FORÊT FINNOISE

Nous marchâmes, marchâmes et marchâmes encore.

Tant qu’à la nuit tombée nous étions comme morts.

Béru se déplaçait, vêtu de marécage.

C’est triste pour un homme dans la force de l’âge.

Reclus, comme Elisée, mais c’était de fatigue.

Nous finîmes par tomber, tous deux, en digue digue.

Je te laisse à penser ce que fut notre sort

Couchés, les pieds au sud, et les épaules au nord

Sous les bois aplatis des grands rennes arctiques

Qui ressemblent aux cocus du paléolithique.

Un qui serait vachement bité, c’est toi, hein ? Si je te finissais l’œuvre commak. Alexandrin le grand ! je sais pas pourquoi la mode s’en est perdue. C’était facile à retenir, ronflant, pompeux, plein d’envol. N’empêche que t’as eu des angoisses, pas vrai, bonne pomme ? Tu t’es dit : ça y est, l’Antonio vire sa cuti. Il fromage du bulbe. Il filamente de la matière grise, ce nœud ! Se prend pour un perruqué Grand Siècle. Le Nobel lui suffit plus : il veut être dans la Pléiade ! Grand-Croix de la Région d’honneur, c’était seulement une étape de sa carrière, au gueux ! Son fauteuil crapaud à la qu’à demi française lui flanque déjà des hémorroïdes. Son rond de serviette à l’Elysée, pas suffisant. Il cherche les culminances suprêmes. Du coup, ça t’a passé le hoquet, pas vrai, mon biquet ?

Allez, remets-toi, c’était pour rire, une facétie en passant. Un p’tit coup de rimons-rimace-mets-ton-cul-sur-ma-face. D’accord, je ne serai jamais adulte en plein ; et après ? Y a tellement de gamins qui le sont pour moi. Tant tellement de vieux cons que leurs râteliers mal arrimés empêchent de rigoler quand ils se coincent les burnes dans la fermeture Eclair de leur falzar.

Bon, passons.

Outre !

J’outre en outrançant.

La forêt. On y marche… On tombe d’exténuance à la nuit noire. Du sapin, du sapin, et re-sapin. Le vrai cauchemar. Au prochain Noël, je dirai à ma Félicie de mettre un cactus près de la crèche au lieu d’un conifère. Ça évoquera la couronne d’épines au bon Jésus. Qu’a pas eu que sa naissance, mais aussi sa mort, ce merveilleux bonhomme divin. Moi, ce qui m’intéresserait, c’est sa vie privée, au Fils de l’Homme. La période silencieuse, d’avant qu’il plonge, d’avant qu’il cause. J’aimerais quand il rabotait près du Joseph. Qu’il confectionnait des placards, jésus. Ce qui lui mijotait dans le cigare en ce temps-là. Avant qu’il rassemble tous ses péons : Pierre, Paul, Jacques et Dugenou ! L’ami Judas et ses trente deniers du culte. Ponce Pilate, Fonce Pilote. Oui, je voudrais le savoir avant les miracles, avant l’éclairage au néon. Bien peinardos dans l’atelier. Allait-il à la pointe, le soir venu, Notre Son Seigneur ? Et qu’est-ce qu’il bouffait avec sa galette de Sarrasin ? T’as pas soif de le connaître, toi, lorsque Marie lui lavait son linge sale en famille ? Et quand ils allaient croquer chez tonton Untel ou cousin Jules, les jours de fête ; des fêtes sans Noël, ni Pentecôte ou Ascension, bien sûr… Hélas, faut se contenter des Ecritures. J’aurais préféré son journal intime.


Nous sommes tombés dans un fourré. On crevait de faim. On hoquetait de froid. On s’est serré l’un l’autre, Béru et Bibi. Il puait la gadoue, la fange, il rotait le hareng. Moi, je souffrais de partout. Je vadrouillais dans les détresses éperdues, de celles qui t’apparaissent sans fin, sans suite, sans queue ni tête. Et j’avais mal à queue et tête de cet accident. J’aurais dû jubiler qu’on en soit sortis indemnes. Au lieu, je pensais à la petite Chaglaate qui voulait tellement m’épouser et qui restait brandie à la cime d’un pin du Nord.

Une moitié d’elle seulement ! Et j’en aurai-t’y vu des abominances au cours de ma vie active ! Tous ces gens qui me furent un instant vivants et qui me moururent aux nez et barbe, s’éclatèrent connement. Tout les induisait à continuer. Et puis, brusquement leur viande a déclaré forfait. On est tributaire de la viande, c’est con. On a un esprit si volant et zénithique. Mais la bidoche… Ah, l’horreur ! Et notre intelligence est noyée comme chatons en sac, chatons en Seine, entraînée âme et biens. Et bon, d’accord, on accepte la fin des autres, de celui-ci, de celle-là, du prochain, en espérant franchir la passe dangereuse. Gravelotte. Mais il pleut des calamités universelles. A nous couper le sifflet. Adieu, beau merle ! Tu sais que Machin est mort ? Et moi, dis, le sais-tu que je suis mort ? Que tu es mort ? Que tout était déjà fini à l’époque où tu croyais que tout commençait ?

On a dormi dans les froidures mouillées. On éternuait dans son sommeil. On claquait des dents en rêvant à des malédictions. Au cœur de l’obscurité, les rennes prenaient leurs élans, et les élans tiraient sur les rennes. Le bruit des six rennes aiguisant leurs ramures… Quelle noye ! Dieu que le son des cornes est triste au fond des bois ! C’est aux aurores que l’espoir nous est revenu. Impec dans son beau costume de lumière. Olé ! Y avait un grand monstrueux rouquin de deux mètres planté devant nous, qui nous matait, appuyé contre le tronc d’un Kuüdjatt. Longue barbe rouquinos, floconneuse. Le Père Noël selon Van Gogh ! Avec de grands yeux malencontreux[15]. Il nous a regardés réveiller. Béru n’en finissait pas de lâcher de la vapeur urbi et orbi, les contes de Pet-rots dans la forêt finnoise. Et pour meubler les intervalles — ou les intervaux, puisqu’on est en Finlande, on ne va pas se faire chier la bite avec des règles de grammaire française ! — il bâillait. Profond. Un vrai bailleur de fonds, comme il y a des mineurs de fond. On lui voyait les grosses amygdales verdâtres au premier plan, avec des festons blancs. Et plus profond l’œsophage en pleine forme. Et puis, tout au loin, un méandre d’empilations fétides. Ah, Béru : de tes lèvres à ton trou du cul, quelle croisière !

Et le rouquin le regardait bâiller, l’écoutait péter, le sentait roter, reconnaissait la caressante odeur des harengs marinés au bord de la Baltique. Et il chantonnait les Balteliens de la vodka, sans sa barbe rousse de rouquin. Il avait une cognée au flanc, le veau. Comme à Roncevaux, et j’imaginais en le contemplant, que le Suisse qui fendit la gueule de Charles le Téméraire devait ressembler à cela. Etre un géant roux, musculeux et calme. Avec ce regard pétrisseur. Ces membres d’hercule et cet air cul. Poireau qui s’en dédit !

Il nous interpella d’une voix de basse noble. Hélas finlandaise. Oh, le finlandais, je te mets au défi ! Pourquoi, mon Dieu ? Quelle idée ? Vous avez de ces jeux, quand le fichtre vous prend !

Je lui demandai s’il parlait anglais. Il me répondit « Nein ». Je lui proposai alors de dialoguer en allemand, il me répondit « No », ce qui te prouve bien, hé, seringue, qu’il ne parlait ni l’un ni l’autre de ces patois stupides.

— T’sais, pour viv’ dans les bois, son dialec’ lu suffit ! murmura Bérurier, complètement éveillé.

— Vous êtes français ? nous demanda alors l’homme de gros-moignon dans un français qui ne laissait pas à désirer et en lequel je crus déceler l’accent d’Aubervilliers.

Une double exclamation nous échappa.

— Vous aussi ?

— Tu parles, j’sus de Pantin (je ne m’étais pas gouré de beaucoup, tu n’as qu’à compulser une carte d’Europe et tu le comprendras).

Il nous résuma alors son histoire. Il était ébéniste décorateur dans la banlieue parisienne. Marié, l’idiot. A une femme adultère ! Le sut ! Voulut se suicider. La corde cassa sous son poids. Fut soigné. Guérit. Décida alors de vivre au fond des forêts les plus lointaines. Hésita à partir en Amazonie. Craignant la chaleur, préféra la Finlande. Vendit : sa 4 CV Renault, son Leica (la photo lui raffolait à l’époque), son transistor, sa chaîne hi-fi (qui était enceinte), ses disques classiques, la montre en or de son papa, la broche de sa maman, le tourne-broche de sa grand-mère, les livres brochés de son grand-père, sa collection de porte-clés, son teckel à poils courts, sa boîte à outils, le revolver à barillet de 9 mm avec lequel il n’avait pas tué sa femme, dix centilitres de foutre à la banque du sperme, trois litres de sang à la banque du sang, son œil gauche à la banque des yeux, son rein droit à la banque du rein, sa raquette de tennis à la banque de la raquette, une litho de Mose représentant une dame fraîchement (et involontairement) enceinte regardant nostalgiquement un film sur le Débarquement, le godemiché en ivoire de son oncle missionnaire, l’argent français qu’il possédait à la Caisse d’Epargne, ensuite de quoi s’embarqua pour la Finlande. Connaissant le travail du bois puisqu’il fabriquait des fauteuils Louis XV merdeux pour les sous-bourgeois surprétentieux, il trouva un emploi de bûcheron. Sa force, sa solitude, son ardeur au travail (en frappant chaque arbre il l’appelait Josette, du nom de sa pute) le devinrent bûcheron d’élite[16].

Il s’accomplit pleinement au soleil de minuit. Se trouva bien de cette existence saine. Il acheta un camping-car dans lequel il vit. Allant là où le sapin doit mourir, armé de cognées grand module qu’il sait aiguiser comme personne. Il a appris le finnois. Il sait parler aux z’hôtes de la forêt. Mange sobre : caribou et Ronron. Se branle un bon coup le samedi soir avant d’écluser un flacon d’akvavit. La vie est belle ! Il se taille des pipes dans les fûts de bouleaux du nord (des bouleaux du sud, t’en trouves pas en Finlande) ; et y fume de l’Amsterdamer dont sa garcerie de salope de bonne femme avait horreur, ouf ! Un sage ! Non, non, il retournera plus en France, plus jamais ! Ah, merde, ils se sont trop politisés, là-bas. Se font trop sodomiser le mental à coups de professions de foi gauche-droite. Vivent à l’heure des simagrées de partis. Sont des hébétés de la propagande. Et Marchais ceci, Mitterrand cela, ce fennec de Chirac qui clame que… Oh ! la la, classe ! P.C., P.S., P.D., R.P.R., S.O.S., C.G.T., F.O., R.G.R., E.N.C.U.L.E., et tous ces cons d’écouter, de marcher, d’analyser au lieu de leurs urines, qu’ils couvent probablement une saloperie pernicieuse pour être zozos à ce point. Emboiteurs de pas. Gobeurs de gélules vides. Tous, tous, jamais lassés. Le matin, aux premières aubes, la radio qui te turlure les tympans : la querelle du C.Q.F.D. avec le T.S.V.P. ! La rupture des bigorneaux Truc d’avec les moules Muche. L’avertissement du président Bigzob mettant en garde pour le prévenir le chef du parti Glinglin ! Ah, les cons, les cons jusqu’à la lie ! Les cons jusqu’à la mort. Et qui crèvent sans avoir su, ni seulement soupçonné un quart d’instant la monstrueuse sottise de ce circuit où on les projette. Moulinex vous l’offre ! Les mixeurs de Paris ! Et ce qui me mine le pire : ces beaux esprits, ces beaux talents qui sautent à pieds joints dans la ronde infantile. Qui viennent dire que, objecter que, déclarer que. Et moi je te déclare qu’ils ne vivent pas leur vie. Qu’ils enchient la vie des autres. Qu’à cause d’eux les saisons ne se font plus ! Ils nous enconnent. Et on ne réagit pas. Amen ! Amène encore ! Causez-nous de la S.F.I.O. d’antan, grand-père. Et ils étaient beaux comment, les bolcheviks ? Et le colonel de La Rocque, y mesurait combien ? Et le maréchin Pétal ? Et la société de demain-mon-cul ! Tu verras comme elle sera belle, grand con ! Empaffés ! Minus ! facteurs ! Mitoiteurs ! A la fois miroir et alouette ! Ils tournent si vite sur eux-mêmes, ces totons fringueurs, qu’ils finissent par s’apercevoir l’ogne et qu’ils veulent s’autofourrer ! Mais réveillez-vous, les gars, pendant qu’il est encore trop tard. Après vous ne serez plus là. Et vous n’aurez jamais su ! Donnez donc à votre âme les vacances qu’elle espère depuis qu’elle a collé à votre charogne. Ramassez un peu de terre, n’ayez pas peur, c’est pas sale : c’est de l’homme. Pétrissez-la en regardant le ciel. Et n’allez pas plus loin. La terre dans la main, le ciel dans vos yeux. Il n’y a pas d’autres idéaux, pas d’autres vérités. Silence : on tourne ! Autour du soleil !


Il s’appelait Martinet, le rouquin géant.

Il nous a demandé ce que nous faisions là. Nous lui avons dit le plus gros. Alors il nous a emmenés à son campinge-car. Il avait installé son camp près d’une source où l’on a pu se laver. Il avait du café, du saindoux, du pain noir, du renne en conserve et de l’akvavit. Bravo. Nous nous sommes réparés. Après il a mis la radio parce que ça allait être l’heure des informes, à Helsinki ! On comprenait pas, mais lui si. Il nous a dit que ça causait de nous. Ils en faisaient un vrai fromage, les gars de Finlande Inter. Un hydravion affrété par des touristes français. Un moteur en feu. Le pilote saute en parachute in extremis. Les malheureux passagers brûlés vifs…

Ce pilote héroïque avait essayé de jouer de l’extincteur. Mais, ouitche foutre bite ! Va-t’en, en plein vol, éteindre un incendie de bord. Poser l’appareil sur un lac ? Les commandes ne répondaient plus ! Alors qu’il y en a tant, de par le monde, qui ne répondent pas à la commande. Il a été brûlé gravement profondément à l’auriculaire, le pilote. C’est un type d’expérience, pourtant, un certain Saälkonaar, Pietr Saälkonaar. Pietr, anagramme de pitre ! Il est de retour dans ses foyers, au milieu de sa dame et de sa petite fille. Sa dame prénomme Karëlinä, la petite fille on n’a pas le temps de retenir. Des recherches ont été entreprises pour découvrir les corps des passagers. Une jeune femme qui servait d’interprète aux touristes françouses a été à moitié retrouvée dans une clairière (l’autre moitié, tu le sais, flotte au bout d’un pin du nord). On s’active. Fin.

Martinet espère des réactions de notre part. Il en obtient.

— On va rentrer à Helsinki, décidé-je.

— Je vous y conduis, décide-t-il.

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