Je dis à Saälkonaar :
— Figurez-vous que j’ai la proposition du siècle à vous faire, Pietr. Bien que vous soyez un assassin…
Il tressaille.
— Ne prétendez pas le contraire : la fille est morte et nous avons bien failli y passer. Bien que vous soyez un assassin, reprends-je, et bien que j’appartienne à la police, j’écrase le coup (si j’ose m’exprimer de la sorte) et ne vous remets pas aux mains de mes confrères finnois pour peu que vous m’aidiez à retrouver les gens qui vous ont manipulé.
Il pâlit :
— Je ne sais rien d’eux, bafouille-t-il.
— Dommage, car je vais vous driver droit chez les flics après avoir laissé mon copain calmer ses rancœurs. Il s’est payé un valdingue dans un marécage qu’il n’est pas près d’oublier.
Pietr hausse les épaules. C’est un sportif. Un costaud. Il n’a pas peur, physiquement.
— Je ne sais rien. Tout s’est passé si vite. Après que vous ayez fait téléphoner pour affréter mon zinc, ils sont arrivés au club. Ils étaient au courant de votre coup de fil.
Je le stoppe :
— Dès que j’ai eu fait téléphoner, dites-vous ?
— Pas cinq minutes après !
Putain, ce coup de projo sur l’affaire ! Si les « autres » savaient que je venais de commander un hydravion-taxi, c’est parce que Chaglaate les avait prévenus. Elle seule savait, et pour cause, puisqu’elle s’est chargée des formalités. Ma vanité en prend un coup derrière les oreilles. Ainsi son fameux coup de foudre était télécommandé ! Elle m’espionnait, la belle friponne ! Seulement on ne la tenait pas au courant de l’opération et on l’a sacrifiée, le moment venu, pour éviter ses indiscrétions ultérieures. Alors, si elle s’est « consacrée » à ma personne, c’est que quelqu’un lui en avait donné l’ordre dès que je me suis pointé à son canard de mes deux ! Ou je me goure, dis, l’Artiste ?
On m’attendait ! Attends, mais oui. Comment n’ai-je pas pigé plus tôt ? Ce journal incapable de produire sa collection complète ! Et ce rédacteur en chef nouveau promu qui ne savait rien. Toute la rédaction changée… Bidon ! Bidon ! Poudre aux z’œils ! On savait que je me pointerais pour éclaircir cette histoire de photo. Les « autres » menaient une enquête parallèle en France. A preuve : ils ont scrafé l’imprimeur, téléphoné à la professeur Léon, visité Nicéphore Péloche et donc, suivant scrupuleusement notre trajectoire, su ce que nous avons appris. Aussitôt, ils ont agi pour préparer un comité d’accueil à Helsinki. Si ça se trouve, Chaglaate ne faisait pas partie du journal, et le dénommé Kipeët Pluokksonkuü non plus. On les a parachutés au canard pour notre usage exclusif. Donc, en haut lieu, on couvre les agissements des mystérieux personnages…
Tu ne penses pas, toi ?
Eh ben moi, si !
Je fais au pilote une minutieuse description du pseudo rédacteur en chef qui nous expédia au Dypaä Cekkoneri.
— C’est l’un des deux hommes qui est venu à l’aéro-club !
Ouf ! On a du raisonnable.
Je tapote à la vitre séparant la cabine du véhicule de sa partie logement. Martinet se range aussitôt sous des arbres séculaires, nimbés de brume, et fait coulisser le carreau.
— La situation évolue ? me demande-t-il.
— On peut l’espérer. Mais il va falloir jouer serré.
— C’est parti ! Quel est le programme ?
V’là le Sana des grands jours. Blanc bleu, de chez Cartier ! Ne lui manque qu’un écrin de peau rouge, doré au fer. Tout est net, limpide, décidé. L’harmonie totale des idées. Aucune contradiction.
— Il faut trouver un coin peinard pour téléphoner, fils. Tu vas chercher le domicile privé d’un certain Kipeët Pluokksonkuü, lequel est rédacteur en chef du Dypaä Cekkoneri. Tu vas l’appeler. Lui dire que tu as une communication de la plus haute importance à lui faire à propos de l’accident d’hydravion survenu dans la journée. Explique-lui qui tu es : un émigré, bûcheron de son état. Tu es en mesure de fournir du sensationnel. Seulement tu aimerais voir rémunérer tes informations. S’il est preneur, tu pourras lui rendre visite. Sinon, tu porteras ta marchandise ailleurs ; tu me suis ? Donne-lui toutes les précisions qu’il serait amené à te demander quant à ton identité, l’exploitation pour laquelle tu travailles, etc. Je te préviens qu’en agissant ainsi, tu engages ton bras nu dans une ruche pour essayer d’attraper du miel. Et tu sais que, lorsqu’elles sont nombreuses, les piqûres d’abeilles peuvent être mortelles ?
Martinet est sublime de bravoure.
— Ecoute, Sana, me dit-il, tu es mon pote, puisque tu me tutoies. Du moment que t’es mon pote, tu peux me demander de démolir leur Parlement à coups de cognée, je le ferai.
Cher homme ! Belle âme ! Con sublime ! L’héroïsme à fleur de Rasurel ! Ça existe donc encore.
Il repart jusqu’au bureau de poste central ouvert tout le jour, c’est-à-dire vingt-quatre heures sur vingt-quatre en cette saison (il ferme pendant six mois, n’étant pas de nuit).
Le gigantesque Flamboyant disparaît dans des profondeurs administratives.
Pour passer le temps, Bérurier garde son œil sauvage fixé sur le chronographe du pilote et, à chaque minute écoulée, lui décoche un parpaing dans la frite.
Il est comme ça.
Quand Martinet reparaît, j’ai l’impression qu’il a encore grandi, encore forci, encore roussi. Au sommet du perron des P.T.T., il ressemble au Fuji-Yama qui serait en éruption au lieu de rester toujours enneigé comme un con, sur les gravures japonouilles.
Il a la barbe hilare, le ventre plissé de contentement malgré sa gaine de muscles. Il revient au camping-car d’une démarche plantureuse. Le grand Ferré, je te dis ! Les forts ont leur force comme piédestal. Ils ignorent qu’elle est fragile et que de pouvoir tordre un fer à cheval avec ses mains ne confère pas l’immortalité.
Alors Martinet-le-puissant revient à nous comme l’ouragan retourne à l’horizon, sa dévastation accomplie.
— Ça baigne dans la résine, assure-t-il, car sa vie finlandaise l’a profondément marqué.
— Tu as eu Pluokksonkuü ?
— Oui.
— Quel genre de gus, au téléphone ?
— Ça doit être un gros type, il a une voix d’apoplectique grasse et essoufflée.
Bien ce que je pensais : le gars qui nous a reçus au canard n’était pas le véritable Kipeët Pluokksonkuü. Seulement, pour se faire passer pour lui sur les lieux mêmes de son travail, il fallait que la complicité du véritable Kipeët lui soit acquise. Logique. Mais bon, passons ! Et écoutons le providentiel Martinet qui fait notre printemps.
— Il a paru très intéressé par ce que je lui racontais. Il m’a demandé des précisions sur ma personne et, comme convenu, je les lui ai fournies. Ensuite il m’a recommandé d’être discret et m’a dit qu’il m’attendait à son domicile.
— Sensas ! approuvé-je. En ce cas, mon grand, il faut continuer à jouer le jeu.
— C’est-à-dire ?
— Tu vas chez ce gars et tu vois venir. Nous, nous serons prêts à intervenir s’il y a du bobo.
— Et je dois leur raconter quoi ?
— Tu as assisté à la chute de l’hydravion. Il y a un rescapé : un gros mec nommé Bérurier qui est miraculeusement sorti vivant de l’aventure en plongeant dans un marécage. Ce Bérurier est blessé, il raconte que le pilote a sauté en parachute alors qu’il n’y avait pas lieu, désertant appareil et passagers. Brode-leur un papier de ce style. Ils vont s’inquiéter de l’endroit où se trouve le blessé. Tu diras qu’il est à ton campement forestier. Ils te demanderont de les y conduire, accepte mais réclame du fric ; il faut qu’ils te prennent pour un gars qui entend faire monnayer son silence, tu saisis ?
— Au poil !
— Nous, on va se placarder dans ta chignole. Sois désinvolte et même si l’un des rigolos prétend monter avec toi, laisse-le grimper sans essayer de l’en dissuader.
Martinet se frotte les mains.
— C’est la Providence qui vous a fait tomber du ciel, déclare-t-il, moi je commençais à me faire suer la bite dans mes forêts.