SARCELLES

— Salut, Albert ! T’as entendu les informes ?

C’est un type qui vient d’entrer. Un poivrot solitaire. Un vrai authentique avec des varices plein le pif, des yeux qui jouent au yo-yo dans de la vaseline et une tremblote de manieur de marteau-piqueur à la retraite.

Et boum, voilà qu’il tonitrue l’attentat de l’hosto. Moi, je ne sais pas ce qui m’arrive, mais je n’ai pas envie de parler de ça avec la fraîche veuvette. Je préfère la laisser à ses ignorances. Alors je m’hâte de causer fort, de commander une salade aux petits lardons, bien que, des petits lardons, y en ait eu dans le petit salé. Et puis le plateau de frometons radine, presque tout seul, tant certains calandos sont en débandade. Suffit de le convoyer, comme on drive un troupeau de dindons à l’aide d’une longue perche corrective.

M. Béru, Maâme Smoulard, s’en mettent plein les cornets. Et d’arroser, et d’arroser à grands flots de beaujolais. Elle songe plus à son tronc, la Fétide. Oublie (pardon : oublille) ses chiares et la mère Lantier qui les garde. Le Mastoche lui fourlingue dans le bustier et sous les jupes, entre deux mafrages ; comme quoi dit-il, cul et bouffe sont indissociables. L’un n’est que le complément de l’autre et lycée de Versailles.

La converse, dans le restau, est animée. Cette explosion : les morts, blessés, l’hôpital Jean-Claude Simoën, si neuf, pimpant, équipé bien pour vous empêcher de canner, quoi que vous eussiez ! T’avoueras ! S’ils » s’en prennent aux malades, maintenant, les terroristes, merde ! Dans quelle société qu’on vit, mes pauvres ! Des bêtes malfaisantes, quoi ! Faudrait les détruire comme les rats dans une cave. Les passer au lance-flammes, bien tout carboniser et disperser les cendres, bordel !

— Dites, ma chère Mimiche…

Elle glousse, vu que le Béru lui a glissé trois salsifis dans la moniche. Elle articule à travers son Bleu de Bresse, que c’est pas raisonnab’. Il pourrait attendre un brin, ce polisson.

— Mimiche ! ré-appelé-je patiemment.

Béru sort sa main vagabonde du slip de la veuve afin de la porter sur le plateau fromageux, ce qui ne constitue pas une forme d’exil en soi pour ces cinq doigts avides de découvertes tactiles.

— Mgnouff, mgnouff ? me répond enfin la ci-devant compagne de l’éjambé.

Je tire la photographie de la mystérieuse Finlandaise et la lui tiens sous le nez sans trembler.

— Connaissez-vous cette femme ?

Elle regarde, s’arrêtant un court moment de mastiquer pour m’astiquer l’image de sa prunelle atone.

— Je… non.

— Vous m’avez paru hésiter.

— Non, non, parole : j’la connais pas, c’est qui est-ce ?

— Une personne que nous recherchons.

— Elle a fait quoi t’est-ce ?

— Nous n’en savons rien.

— Alors pourquoi que vous la recherchez ?

— On nous a demandé de le faire et nous obéissons. Nous sommes des espèces de soldats, voyez-vous. Obéir, tel est notre sort.

Ça lui fait flamber les fesses et les prunelles. T’as encore des individus à qui l’évocation militaire produit de l’effet.

— Vouais, j’comprends, murmure-t-elle, en extase. J’comprends…

Et elle reprend du fromage.

Mais bibi n’est pas joyce dans sa pelure. Il se dit que la Smoularde, quoi qu’elle en prétende ou même en pense, a eu une réaction devant cette image. Pas nette, certes. Ça été fugitif. Une molécule de surprise, aurait-on dit.

— Dites, Mimiche ?

— Mgnouff mgnouff ?

Elle a gardé le fameux carré de l’Est glorifié par Béru comme apothéose. C’est le dernier carré de la vieille garde sur ce plateau désert. Le père Albert fait la gueule en assistant à l’engloutissement de ses fromages. Il s’avance en chaloupant because une guibolle fanée qu’il doit faire pivoter avant de la décoller du sol pour la placer un peu plus loin.

— Hé, dites, les gars, grogne-t-il, j’espère que vous me laisserez la vaisselle et le mobilier.

Béru le foudroie d’une œillée délétère :

— Hé, oh, l’père, su’ la carte, y a bien de marqué « fromage à discrétion », non ?

— Peut-être, seulement vous, c’est pas la discrétion qui vous étouffe !

Je calme le brave homme d’un :

— On paiera en conséquence, cher monsieur.

Puis, revenant à la veuve-sans-le-savoir :

— Mimiche !

— Mgnouff mgnouff ?

— Escusez si j’vous d’amende pardon, mais faut que j’aille à la licebroque.

Il écarte la table, renversant une bouteille vide et s’en va vers les cuisines, endroit auprès desquels se trouvent immanquablement les gogues dans les établissements de cette classe. Cet instant de tête-à-tête n’est pas fait pour me déplaire.

— Mimiche !

— Mgnouff mgnouff ?

— Faites-moi plaisir…

Ses beaux yeux de vache s’emplissent de tendresse spontanée.

— D’accord, mais faut que j’vous avertisse : j’suce mal. J’sus d’une famille de modeste extradition où on n’a pas appris les bonnes manières.

— Il ne s’agit pas de cela, douce amie.

Un regret dénoue son sourire angélique.

— De quoi alors ?

— De cette photo.

Je la lui tends une nouvelle fois.

— Cherchez bien, au plus secret de votre mémoire. En la voyant, vous avez marqué un temps d’arrêt comme… Comme si elle vous rappelait quelque chose. Etes-vous convaincue de n’avoir jamais rencontré cette femme ?

— Ça, assure Mimiche Smoulard, pour être conne-vaincue, j’sus conne-vaincue : j’ai jamais vu cette fille. Mais alors au plus grand des jamais.

— Pourtant… Car il y a un pourtant, ma chère ravissante dame. Je vous jure que vous eûtes, en posant votre œil de velours sur cette photo, une sorte de léger sursaut.

— C’est possib’, admet la déesse du Gros en me balançant au visage un rot discret, mais fortement chargé en carré de l’Est dans la force de l’âge.

— Qu’est-ce qui l’a motivé ?

Elle sourcille :

— Vous voulez bien me répéter vot’ question, j’ai pas comprise.

— Qu’est-ce qui vous a fait tiquer ? Il est primordial, je veux dire vachement important que je le sache.

Elle hausse ses frêles épaules de déménageuse de pianos.

— Vous allez dire que j’sus conne.

— Non, madame Smoulard, je ne le dirai pas.

— Eh bien, à première vue, j’ai trouvé que c’te femme ressemblait à mon mari. C’est idiot, hein ?

Le silence qui suit ressemble à celui qui entoure l’instant de la quête dans une cathédrale écossaise. Il est d’une pureté d’eau distillée.

Puis, moi :

— Auriez-vous dans votre sac une photo de votre époux, Mimiche chérie ?

— Oh, oui, bien sûr. Mais là-dessus, il a encore ses jambes, ça n’a pas d’importance ?

— Non, Mimiche, ça n’en a pas.

Elle me présente un cliché intéressant par sa profonde neutralité. Les cons, entre mille spécialités, ont celle de se photographier pour ne rien dire. Ils aiment se flasher à table, ou bien devant un mur, voire encore sur un fond de ciel. La photo proposée par Mimiche me révèle un Smoulard plus jeune de cinq ans, saisi dans l’instantané d’une pose longtemps tenue à la suite de savants réglages focaux. Le coin d’une immense serviette de table est passé dans son col. Il lève son verre à la santé du photographe et il regarde l’objectif comme s’il s’agissait d’une vendeuse en chaussures lorsqu’elle puise dans les rayons du haut.

Je place les deux images côte à côte.

— C’est bête, n’est-ce pas ? balbutie Mimiche en rougissant.

— Non, ma chère : c’est frappant !

Et comment ! Tu jurerais le frère et la sœur ! Presque jumeaux !

— Joseph avait, enfin : a des sœurs ?

— Personne, c’est un môme de l’insistance publique !

Béru revient, violet de surexcitation.

— Tonio, t’ sais que’je viens d’apprendre qu’est arrivé ?

Je lui fais les gros yeux et il s’écrase.

— Quoi donc ? demande la Mimiche intéressée.

— Rien, rien, module l’Enflure.

La dame Smoulard le considère d’un air dérouté :

— A cause qu’tu me regardes comme ça ? lui demande-t-elle.

Mon camarade hoche la tête.

— A cause d’rien, ma gosse. Simp’ment, j’m’f’sais la réflexion que le noir d’vrait bien t’aller, tu verras.

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