Le Vieux promène le réflecteur de sa lampe de burlingue sur les cinq images alignées. Il les scrute à la loupe. Parfois, les interchange. Ou bien en sélectionne deux qu’il isole pour leur consacrer une plus grande attention.
— Oui, c’est indéniable, dit-il. In-dé-ni-able ! Il existe un lien de parenté entre tous ces gens. Oh ! la la, ça ne souffre pas la contradiction ! Savez-vous l’idée qui me vient ?
— Oui, monsieur le directeur, fais-je, car elle m’est venue à moi aussi. Arthur Rubinyol était un vieux queutard forcené. Il a passé cinquante ans de sa vie à arpenter le monde pour y donner des concerts. Alors il aura dispensé sa semence aux quatre coins et ses fredaines ont eu des résultats positifs : une fille en Finlande, un fils à Varsovie, un autre à Rome, un encore à Paris… La mystérieuse Finnoise et les trois assassinés que voici sont frères et sœurs. Nés d’un même père.
— Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les trois fils sont des enfants de l’Assistance publique, coupe le Vieux. Nous n’avions pas encore établi cette similitude.
— Au contraire, grogne Bérurier, ça cadre bien.
— Il est surprenant que, sur les trois mères, il ne s’en soit pas trouvé une seule qui ait reconnu son enfant, l’interrompt le Dirluche. Ça me paraît contre nature. Toutes les mères célibataires n’abandonnent pas systématiquement le produit de leur faute.
Ça y est : v’là Pépère qui jacte comme chez Mme la marquise avant la guerre de 70 ! Ça lui remonte, parfois, le beau langage fané de jadis. Il puise dans des formules moisies sans même leur filer un coup de chiffon.
Je réfléchis doucement, dans la mollesse de son burlingue. Effectivement, il y a là-dessous quelque chose qui ne cadre pas. Je sens que nous tenons le bon bout, mais ce bout s’entortille illico pour former un écheveau difficilement extricable. Ce que dit le Vioque est frappé au coin du bon sens des aiguilles d’une montre. Pourquoi en effet, si Arthur a procréé ces quatre personnages, leurs mamans ont-elles eu toutes les quatre la même réaction d’une affreuse bassesse qui fut de les abandonner à leur naissance ?
Et pourquoi, bien des années plus tard, alors que chacun avait fait sa situation sous des cieux différents, dans des milieux différents, des gens surpuissants ont-ils demandé au Groupe B 14 de les buter ? Et de buter Arthur ? En a-t-il été de même pour la jeune fille ? Fut-elle la première victime ? Est-ce la publication de sa photo qui a tout déclenché ?
La porte sacrée du bureau s’ouvre sans que quiconque ait crié gare, voire station, ou consigne, pas même buffet, lampisterie, ou bien : salle d’attente des premières classes !
J’ai jamais assisté à un tel forfait. Une pareille violation de lieu saint. Une profanation aussi caractérisée.
— Hello, darling ! clame une voix.
C’est l’Américaine. Superbe dans une combinaison en lamé argent avec des paillettes, une ceinture dorée, une bonne renommée en fourrure, un sac en croco, des escarpins argentés, de nouvelles lunettes à monture plus profilée et davantage cloutée de diamants made in Saint Gobelins.
Elle a pris son bain dans une baignoire emplie de parfum acheté à la droguerie d’en bas.
Elle nous salue d’un geste de foutebaleur venant de marquer un but.
Puis elle s’approche d’Achille, fait accomplir un demi-cercle à son fauteuil pivotant et se jette sur ses genoux. La v’là qui lui écrase la bouche de ses lèvres pivoine. Tant si fort qu’il asphyxie, le Dabe. Il est tout barbouillé de rouge. Tu croirais un poisson exotique. La Dyana te lui rebouffe la gueule passionnément en remuant son gros dargif quinquagénaire sur les genoux de Messire Pépère.
— Darling, conte with me ! elle roucoule entre deux baisers. Come to the hotel. I cannot wait again. My little cat is alone…
Tout ça. Elle lui télescope le glandulaire d’importance, cette grande éburneuse.
Le Dirlo se lève en titubant. Se laisse entraîner par sa bourrasque en lamé U.S.
— Je reviens, messieurs, il soupire, le temps de… de raccompagner madame. Je monte et je descends, un simple aller-retour. Ce sera rapide.
La porte matelassée de son antre se referme inexorablement sous la poussée du blount. Je demeure en tête à tête avec Bérurier. Sur le grand sous-main du Boss, les photographies ressemblent à des cartes à jouer.
A jouer un drôle de jeu.
Bérurier sort son Opinel pour se curer les chailles.
— Cette Ricaine, elle a un appétit d’enfer, rêvasse-t-il. Qu’est-ce on fait ? On attend que l’Achille aye tiré sa p’tite crampette, ou on s’ fait cuire un’ soupe ?
Sa question ne lève aucune réponse dans mon esprit. Je suis stagnant comme un champ de blé dans l’été, lorsque aucun souffle d’air ne passe sur les épis alourdis[21].
Je rebrousse l’enquête. Ça m’arrive dans les désespoirs de cause. Roméo de la recherche, j’escalade l’échelle de corde de la récapitulation pour retrouver les sources généreuses qui enfantèrent l’affaire[22].
Je récapitule les meurtres, la période finnoise, la visite d’Arthur Rubinyol à l’agence. Des gens rencontrés me surgissent, s’estompent. Je revois l’imprimeur éditeur clamsé, le troquet, la vilaine ogresse qui pondit ce chapitre sur les pays baltes (peau de Balte et balai de crin). Et ma sagacité retrouvée se met à butiner au-dessus du pavillon où Nicéphore Péloche existe faiblement entre sa femme pipeuse et son beau-dabe tyrannique auquel sa canne blanche d’aveugle sert de sceptre.
Et sais-tu why je m’attarde sur lui ?
Je vais tenter de t’expliquer. Qu’est-ce qui a fait éclater toute cette histoire à la : gomme, noix, con, graisse de cheval mécanique, flan, mords-moi-le-nœud, va-comme-je-te-pousse ? Une photographie.
Nous sommes well d’accord ?
Une simple photo.
Or (mais, ou, et, donc, ni, car) qui l’a pris, cette sacrée putasserie de vérolerie de cliché ?
Nicéphore Péloche.
Certes, il l’a seulement contretypé. Pourtant…
Je me dresse d’un bond (du trésor, qui en fait tant et tant, le pauvre).
— Allez, en route.
— Pour aller où ce que ?
— Bézuquet Plage.
— A ces heures tardifs ?
Je ne réponds pas. Une fièvre m’anime. Tout comme Hervé Bazin qui fut fakir : je suis celui qui marche une vipère au poing.