Le ministre retire ses mains de ses genoux croisés et fait craquer délicatement ses jointures arthritiques. Le bruit d’une noisette cassée. Il a un regard salement mécontent. Putain ! ce que c’est tristet, un grand supérieur en rogne ! Ça te gâche le bonheur de vivre. Il nous conspue de sa réprobation. Ses yeux morfondeurs s’attardent sur la calvitie du Vieux qui miroite au soleil du réflecteur de bureau.
— Très mal, répète-t-il, le quatrième homme va très mal ? Pourquoi va-t-il très mal, messieurs ? Qui est-il, au juste, ce quatrième homme ? Je ne sais pratiquement rien de lui, ce qui est irritant. Je veux son curriculum vitré, messieurs ! Il me faut la vérité pleine et altière. Parlez, je vous écoute ! Je ne suis plus qu’une oreille !
A cet instant, une plainte sort en basse exhalaison des goguemuches privates à Pépère. Un « ahrr » jailli des sens. Une onomatopée glandulaire. Un grincement viandesque. Le cul qui prend la parole. Je pâlis, comprenant que le gars Bérurier trompe le temps en lutinant la mère Dyana. Il doit lui placer une main volage au moulardin, et grand-mère repart au fade en catiminette.
Fort heureusement, le ministre est trop préoccupé pour avoir perçu ce soupir intense.
Vite, j’embraye :
— Le quatrième homme, monsieur le ministre, est un certain Joseph Smoulard, employé de voirie. Il conduit une benne à ordures. Il a une quarantaine d’années et vit dans l’une de ces merveilleuses réalisations de Sarcelles en compagnie de son épouse et de ses trois enfants. Il va mal, ayant été victime d’un accident la semaine passée. La chose s’est produite dans la gare où il prend son train de banlieue. Voulant attraper le convoi qui s’ébranlait, il a glissé sur le marchepied mouillé et il est tombé. Ses jambes ont été sectionnées à la hauteur des genoux. Néanmoins, une rapide intervention a permis de le sauver. Il se trouve actuellement à l’hôpital Jean-Claude Simoën de Sarcelles dans un état sérieux, ayant, de plus, subi un grave traumatisme crânien.
— Il est bien gardé, je suppose ? demande le ministre d’un ton aimablement menaçant.
— Deux inspecteurs se trouvent en permanence attachés à sa personne, l’un dans le couloir, l’autre dans la chambre même, répond le Déboisé.
— Croyez-vous que ces mesures soient suffisantes, compte tenu de la volonté d’action de nos adversaires ?
— Ces gardes du corps ont des consignes très strictes, monsieur le ministre ! s’empresse le Dirlo. Et nous n’avons pas désigné n’importe qui, croyez-moi. Ce sont des garçons triés sur le voleur.
— Songez que si votre…
— Smoulard, monsieur le ministre.
— … Disparaît, il en est fini de la possibilité d’éclaircir cette affaire. Ce mystère est ahurissant. Comment un vieux virtuose célèbre, un industriel italien dans la force de l’âge, un jeune rabbin d’origine allemande et un banal employé de voirie français peuvent-ils se trouver unis sur la liste noire d’une organisation terroriste ? Ces gens d’âge, de nationalité, de profession différents, n’ont apparemment aucun point commun.
Il se tait, car les bruits en provenance des cagoinsses privatifs du Vieux se font plus présents.
— Must quick ! Must quick ! râloche l’Américaine.
— Tiens, vieille vache ! Tiens, vieille vache ! rétorque Misteur Dubraque survolté.
— Ah, ça, qu’entends-je ? demande le ministre.
Le vieux Raboté s’affole.
— Dieu du ciel, je ne sais pas, monsieur le ministre…
Il ouvre sa fenêtre.
— Ça ne vient pas de la cour…
— C’est plus proche ! dit l’Excellence.
Comme pour lui donner raison, le funeste duo hausse le registre.
— Give me all ! Give me all ! hurle la vieille Pâmade.
— Ta gueule, charogne, t’vas m’faire déjanter ! proteste l’Enrogné.
Tout ça sur fond de bateau à aube remontant le Mississippi river.
— Enfin, il se passe je n’ose me demander quoi dans une pièce contiguë à celle-ci ! tonne le ministre.
Le Vioque se lève en somnambulant des flûtes. Il gagne les toilettes dérobées, ouvre la porte. Le bruit lubrifié d’une gigantesque baisouillanche s’engouffre dans le bureau.
— Non ! Non, il n’y a rien ! hurle le Dabe en se jetant dans ses toilettes pour y distribuer des coups de poing et de pieds. Rien du tout ! Personne ! Je ne vois pas qui produit ce bruïïïïïït ! Vlan ! Floc ! Bignt ! Ouye ! Tchaff !
Il ressort, essoufflé, rougeoyant, le regard injecté de rage.
Claque la porte.
Il nous revient, comme un qui meurt d’une balle dans le dos dont il ne s’est pas encore rendu compte. Se laisse tomber dans son fauteuil. Il est époumoné, vidé, en langueur agonique…
— Il n’y avait rien, chuchote le malheureux.
Le ministre hoche la tête.
— Mon cher directeur, murmure-t-il, vous ne me paraissez pas au mieux de votre tonus. Auriez-vous quelques petits problèmes consécutifs à l’andropause ?
Cette fois, il l’assassine, Achille. Le Déchevelé se redresse, bombe le torse, se raffermit de haut en bas.
— Moi ! Mais pas du tout, monsieur le ministre ! Footing tous les matins en survêtement, au bois de Boulogne. Vélo en chambre. Régime ? Pas de féculent, pas de graisse, pas de sucre. Massage bihebdomadaire. J’ai un corps de jeune homme, un cœur de vingt ans, l’âge de mes artères, bon pied bon œil, toutes mes facultés. Je peux vous réciter Corneille par cœur ! Et je le prouve : « Le chêne un jour dit au roseau : vous avez bien sujet d’accuser la nature. Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort, nous nous vîmes trois mille en arrivant au port. Donne-lui tout de même à boire, dit mon père. »
Il s’éponge le front. Rit torve, jaune. Barrit. Attend en se craquelant sous l’intense, l’interne poussée de l’appréhension.
Le ministre prend le parti de l’oublier. M’estimant interlocuteur en meilleur état de conversation, il me dit :
— Commissaire, vous allez vous occuper personnellement du cas Smoulard. J’exige la totale sécurité de cet homme. Plus d’accident fâcheux, n’est-ce pas ? Plus de « trop tard ». Vous lui arracherez la vérité coûte que coûte. M. le président est très énervé par cette histoire Rubinyol dont la presse de mon dentier n’arrête pas de parler ! Pourtant, l’actualité se refroidit rapidement d’ordinaire. Les cinq colonnes à la une se muent vite en entrefilet à la seize ! Ici, on dirait au contraire que le manque d’informations excite nos amis journalistes. La personnalité de la victime nous contraint de résoudre l’affaire. Il y va du prestige français et, partant, de la carrière de beaucoup de gens.
Ce disant, il fixe le Vieux.
— Me fais-je bien comprendre ? outrecuide-t-il à demander.
L’Achille, on lui aurait introduit un pétard dans l’oignon, mèche allumée, il se sentirait davantage à son aise.
— Tu parles ! blublutiale-t-il.
Le ministre se lève, reboutonne son veston.
La voix feutrée, mais toujours royale du Gravos remet ça :
— Ecoute, la mère, c’t’fois, j’te vas emplâtrer à la parisienne, mais t’avise pas de gueuler sinon j’te laisse en rideau. Enfin quoi, un coup d’bite c’est quand même pas l’matche Saintétienne-Liveurpoule !