PARIS

— C’est curieux, tout d’ même, des gonzesses qui n’raffolent qu’ d’ la pipe, rêvasse Béru. Comment t’expliques ça ?

Je n’explique pas, trop occupé que je suis à chercher parmi les nombreuses clés de mon trousseau celle qui délourde l’agence.

— Tu voyes, poursuit Béru, cette Ninette, elle m’a raconté qu’elle abomine l’embroque. Le turlutage, et uniquement le turlutage, c’est ça, sa longueur d’onde. Mais alors, pardon : tu la reçois cinq su’ cinq ! Quelle techenique ! C’est parfait ; abouti, quoi, comme y disent à la téloche, ces cons. Voilà : abouti.

Au lieu de m’extasier sur les mérites linguaux et salivaires de la femme Péloche, j’enquille ma carouble dans la serrure.

Tiens, on a fini par s’y habituer à cette agence et je la retrouve avec plaisir. Le parfum de Claudette flotte encore dans l’antichambre. Un rais de lumière passe sous la porte du couloir menant au labo de Mathias. C’est dans ce sanctuaire du Rouillé que je me dirige. Pauvre Rouquemoute ! Il est en train de suer des chandelles sur des condensateurs, des bobines, des entrelacs de fil électrique. Il n’est pas au courant des dernières nouvelles et il prépare fiévreusement l’appareil stimulateur susceptible de redonner de la mémoire au pauvre Smoulard. Ses taches de son ont l’air noires dans sa frime fatiguée. Ses yeux ressemblent à deux boucles d’oreilles perlières en forme de poires.

— Oh, c’est gentil de me rendre visite, dit ce gentil d’entre les gentils, je crois que je serai paré pour demain matin, commissaire.

— Laisse quimper, Grand !

Je le mets au parfum. Il est atterré.

— Mon Dieu, j’ai eu une scène épique avec ma belle-mère. Elle est venue spécialement de Lyon pour fêter son anniversaire en famille. Vous vous rappelez que Mme Clistaire est une personne de mœurs plutôt… rigides[23].

Sa déconfiture (de groseille) me navre.

— Ton travail servira sans doute dans une autre circonstance, mon Mathias, rien n’est jamais perdu, pas même un bienfait. Au besoin, j’écrirai un bouquin pour y caser ton invention. Pour l’heure, développe-moi ce cliché, c’est l’homme qui m’intéresse. Si je parviens à découvrir des choses à son propos, peut-être que cette saloperie d’enquête pourra repartir. Sinon, c’est la dégradation sur le front des troupes et l’exil à Saint-André-le-Gaz, mon pauvre Rouquin.

— Vous attendez ici ?

Je perçois le ronflement sonore de l’Épuisé, qui, la panse pleine et les bourses vides, n’a pu aller plus loin que le canapé de l’antichambre.

— Dans mon bureau, réponds-je, prends tout ton temps, je vais piquer un somme, moi aussi, en t’attendant.

* * *

Mon rêve, à quoi bon te le narrer. Un auteur qui raconte ses rêves est un auteur qui tire à la ligne. Rien de plus facile : tu racontes n’importe quoi, n’importe comment, t’en mets une forte dose, en dégageant bien le côté nébuleux, barbe à papa, ésotérique, et tout.

Et puis, quand t’en as assez, tu dis que tu te réveilles. Le lecteur s’est fait chier à lire ça, il a compris que t’étais un loustic et pas du tout un grand écrivain-à-la-mords-moi-le-neutre, façon Jean-Jacques Rousseau-Schreiber à qui l’on doit « L’Emile et une Nuits ». Et personne n’est plus avancé que Gros Jean, comme devant, ou comme derrière.

Moi, toujours est-il que j’en fais un, de rêve, drôlement érotique s’il te plaît, avec une gonzesse blonde qui suce admirable et qu’a les poils de la chatte pas frisés mais extrêmement soyeux, oh ! la la, tu peux pas te figurer comme !

Et puis quelqu’un m’arrache de ladite. Et tu l’as deviné, ce n’est ni plus ni moins que Mathias.

Bien que nous avoisinions les trois plombes du matin, il est frais comme un glaçon (car j’ai vu des gardons chez un poissonnier, pardon : tu repasseras !).

Radieux, sa tignasse flamboie pire que jamais, cela parce qu’elle est hérissée et, de ce fait, ressemble à un feu de bûches qui a bien pris.

Il agite un grand rectangle blanc d’une main qui me paraît être droite, malgré que je sois à moitié endormi et donc, à moitié réveillé ; et il brandit un petit rectangle blanc d’une seconde main qui ne peut qu’être gauche si la première est aussi droite que j’estime.

Il dépose l’un et l’autre sur mon burlingue, entre mes pieds écartés, car je dormais avec les nougats sur le bureau pour plus de confort. Comme il les pose après les avoir retournés, je constate que l’avers du grand rectangle blanc est noir et celui du petit écrit.

Sur le premier s’étale la photographie d’un bel homme aux traits aristocratiques : z’œil de velours clair, sourcils langoureux, cheveux blonds avec raie médiane, pommettes hautes, bouche admirablement dessinée ; bref, l’admirable bête qui fait chanceler les nanas. Ce qui me surprend un tantisoit, au fur mesure que je me réveille, c’est son accoutrement. Il est suranné. A croire que ce gars était déguisé. Peut-être s’agissait-il d’un comédien ? Il a un col dur, une cravate comme on n’en fait plus, une sorte de redingote, une fleur à la boutonnière, et plein de choses déconcertantes.

Oui : probablement un comédien. Et la gonzesse, une comédienne ? Je pense cela très vite, parce que t’as pas besoin de t’installer dans une chaise longue avec un verre d’orangeade glacée entre les doigts pour gamberger et que la pensée c’est foudroyant, galopant, bioutifoule d’instantanéisme, moi je dis.

— Il est beau tout plein, ce garçon, fais-je.

Mathias a un sourire qui se voudrait sarcastique, mais lui, le jour où il ressemblera à Méphisto, malgré son incendie portatif, moi je serai confondu avec monseigneur Makarios, le pauvre, qu’avait une si jolie barbe à gros flocons.

— Savez-vous l’âge qu’il a ?

— Là-dessus une petite trentaine, disons vingt-sept piges. Plus dix depuis la photo, également trente-sept.

— Ajoutez cinquante ans de plus, commissaire !

Je considère le Rouillé et je me demande à quoi il joue. Il est tout frais et il sent l’air humide. Au lieu d’inciser dans le vif du sujet, je le contourne.

— Tu es sorti ?

— J’ai fait un saut jusqu’à la Grande Taule, commissaire.

— Pour quoi faire ?

— Une petite virée aux sommiers. Ç’a été la croix et la bannière pour me faire ouvrir la vieille ganache de permanence. Et pourtant Rabouin me connaît. Mais enfin je vous ramène l’identité de ce personnage.

Il tapote le second rectangle, le petit, celui qui est écrit.

Mon geste est mal assuré et mon regard pis encore quand je saisis ce document pour lui prendre connaissance.

« Prince Ivan Bouffmapine, né à Saint-Pétersbourg le 14 juillet 1891. Officier dans l’armée du tsar. Se battit avec énergie contre les communistes lors de la révolution d’Octobre. Il fut fait prisonnier, s’évada aussitôt et quitta la Russie via la Finlande qui venait de proclamer son indépendance. Il y séjourna un certain temps, participant aux luttes qui opposèrent les troupes du général Mannerheim aux révolutionnaires rouges, lesquels furent vaincus. Il vint ensuite s’établir en France où il vécut depuis lors, seul et sans enfant. Il se trouve actuellement dans la maison de retraite des anciens chauffeurs de taxi.

Je dépose la fiche sur la photo, croise mes mains subclitoriciennes et me mets à fixer mon collaborateur comme un gosse réveillé en sursaut regarde son papa déguisé en Père Noël, la nuit du 24 au 25 décembre.

— Assieds-toi, fils !

Le Rouquin se pose sur un bord de fauteuil.

— Ça veut dire quoi, ce cirque, mon gars ? attaqué-je.

— Que la photographie publiée dans votre canard finnois en 1967 date de 1917 ou 18, monsieur le commissaire.

— Sûr ?

Il arrondit sa main pour en faire un toussoir et tousse dans le creux, bien humblement.

— Je suis navré, monsieur le commissaire. Lorsque vous m’avez demandé de contretyper la photographie dans l’atlas d’Arthur Rubinyol, je l’ai fait à la va-vite, sans prendre le soin d’étudier le grain de l’image.

— Je te l’avais pas demandé, mon grand garçon, rassuré-je.

Mais cet inquiet, ce scrupuleux n’entend pas mon absolution de cette oreille.

— C’est une précaution que je prends presque toujours, monsieur le commissaire. Si je l’avais fait, je vous aurais averti que cette photo avait été impressionnée sur de la pellicule Kodakzev 14 et que donc, fatalement, elle datait de soixante ans. Si vous l’examinez au microscope, vous constaterez que le grain de la Kodakzev 14 est en forme d’étoile et qu’il est plus espacé que…

Je cisaille ses commentaires au ras de la pâquerette.

— Donc, cette photo remonte à une soixantaine d’années ?

— A peu près.

— Et re-donc, la dame aussi a plus de quatre-vingts piges ?

— Bien sûr.

— Si bien qu’elle n’est pas la sœur des trois copains assassinés !

— Impossible.

— Alors, leur mère ?

— Probablement.

— Attends, ces types avaient tous les trois dans les quarante carats, non ?

— A quelques années près.

— Dis donc, elle les a eus sur le tard !

— Cela arrive.

— Comment as-tu obtenu l’adresse actuelle du prince Bouffmapine ?

— J’ai un ami qui est chef de bureau au Service des étrangers ; comme cela urgeait, je l’ai tiré du lit.

— Bravo.

Un temps.

Mathias ôte son bout de cul du fauteuil.

— Je réveille Bérurier ou bien on y va sans lui ? me demande-t-il.

Un ronflement plus véhément qùe les autres m’incite à la pitié.

— Laisse-le roupiller. Tu ne tombes pas de sommeil, toi ?

— Pensez-vous, monsieur le commissaire, c’est bien trop passionnant !

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