans. Et puis y a les voisins du dessus et leur boucan du diable. Et alors elle a reçu la note d’électricité et ils déconnent à pleins compteurs, l’Edéeffe, pour majorer pareillement. Ils confondent sa quittance avec celle des Galeries Lafayette !
Et à chaque phrase qui tombe de cet organe familier, le brave Smoulard fait « gravvv gravvv », manière de prouver qu’il lui file le train à sa viandasse, qu’il est encore dans le circuit malgré ses pattounes fauchées et son court-jus dans la théière.
Leur cinoche dure un bout, et pourrait durer toute la nuit, mais Mme Smoulard faut qu’elle doive rentrer, toujours biscotte les gamins que la gentille voisine d’à côté lui garde, vu qu’elle est seule depuis que son bonhomme a mis les adjas avec une serveuse de bar. Bon, ben elle a été ravie de constater qu’il est sur la voie à grande circulation de la guérison, son Joseph. Soigné aux petits oignons et en bonne compagnie de gens dévoués.
— Si vous voulez bien me le permettre, chère madame, je vais vous raccompagner jusqu’à votre domicile, proposé-je, ma voiture est dans la cour.
— J’y vais t’aussi, décide le Monstrueux, sans même me consulter.
Elle est aux anges, la daronne, d’être traitée duchesse. Ces messieurs empressés, ça lui vertigote un peu la coiffe. Elle cloque un bisou discret à son agonique. Rabat sa jupe, referme sa chatte et son sac. Debout ! Parée ! En route !
— Nous allons revenir, promets-je à Chosacchi en lui décernant une œillade entendue.
Dehors, Machin fait de la délectation morose. Y a plus de circulance dans les couloirs. Les infirmières de jour ont été remplacées par celles de nuit. Et tu as sans doute observé que ce sont les vioques en général qui se cognent la nuit. Les veuvasses défraîchies qu’ont pas de julots à border ou à turluter. Plus personne. Alors elles consacrent leurs nuits vides aux malades. De jour, elles sont moins seules. Ça se passe sans histoire : le traintrain.
Nous descendons. La nuit sent la voie ferrée, et pourtant y a pas de voie ferrée à proximité.
Béru s’empresse, galantin comme pas douze. Il ouvre la portière arrière de la dame.
— J’vous propose pas d’passer d’vant : c’est la place du mort, qu’il gazouille, le gros forban.
Elle enfourne toutes ses défraîcheries dans ma guinde. Tu crois qu’Alexandre-Benoît va monter près de bibi ? Que tchi ! Lui aussi, il prend place à l’arrière.
— Vous d’vez vous sentir terrib’ment seule, en c’moment, non ? qu’il attaque.
La Mme Smoulard convient qu’ô combien, en versant quelques larmiches sur sa tragédie.
— Chialez pas, ma p’tite poule, y s’en r’mettra, vot’cosaque.
— Il aura plus ses jambes ! larmoie l’épouse.
— Et alors ? Hein ? Et alors ? Il aura perdu du poids, c’est c’qui peut arriver d’meilleur à un gonzier, tous les toubibs vous l’diront. Bon, y a la question du radada à solutionner, j’vous le consigne. Y n’va pas avoir la même assiette qu’au paravent et d’vra limer plus en bordure, comprenez-vous ?
Non, elle avoue ne pas piger. Alors, de bonne grâce, il explique.
— Allongez-vous, qu’j’vous démontre. Ayez pas peur, mettez-vous en travers, passez une jambe l’long du dossier. Renversez-vous, j’ vous dis. Là, quand il vous calçait, Joseph, dans les naguères, y s’tenait comme ceci si mes déductions sont exactes. Y prenait appuil su’ les genouxes et les coudes environ comme j’vous représente là, non ?
— Oui, mais… fait la pauvre grosse, suffoquée.
— Banco ! tranche le Mastar. Comme doré de l’avant il a pu d’genouxes, faudra qu’y fasse av’c ses mognons, nous sommes bien d’accord ? C’t-à-dire qu’il s’ra posé ent’vos cannes comme une cafetière. C’sera donc à vous d’lu faciliter le turbin. Et pour ce, j’vois pas trente-six solutances ; y en a que vous savez combien ? Une ! Pas deux : une ! Va falloir qu’vous soyez bien à sa disposition, mon loup. Pas l’gêner dans sa caracolance, car c’est pas joyce d’êt’tronc. Alors vous me procédez d’la manière suvante : r’montez vos jambes l’plus haut que tu peux, en les t’nant pliées, pour faciliter la manœuv’, vous placez vos avant-bras sous chacun d’vos genouxes. Allez, allez, faites !
— V’s êtes réducateur ? bafouille la truie.
— Exaguete, mon petit. La vie, s’agit d’lu contourner les vacheries. Elle est pleine d’entourloupes. Mais on trouve la parade et c’est elle qu’est bitée en fin de compte. Alors, j’ai dit les jambes repliées. Plus haut ! Tirez fort av’c les z’avant-bras. Là ! Champion ! Et alors les jambons grands z’ouverts ! Allez, allez, pas d’complexion ent’ nous, ma fille ! J’pourrais êt’vot’ frère !
Je freine et stoppe pudiquement devant un bar-tabac. Ce gros sac me ralentit. Je voulais entreprendre la bergère de Smoulard pour tenter d’explorer le passé de ce dernier, mais le Sale Paillard l’entraîne dans les noires débauches. Note que ça risque de me la conditionner, la Doudoune.
Une rombière qui vient de se laisser glisser est moins réticente, son abandon joue les prolongations.
Je pénètre dans le troquet. C’est le rade de banlieue classique. Juke-box vociférant, corbeille à croissants rassis, présentoir à sandwiches desséchés. Œufs durs dont le jaune est vert. Distributeur de cacahuètes salées. Et les trois pionards habituels qui se ressemblent comme des frères à travers leurs couches de beaujolais village.
J’ai un léger coup de pompe. Purement moral. Le physique suit bien, merci. Ce qui m’enrage c’est de ne pas avancer dans cette affaire. Elle est pourtant schématique. Quatre types condamnés. Et ces quatre types sont supprimés inexorablement. On a beau foncer auprès d’eux, les « autres » arrivent à leur fin.
Ne reste plus que Smoulard. Mais dans quel état ! Pour lui, l’accident a été réel. Le sort a pris les devants pour le neutraliser et sans doute est-ce la raison pour laquelle on ne l’a pas encore équarri. En somme, c’est parce qu’il est pratiquement dans le coma qu’il vit encore. Dérisoire, non ?
Un pauvre bonhomme, avec une pauvre bonne femme, une pauvre petite vie, un pauvre destin…
Qu’est-ce qui me tracasse si fortement ? Je reconnais cet obscur sentiment de peur qui s’appelle pressentiment. La crainte d’un danger déjà en cours, dont on a la certitude sans définir cependant en quoi il consiste. Notre sixième sens en action.
Un loufiat dont la veste fut blanche et le visage rasé, mais c’était il y a longtemps : ce matin, m’interroge du menton. Je décide de m’acheter un double Ricard sans eau, avec beaucoup de glaçons. Ça m’arrive. Une espèce de thérapeutique à moi, ce coup de lance-flammes dans mon gosier.
Je regarde s’activer le serveur. Ses gestes machinaux me font presque envie. Peut-être que c’est sécurisant d’avoir à sa disposition un certain nombre de mouvements dûment mis au point et de les utiliser jour après jour en pensant à autre chose ?
J’écluse le dur breuvage, sans prendre le temps de laisser fondre les glaçons. Mon billet disparaît. Une grosse dame mécontente prépare ma mornifle dans la sébile. Sa caisse enregistreuse produit un bruit à la con, mi-musical, mi-mécanique… Un bruit qui me fait sursauter. Je bondis vers la lourde. Vite !
— Hep ! Vot’ monnaie ! crie le loufiat.
Son appel me fait changer d’avis. Je cramponne les pièces et fonce au téléphone. Je cherche dans l’annuaire, avec une fébrilité paralysante, le numéro de l’hôpital Jean-Claude Simoën. Administration, service des entrées, service de…
Et merde !
— Chambre 1214, je vous prie !
Saint Louis ! Naître à Poissy et mourir à Carthage…
— Il ne m’est pas possible de vous passer la chambre 1214 !
— Ici police. Je veux parler à l’inspecteur qui se trouve à l’intérieur. Et ça urge !
— Ne quittez pas !
Tu parles que je ne vais pas quitter.
— Allô ! fait Chosacchi ; comme ça, en deux syllabes bien distinctes, comme prononcent les poulets, bien souvent, j’ai remarqué. Ils disent allô comme « à l’eau », pareil.
— San-Antonio.
— Quelque chose qui ne va pas, commissaire ?
— Je n’en sais encore rien. Vous allez ouvrir la fenêtre. J’ai cru remarquer qu’il y a une espèce de bout de parc sur la gauche où vont se traîner les convalescents.
— En effet. Pourquoi ?
— Il est vide à cette heure, je suppose ?
— Je ne sais pas.
— Allez voir !
Médusé mais soumis, il obéit. Quand il dépose le combiné, le choc répercuté me froisse la trompe d’Eustache (de Saint-Pierre[18]). Je perçois le pas martelé du royco. Le bruit de la fenêtre rudement ouverte. Un léger temps. A nouveau le bruit des pas.
— Allô ?
— Alors, Chosacchi ?
— En effet, il y a un jardin mais personne ne s’y trouve.
— Avez-vous déjà pratiqué le lancement du disque sur un stade ?
De plus en plus basour, il dit :
— Nnnnon, non, jamais, commissaire.
— Eh bien, vous allez commencer. Prenez le transistor que la grosse saucisse de Smoulard lui a apporté tout à l’heure et jetez-le de toutes vos forces dans le jardin.
Pour le coup il réagit.
— Vous pensez qu’il est piégé, commissaire ?
— C’est une idée qui vient de me frapper ; il se peut que je me goure. Il est probable même que je me monte le bourrichon, pourtant faites ce que je vous dis, on ne peut se permettre de conserver un doute de ce genre sans réagir.
— Très bien, je vais jeter ce transistor. C’est un peu dommage car il est tout neuf…
Ma grand-mère qui était, je te le répète, une personne riche en proverbes régionaux déclarait volontiers : « A chaque dommage tout le monde s’en va » ; et dans sa bouche cela signifiait que la perte des biens matériels importe peu.
Chosacchi dépose à nouveau le combiné sur la table et, à nouveau je ressens un titillement désagréable au creux de ma baffle.
Ce n’est rien en comparaison de ce qui succède presque immédiatement. Un boum d’apocalypse. Fantastique. Et ce qu’il y a de plus terrifiant, c’est qu’il est interrompu net à son début, probable parce que l’appareil téléphonique a valdingué chez Plumeau ?