La voix de Pinuche était plus blême que de coutume[2]. Plus tremblée.
Je l’interrompis net :
— Reprends ton souffle, exquis vieillard. Tu viens de baiser, de courir ou de faire une crise d’asthme ?
C’était seulement la surexcitation. Mon calme lui fit retrouver une respiration mieux appropriée à l’âge de ses malheureuses artères. Afin de le rendre tout à fait audible, je procédai au check-list d’usage.
— T’es-tu mouché ?
— Non.
— Alors fais-le.
Il se moucha.
— As-tu ôté ton mégot ?
— Non.
— Dépose-le sur le taxiphone.
Il le déposa.
— As-tu lâché le bouton du haut de ton gilet ?
— Non.
— Déboutonne !
Il déboutonna. Trop vivement, car celui-ci cascada sur la tablette de l’appareil avant de rouler au sol.
— As-tu toussé ?
— Non.
— Tousse !
Il eut une toux forcée qui dégénéra en quinte, laquelle entraîna une série d’expectorations aux provenances caverneuses.
— Je t’ai dit de tousser, non de te vider, Baderne ! A présent, dans le calme et dans la dignité, essaie d’énoncer clairement ce que tu as à me dire.
— C’est le maître, bêla mon vieux bêlier déglingué.
— Tu l’as perdu ?
— Pas exactement, mais…
Et il me raconta l’historiette que voici.
Arthur Rubinyol quitte notre immeuble. Un soleil de connivence[3] fait du lèche-vitrines sur les Champs-Elysées. Le célèbre pianiste s’engage en direction de la Concorde. Il va d’un bon petit train, s’écartant pour laisser déferler deux voyous basanés, s’arrêtant pour essayer d’apercevoir la chatte d’une fort jolie dame à sa descente de voiture sur la contre-allée, marquant un nouveau temps devant un kiosque à journaux annonçant que la mère Sheila va changer de sexe, que Claude François est grand-père et que Jacques Chirac a décidé de devenir simultanément maire de Bordeaux, de Lyon, de Marseille, député du Cantal, sénateur de l’Isère, président de la Chambre, ambassadeur de France aux Zétazunis, secrétaire perpétuel de l’Académie française, général de division, contre-amiral de la flotte, président à vie du Rotary Club international, président de la Commune libre du Vieux Montmartre, primat des Gaules et vainqueur du prochain Tour de France.
Il va, le grand Arthur, à peine marqué par le poids des ans et de la gloire ; il va légèrement penché sur l’amer clavier de l’existence, boquillant de la canne ; voyant tout, respirant tout, entendant tout, même du Beethoven, là où il n’y a que des pets et du ronron.
A quoi pense-t-il ?
Il est muré dans sa vieillesse, dans son génie. L’existence lui a presque tout donné. Et il a su tout conserver : la gloire, la richesse, le talent, sa sexualité. Il n’a perdu que sa jeunesse. Bientôt il va mourir. Il le sait. Il le sent. Sa fin approche à pas de loup. Elle le surveille du coin de l’œil, son visage d’os drapé dans un coin de suaire. Bon suaire la compagnie ! Tant pis. Il atteint au pouvoir suprême qui est la résignation. Il a été. Il a bien été. Il est bien encore pour un moment. Bravo. La plus grande chose qu’un individu puisse faire pour lui-même, c’est d’accepter de disparaître. Là est le grand secret. Là est le véritable salut. Seulement il faut du temps pour se résigner. C’est tout un apprentissage. Une philosophie comme ils disent.
Deux amoureux se bouffent la gueule contre un arbre. Le roi Arthur stoppe encore pour mater, sans avoir l’air, pas passer pour un vieux voyeur. Il regarde parce que c’est beau. La chatte des dames aussi, c’est beau, mais pas de la même manière. C’est brutalement beau, « étourdissamment » beau. Deux gamins qui se soudent, ça fait songer à la nature, à de grands espaces, à d’immenses germinations, au soleil sur la mer, vu d’avion…
Le maestro parvient à la hauteur de la rue La Boétie. Il décide de traverser les Champs. Planté devant le chemin clouté, il attend le feu vert, et aussi que la folie pétrolière se calme. Y a toujours des voraces impitoyablement fonceurs qui ne tiennent compte de rien et qui se croient rois du monde parce qu’ils ont un petit truc sous la semelle droite qu’il leur suffit de presser pour enchier l’Univers. Il faut savoir leur céder le passage. Abdiquer ses droits piétonneurs. C’est en consentant à ces incessantes abdications quotidiennes qu’on parvient à vieillir. L’Univers n’appartient plus aux téméraires mais aux conciliants.
Assuré que la majestueuse voie est libre, Rubinyol passe à gué sur les clous, sa canne brandie à l’horizontale, à la façon des aveugles. Tout homme lancé au cœur de la civilisation est en état de cécité. Ouf, voilà, il a traversé.
Continue de descendre. Traverse la rue de Marignan (1515). A cet instant, un dénommé César Pinaud, dit Pinuche, dit la Vieillasse, dit le Détritus, dit Baderne-Baderne qui suivait le fameux musicien à une distance d’environ vingt-cinq mètres, assiste à la scène suivante : deux promeneurs qui déambulaient de part et d’autre d’Arthur, opèrent leur jonction devant le vieillard. L’un est grand, habillé d’un complet gris fatigué et coiffé d’un feutre qu’il a dû décrocher au hasard à la patère d’un restaurant, car il est beaucoup trop petit pour sa tronche énorme, l’autre est grand aussi, mais plus massif. Il porte un imperméable noir dont la ceinture pend par-derrière comme une queue de vache et il est également coiffé d’un bitos à la con qui ne lui va pas (peut-être qu’ils se sont entre-gourrés de galure ?). Donc ils se présentent avec ensemble devant Arthur Rubinyol, d’une manière policière, c’est-à-dire que leur mouvement est rapide, précis, inexorable. Le vieux virtuose se cabre, pose des questions. Pinaud ne sait lesquelles, n’entend pas non plus les réponses bien qu’il presse le pas pour se rapprocher du groupe. Les deux types mal chapeautés entraînent d’autorité Rubinyol vers l’agence de l’Aeroflot soviétique située à deux pas. Le trio disparaît derrière les portes de verre fumé. Arthur Rubinyol n’a pas regimbé.
César Pinaud, perplexe, se plante à deux pas de là, statuant sur la conduite à tenir. Prévenir San-Antonio ? Pour cela il lui faut un bigophone qui ne se trouve pas à proximité. Or, il a pour consigne de suivre Rubinyol. Alors il va attendre.
Il attend.
Il est des salles d’attente, lui est un homme d’attente. Il sait s’abstraire pour laisser filer le temps sans lui. La ronde des heures ne lui donne pas le vertigo. Cet homme paisible est capable de s’adosser à une surface verticale pendant des journées entières en fixant un même point, sans éprouver d’impatience, sans avoir de fourmis dans les jambes, sans même s’enrhumer. Et il est tellement gris, impersonnel et quotidien que personne ne le remarque. On ne voit pas Pinaud. Les regards glissent sur sa silhouette comme les généraux à la retraite sur la savonnette de leur salle de bains.
Au bout d’un quart d’heure de faction, le père Son et Lumière voit ressortir les deux sbires qui ont entraîné Arthur dans l’agence. Là, il marque une nouvelle hésitation. Doit-il filer ces deux vilains ? Non ! Son objectif se nomme Rubinyol. Il l’attendra.
Il attend une heure.
Rien. Le tendre vieillard n’a toujours pas réapparu. Sans doute existe-t-il une sortie de service, mais elle ne peut que donner dans l’entrée de l’immeuble et César Imperator couvre également cette issue.
Il attend deux, trois, quatre heures.
Fermeture des locaux. Les employés sortent et dispersent. Pas plus de Rubinyol que de margarine chez les frères Troigros. Les portes sont verrouillées. Les lampes éteintes.
La journée de travail s’achève sur un point d’interrogation qui pourrait servir de lampadaire sur l’autoroute du Sud. Pinuche poireaute encore inexorablement.
Il finit par éprouver un sérieux besoin de libérer sa vessie de bouvreuil. O Providence : Bérurier survient. Pinaud le charge de prendre la relève. Il rompt sa faction et s’engouffre dans le premier bistrot venu. Il y réclame un jeton de téléphone et un muscadet. Le premier lui permettra de converser avec son illustre maître à agir, le commissaire Santonio ; grâce au second, il compensera la déperdition consécutive à sa visite du sous-sol.
La vie est assez harmonieuse somme toute.