SAINT-GLINGLIN-SUR-LOING

Je suis pas raciste, mais franchement, les rouquins de la trempe de Mathias, t’es obligé de baisser ta vitre au bout d’un moment.

C’est insistant comme odeur ; outrageant, presque, moi je trouve. Ça désoblige l’olfactif. Ça porte au cœur en catimini. A force qu’on roule dans les banlieues lointaines qui finissent par se changer en proche province, j’y tiens plus de ses senteurs fauves, à l’Incendié. Avec ça qu’une nuit à peu près blanche te barbouille l’homme, tu comprendras que, sournoisement, je dégringole ma glace.

Frileux, la Carotte remonte le col de son veston, comme le font les condamnés à mort au théâtre avant de se mener fusiller, vu que ça frappe le sentiment du public, ce geste, cette attitude clochardienne.

Je crois bon de me justifier.

— J’ai les paupières lourdes, comprends-tu, fils ?

Il sourit.

— Oui, et je fouette, n’est-ce pas ? Il faudra qu’aux prochaines vacances je me mette au point un déodorant, un vrai. Tous ceux que j’ai essayés ne faisaient qu’accroître mon odeur.

Je proteste pour la forme ; respect humain oblige :

— Tu débloques, mec !

— Non, non, commissaire, je suis au courant. Le drame, c’est qu’on ne se sent pas soi-même, comprenez-vous ? C’est à force de voir les gens froncer les narines autour de soi qu’on finit par avoir des doutes. C’est un de mes gosses qui m’a affranchi, un jour, au cirque. Je lui faisais visiter la ménagerie. Il m’a dit : « Ça sent pire que dans ta chambre ! »

Mathias a un rire creux, lointain.

— Notez, ajoute-t-il, qu’il y a des femmes que ça excite. Elles prennent ça pour une garantie de virilité.

— J’espère que tu ne les déçois pas ?

Il ne peut pas rougir, c’est exclu, mais il a un ébrouement silencieux :

— Oh, moi, vous savez : bon époux, bon père, boulot-boulot, j’ai une vie sentimentale sans histoire.

— Tu ne vas pas me dire que la Claudette te file pas un petit coup de polish sur Nestor, quand vous êtes seuls ?

Ça lui coupe le sifflet. Il demeure silencieux. Qui ne dit rien consent. Lui, c’est plutôt qui ne dit rien, qu’on sent !

Et nous voici devant un panneau bleu sur lequel est rédigé en blanc : « St Glinglin s/Loing » parce que les panneaux indicateurs (de police en l’occurrence) ont tous les mêmes dimensions, que la localité se nomme Saint-Lô ou Saint-Glinglin-sur-Loing.

— C’est ici, déclare le Brasero, content de la diversion opportune.

Je lève le pinceau et roule à l’allure d’un corbillard en maraude. Saint-Glinglin-sur-Loing est un gros bourg qui s’étire sur la rive droite du, tu sais quoi ? Loing ! Il ne comporte qu’une rue principale, vachement principale, bordée de maisons d’un côté et de Loing de l’autre. J’aime les toits d’ardoise des demeures cossues, le cinéma Kursal, le garage du Loing, l’église Saint-Pierre-Paul-Jacques, le grand magasin des Dames-du-Loing, le groupe Jean-Jaurès, la poste, la poissonnerie Carpala, les Messageries de la Presse, la polyclinique du Dr Touchérec, la mairie, la boucherie Paul Dagnot, la pharmacie de l’angle, le Hall de l’électroménager, l’Hôtel du Loing, la boulangerie Jean Fourne, la gendarmerie, les Caves du Loing, le Palais du Meuble, le café du Petit Loing, l’Auto-Ecole Viradroite, le Tabac du Voltigeur, le cours de danse de Mlle Jeté-Bâtu, les Cycles du Loing et enfin, oh ! oui ; oh ! yes ; oh ! da ; oh ! si : la maison de retraite des Chauffeurs de Taxis Parisiens, dont le fort portail peint en vert bronze est sommé d’une banderole de fer, verte itou, très véry jolie bioutifoule, sur laquelle on a rédactionné la raison sociale de l’établissement en caractères de La Bruyère dorés.

Je stoppe à droite de la rue, c’est-à-dire sur le quai du Loing (tout proche). Je me sens extrêmement vaseux, car je ne sais pas si tu te rends compte ? Cette soirée pourrie, l’escapade à Bézuquet Plage. Et maintenant une autre près de Moret, attention au gugus !

Je me pince le haut du nez.

Vertige ! Y a des étincelles sous mon scalp.

— Avalez ça, monsieur le commissaire ! ordonne Mathias.

Il me présente une pilule verte que je gobe sans barguigner.

— Restez un instant immobile, adossé à la voiture.

C’est un brave gars, ce Rouquemoute.

Le miracle s’opère rapidement. Comme quand tu te débarrasses de fringues boueuses et que tu te sens plus léger et plus sec.

L’horloge de la mairie sonne cinq coups bien timbrés.

— C’est un peu tôt pour les visites, non ? murmure mon collaborateur.

— Non, les gens qu’on réveille sont moins aptes à mentir, n’ayant pas revécu depuis leur sommeil. Viens !

La grille, quoique monumentale, ou sans doute parce que monumentale, n’est pas fermée. Je la pousse. Elle s’écarte. Une grande allée goudronnée mène à une grande bâtisse décrépite.

L’horloge de l’église sonne cinq coups encore mieux timbrés que ceux de la mairie, parce qu’assenés de plus haut. Le petit parc mal entretenu dégage une odeur de matin fou et de vieille pierre moussue. Déjà, le rossignol de service pousse sa première goualante dans un arbre drôlement séculaire pour son âge, moi je te le dis ! Nous escaladons le perron. Les volets dépeints sont clos, la double porte vitrée est protégée par des grilles de fer forgé que ça représente des tulipes, mon vieux, tel que je te le dis. Ne reste plus qu’à sonner.

Ce dont.


Elle paraît ne pas très bien piger, Mélanie. Faut dire qu’elle roupille encore dans sa graisse. Sa chemise de nuit pend par-devant, dans le sens de son bide et de ses loloches cataracteux, donc, dans le sens de l’Histoire. Elle a enfilé par-dessus un imperméable et, mon coup de sonnette étant impératif, n’a pas pris le temps d’emboucher son dentier.

Elle a ce lourd regard éperdu des vaches qui réclament le taureau en exprimant leur vœu sur la croupe de leurs compagnes.

Ma première narrade n’ayant pas suffi, je réexplique que nous appartenons à la police parisienne et qu’une affaire de la plus haute importance nous oblige de recueillir la déposition du prince Boufftapine. Nous nous doutons fort bien que le prince dort à cette heure tardo-matinale, mais il convient de le réveiller, coûte que coûte, quitte à lui administrer un quart de comprimé de Ronflix ensuite pour le reconnecter sur sa fin de nuit.

Mélanie (c’est moi que je l’ai baptisée ainsi au plus pressé) réfléchit, passe sa dextre sous son imper pour s’onguler la croupe démangeante et finit par secouer sa grosse tronche ancillaire.

— Lé prince Boufftapiné, vous voulez dire le père G 7 ?

— Peut-être, consens-je, à condition qu’il soit à la fois russe et octogénaire.

Nouveau temps mort réclamé par la dame pour changement de pensée.

Puis :

— Ma, lé père G 7 il est morté !

Sais-tu à qui je me fais penser ? Non, tu ne peux le savoir puisque tu ne l’as pas connu. Un jour, y a déjà du temps, j’ai arrêté un jeune gangster sicilien. Bien entendu, mon premier soin a été de le désarmer. Il trimbalait un véritable arsenal : un pistolet automatique, un revolver, un lingue grand commak. Lorsque j’ai empoché son revolver, il a eu un cri :

« — Pas ça c’est ma mère qui me l’a donné : c’était çui de mon papa. »

Textuel. Et il s’est mis à chialer. Un coriace pourtant, qui venait de repasser un convoyeur de fonds !

Eh ben, mézigue, en apprenant la mort de Boufftapine, voilà-t-il pas que j’éclate en sanglots. Qu’à force de tant et tant de malchance j’en peux plus. Je suis épuisé. Tout ce rodéo pour conclure sur un pet du destin, un monstre pied de nez. Une fin de non-recevoir. Un bras d’honneur de ma bonne étoile ! Et tout qui part en couille, qui se dissipe, dilue, anéantit. Et le Vieux, mort de déshonneur, qui se fait ponctionner par la vieille Ricaine salope en guise de consolance. Pour oublier l’inoubliable ! Ah, misère ! Vite que je rejoigne ma base, chope ma Félicie sous le bras et l’embarque sous des cieux plus propices, qu’à la fin, merde, quand t’as tout fait, tout tenté, tout espéré, et puis que voilà… Oh ! mais ça ne joue plus, mon gars !

La Mélanoche, elle regarde pleurer la police en se grattant les noix. Elle s’enfonce les doigts dans l’ogne, par inadvertance, à travers sa limouille de noye.

— Ma porqué qu’il plore ? Porqué qu’il plore ? Elle demande à Mathias.

Mathias comprend, mais ce serait trop long à expliquer, comme ça, en pleine nuit au débotté, à une grosse vieille Ritale qui passe son temps à torchonner des séniles.

— C’était un vieil ami à lui, explique-t-il, à l’inspiration.

Les humbles, ça se contente de peu. A preuve : y a qu’eux qui fassent des économies alors que les riches n’ont pour épargne que leurs dépenses. Elle dit « Oui, oui », elle a compris. Un vieil ami. Elle en rajoute. Veut m’attiser le chagrin pour le justifier, tu comprends ? Que plus il sera intense, plus il aura raison d’être. Alors elle nous narre le père G 7, si gentil, de bonne éducation, à raconter sa Russie dorée avant que ces fumiers de cocos la dévastent et la goulaguent.

— De quoi est-il mort ? demande Mathias qui, bien qu’homme de laboratoire, n’en oublie pas pour autant qu’il est au service de la… Rousse !

— Il s’est fait écraser par une auto en allant au bureau de tabac à l’heure de la promenade, répond la vieille, l’accent italien en sus, mais j’ai la flemme de le transcrire, et puis ça fait con d’imiter des accents par écrit, presque autant que de les parodier verbalement…

— Et l’automobiliste s’est enfui ? je balbutie en surmontant mes dépressions.

— Oui.

— Cela s’est passé quand ?

— La semaine dernière. Il est enterré au cimetière de Saint-Glinglin-sur-Loing. C’est la tombe au fond, près de la cabane à outils.

Bon, que dire de plus ?

Mais heureusement, il y a mon Rouillé en pleine survolte.

— Dites-moi, madame, parmi vos pensionnaires, il doit bien se trouver d’autres Russes blancs émigrés ?

— On en a deux autres, oui : le père Teufteuf et le batelier de la Vodka.

Mathias me pousse du coude. Allons, un confus espoir renaît. Au fond de mes ténèbres danse la flamme incertaine d’une allumette de contrebande.

Vitos, j’interviens :

— Le prin… Je veux dire, le père G 7 était-il très lié avec ses deux compatriotes ?

— Pas tellement avec le batelier de la Vodka qui est un vieux poivrot qui trouve le moyen de se saouler malgré notre vigilance, mais il passait tout son temps avec le père Teufteuf.

— Quelle est l’identité du père Teufteuf ?

— C’est le comte Yabézeff.

— Il est ici ?

Et ce mot, ce cher mot, si bref, mais si confortable, si dopeur, si parfait, si coulant qu’il ne comporte ni boucles ni jambages, si rare qu’il n’est tissé que de voyelles : oui. T’as bien entendu ?

— OUI.

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