SAINT GLINGLIN-SUR-LOING (Suite et le reste)

Mon principal défaut, et donc le seul, réside dans ma xénophobie. Mais achtung, mignonne : celle-ci ne s’exerce pas contre les gens d’ailleurs, ce qui est un comble, mais contre les cons. Car, pour moi, c’est eux les véritables étrangers de l’existence. A cultiver ce principe, on se sent vite seul, ce qui est assez con.

Moi, au premier regard, je sais que le comte Yabézeff est un vieux con. Superbe, certes, de grande allure, mais authentique. Car il faut être un vrai nœud volant, t’avoueras pour, à cinq plombes du mat, recevoir deux flics vêtu comme à Mogador, avec un monocle vissé sous l’arcade souricière (comme dit Béru). Il a une belle barbe de basse noble dans Boris Godounov, teinte en queue-de-vache et une chevalière d’or, grande comme un bouclier, où s’étalent les armes de sa famille.

Son regard exprime l’orgueil le plus délirant. Automatiquement, il se distancie. Te refoule dans des confins moujiks. La piaule du père Teufteuf est quasiment monacale. L’occupant a gardé pour soi l’unique siège : un fauteuil d’osier harassé. Il lisse le col d’hermine mitée de sa robe de chambre en velours incarnat, pleine de trous et de jaune d’œuf.

Il est vieux, très vieux, mais ferme comme le métal (à l’exception du mercure bien sûr). Sa mâchoire saillante se crispe tandis qu’il mâche et remâche d’imprécises rancœurs.

On le devine gonflé d’imprécations russes et de gros mots parisiens dont il s’est enrichi pendant les cinquante piges passées à son volant.

— Quié-ce qui passe la tête dié vinir riveiller pleine nuit ? demande cet austère personnage.

Et il secoue son col de fourrure dont les poils se répandent autour de sa personne comme le duvet du pissenlit autour de sa tige brusquement dénudée par un coup de vent.

Moi, ce genre de dingue, je crois savoir m’y prendre. Si tu veux en tirer un maxi, entre dans leur jeu et va plus loin.

Je m’incline très bas, comme Jeanne d’Arc quand elle eut retapissé Charles VII parmi ses courtisans au château de Chinon.

— Excellence, dis-je, croyez que nous sommes confus de troubler votre sérénissime sommeil, mais nous savons que votre esprit de justice est immense et qu’on ne fait pas appel à lui en vain.

Badaboum ! Il ouvre grand son œil monoculé, surpris par ce langage. Et puis, flatté, il secoue sa main sur son hermine, faisant ainsi voleter un nuage blanc de poils déguisé en plumes.

J’entends craquer la pomme d’Adam de Mathias, tant tellement qu’il jubile de mon numéro, le Chalumeau.

— Ji vous écoute ! m’annonce le comte Teufteuf.

— Excellence, vous eûtes pour compagnon et, je le pense, ami, le prince Boufftapine, homme presque aussi illustre que vous, n’est-ce pas ?

— Chi t’ixagte !

Et il se signe à l’orthodoxe, c’est-à-dire en portant l’extrémité de ses doigts à son épaule droite avant la gauche.

— Prince Boufftapine grlland ami moi, trllès grlland ami ! Lé pauvrlle !

Resignage de croix, aussi rapide et orthodoxif que le précédent.

— Cette altesse vachement sérénissime et antidérapante est morte écrasée par un chauffard.

— Ci abôminâble ! clame le comte Yabézeff en donnant du poing sur l’accoudoir nazebroque de son fauteuil.

Et à partir de tout de suite, comme naguère pour la Mélanie, je renonce à son accent, à ses pompes et à ses œuvres, qu’enfin merde j’ai autre chose à foutre.

— Nous avons la preuve qu’il s’agit d’un attentat, Excellence. Votre grand merveilleux ami, si glorieux, jaspé, endémique et couronné fut assassiné, telle est la cruelle vérité.

Yabézeff s’est à demi dressé au-dessus de son siège branlant. Puis, foudroyé par la révulsion que lui inspire une telle perspective, il s’y laisse retomber, si violemment, que les fluettes guibolles du siège se mettent en « 8 », si bien qu’à présent, le père Teufteuf est dos à nous. Pour la suite de la converse, deux solutions : ou bien le ramener dans sa position antérieure, ou bien aller nous placer face à sa nouvelle posture. Nous optons pour cette seconde version, la première pouvant présenter des risques énormes compte tenu de la vétusté du siège.

— Assassiné ! redit-il comme un écho qui roulerait les « r » sans qu’il y en eût pourtant un seul dans le mot.

— Oui, votre chère et fabuleuse Excellence en parfait état : vidange-graissage, lubrification du châssis ; oui, mon comte : assassiné, lui, un descendant des Romanov braisés et des Strogonov à la tomate ! Assassiné comme n’importe quel Raspoutine de service. Assassiné bassement, traîtreusement. Assassiné comme le grand tsar Nicolas-j’sais-plus-combien surnommé : le petit père dépeuple. Vous pensez bien, ô grand comte, qu’un tel forfait crie vengeance. Crions avec lui !

Je lance mon bras en avant en hurlant :

— Vengeance !

Et le père Teufteuf répète de même : « Vengeance ! »

Par trois fois consécutives ; ce qui est beau, tu sais ; et impressionnant, oh ! la la combien !

Bon, et alors on se calme.

— Vous n’auriez pas cigarette ? demande le comte.

J’ai cigare, c’est pire bien mieux, signé Davidoff en plus, vive la sainte Russie ! Tiens, mon comte, fume !

Un odorant nuage se constitue, qui embaume nos âmes surmenées. Et on cause.

— Cher grand comte de mes chères deux comtesses, dis-je. Le prince qui vous avait en si grande amitié et haute estime, tout ça, a dû fatalement vous parler de la personne que voici.

Et patatraque, tout à trac, sans le moindre trac, je lui aboule la photo de « la » Finlandaise.

Le chauffeur-comte Yabézeff, grand chambellan de ceci cela et autres, assure l’étanchéité de son monocle dans la cavité réceptrice.

— La gueuse, la gueuse, la gueuse ! il imprécationne, évidemment que tout est à cause d’elle.

Un bonheur que je n’hésite pas une seconde à qualifier d’ineffable s’étale en moi comme de la morphine dans les veines d’un camé.

Se pourrait-ce donc ? En cette aube vacillante qui déjà teinte les vitres, vais-je enfin avoir l’explication tant recherchée ?

La glotte polie de Mathias le polyglotte fait entendre son léger couinement de poulie rouillée…

L’instant est capiteux, capital, captivant.

— Bravo, dit le comte en me tendant sa main à baiser, vous êtes allés vite en besogne !

— Le regretté prince vous a donc confié la vérité ? hasardé-je.

— Da, fait le russe, en français.

— Alors disez ! Disez vite, grand comte !

Jawohl mein Herr ! répond-il étourdiment dans sa précipitation.

Et il dit.

Et voilà. Et je te résume parce qu’alors, si on continue sur ce ton, ça peut durer jusqu’à la Saint-Trou.

Tout commence par une histoire d’amour à Saint-Pétersbourg en 1917. Le jeune prince Boufftapine tombe follement amoureux d’une ravissante jeune fille, Sdenka Tastrov, qu’il avait rencontrée au cours d’une promenade à cheval dans la forêt de la Grande Moniche, au sud-ouest de Saint-Pétersbourg, quand tu sors de la pissotière située à droite de la fabrique de balais Bolchoï. Le cheval de la délicieuse écuyère s’était emballé, ce sale con. Elle criait de terreur, la pauvrette, manquant d’être désarçonnée ou de se fracturer la gueule contre les branches basses. Alors, le prince Boufftapine était intervenu, en vrai cosaque (un don qu’il possédait). Dedieu, la manière qu’il l’avait coursé, ce bourrin de mes fesses ; puis sauté aux naseaux. Et voilà qu’il s’arrête. La jeune fille défaille de peur, reconnaissance, tout ça. Le prince la reçoit dans ses bras vigoureux ; chialez pas, la belle, j’en ai une grosse comme ça ! Elle rassérène, la Sdenka. Et vlouf : c’est le big love. Toi, moi, nous deux, la vie, encore, ah ! que c’est bon ! Tu vois le style ? Hélas, elle est pas de son rang, au prince. Tu juges, le renaud de ses vieux : un Boufftapine, descendant de Pierre le Grand, de Divan le Terrible et consort, marier une simple Tastrov dont le papa, riche certes, n’a pas le moindre bout de titre à foutre dans la balance ! Dis, ça va pas la tête couronnée ! V’là le temps des chagrins qui débute. Et puis aussi la révolution. Les parents du prince sont trucidés par les rouquins. C’est le grand bidule saccageur. Il se bat héroïquement, Boufftapine. Mais sa cause est perdue et le voilà borduré de Russie. Faut qu’il enfuille. Alors il part avec… Comment je l’ai appelée déjà, c’te conne ? Ah, oui : Sdenka. Il part donc avec Sdenka. Le couple passe en Finlande où ils sont accueillis en héros. Là, le prince, au lieu de filtrer le parfait amour, grand imbécile courageux, il va se bigorner encore contre les révolutionnaires finnois. Et pendant ce temps, tu devines quoi ? La petite greluse le double. Avec, tu entrevois qui ? Oui : Arthur Rubinyol. Elle abandonne le sabre du prince pour céder au piano du jeune virtuose débutant. C’est à présent qu’elle va vraiment ressentir la grande secousse amoureuse, Sdenka. Big amour bis ! Ils partent. Quand le prince rentre de guerroyer, il est archicornard ; ne trouve plus personne, sa mésange s’est envolée avec le beau rossignol. Ils sont à Paris. Boufftapine s’y précipite. Trop tard : les voilà partis aux Zuhéssa. Le prince n’a plus un radis. Il doit gagner son bœuf strogonoff à la sueur de son taxi. La vaillante Compagnie G 7 l’engage. Flotte petit drapeau !

Tu veux que j’interrompe, laisse passer une page de publicité ? Non, tu peux suivre ? Ça te fatigue pas le cérébral ? T’as pas de fourmis dans le cervelet, bien vrai ? D’ac.

En Amérique, Arthur commence à faire carrière. Il est reconnu, fêté, adulé, acidulé, branlé, logé, nourri, tout ! De tempérament volcano-volage, il passe entre d’autres cuisses. Délaisse la Sdenka. Elle pleure, lui supplille la pitié. Il la console temps à autre d’un petit coup d’archet vite fait ; badigeon express. Puis va ailleurs, plus loin, là où la gloire le réclame. Sdenka, la pauvre gredine, se retrouve seule, sans ressources (mêmes thermales). Heureusement, grâce à Rubinyol, elle s’est fait quelques relations haut placées. Entre autres un général qui la branche sur les services secrets U.S. Ne réunit-elle pas toutes les qualités requises pour devenir une bonne espionne ? Elle est slave, jolie, instruite. Elle sait se servir d’un couvert à poissons, parle huit langues et suce comme une reine. Alors ?

Elle devient vite une gente agente, très active, bien rétribuée. Parcourt le monde. Vit dans les palaces. Baise avec les plus grands. Fréquente les ambassades, les chancelleries, le Vatican, le reste !

Elle hante (comme on dit puis) les plus grands coiffeurs, telle Mireille Mathieu dont le sien habite Le Creusot et fabrique aussi les casques des C.R.S. Elle est l’amie des artistes universels, des savants de réputation mondiale, des bâtisseurs façon Merlin (surnommé Rommel 2 parce qu’il a reconstruit le mur de l’Atlantique). Bref, elle est une souveraine dans son genre. Quelqu’un d’important, de fêté, et qui affure de la fraîche. Sa seule plaie vive ? Son amour pour Arthur, qui n’est pas payé de retour. Chaque fois qu’elle le peut, elle le traque pour connaître l’extase Et lui, qui n’en est pas à un coup de queue près et joue sur plusieurs claviers, ne rechigne pas à lui donner satisfaction entre deux concerts, entre deux trains. Elle tente le grand coup (si l’on peut imprimer ainsi) en se faisant faire un enfant par lui). La voilà enceinte une première fois, elle prévient Arthur, le brigand bien-aimé fait la sourde oreille. Elle a son enfant, mais l’abandonne à sa naissance. Quelle curieuse mouche — ou araignée — pique alors cette femme pour qu’elle ait soudain besoin d’être à nouveau enceinte du grand Arthur. Mystère. Le fait est là. Son amour déçu exige cette compensation. Elle veut garder, pendant neuf mois dans ses flancs, la trace de sa dernière étreinte avec l’amant idolâtré. Et par deux fois, encore, elle connaîtra le bonheur de la maternité. Les enfants ne l’intéressent pas. Lorsqu’elle les porte, elle va cacher sa taille dans une île des Bahamas ou des Hébrides (abattues), voire de Grèce. Puis elle accouche secrètement et fait déposer le fruit de sa passion (joli, non ?) dans le pays où il fut conçu : Rome pour Pietrini, Varsovie pour Inkerman, Paris pour Smoulard. De quelle manière s’y prend-elle ? Point d’interrogation. Elle a des appuis, des zélés, des obscurs qui lui sont tout dévoués. Et enfin, un jour, tout de suite après la naissance de son dernier, elle part « en mission » dans son pays d’origine, la Russie. C’est là qu’on perd sa trace. Elle s’évapore. Fini de Sdenka. Les services secrets américains essaient d’en savoir plus. Mais le brouillard demeure entier. On enquête discrètement au sein de sa famille, du moins de ce qu’il en reste. Zéro. Sdenka a disparu. Elle s’est engloutie dans les steppes de son immense pays. Un coup du Guépéou ? Sûrement. On la porte disparue.

Ce bougre de comte Yabézeff se tait. Son cigare le fait tousser. Des gouttes de transpiration ressemblant à de la sueur en forme de sudation perlent à ses tempes aussi dégarnies qu’une choucroute de restaurant à prix fixe. Je te parie que le Davidoff est trop costaud pour sa pomme. Pourtant il continue stoïquement de le téter, expulsant des bouffées de plus en plus orageuses.

— Passionnant, votre exquise Excellence, déclamé-je. Mais comment le prince Boufftapine a-t-il été au courant de cette extravagante histoire d’amour ?

L’homme au col d’hermine s’ébroue. Les poils blancs de sa fourrure continuent de voleter autour de lui. Il ressemble à une vieille locomotive sibérienne haletant dans une tempête de neige.

— Dans la vie, il y a toujours hasard ! annonce-t-il.

Ensuite de quoi, il se dégueule légèrement dessus, parce que franchement, il n’a pas l’habitude du cigare, surtout à cinq heures trente-quatre du matin.

Mathias et moi faisons semblant de nous apercevoir de rien. Il est des instants qu’on doit se garder d’interrompre.

— Quel hasard, ô cher duc ? le monté-je en grade, manière de le survolter.

Il tousse, se paie une seconde petite giclette et repart. Peu de temps avant qu’il ne prenne sa retraite, le Père G 7, né prince Boufftapine, a chargé un client à Charles-de-Gaulle. Soudain, en le contemplant dans son rétroviseur, il sursaute : ce passager de son bahut n’est autre que Rubinyol, l’homme exécré qui a détruit sa vie. Il ne peut se contenir. Il le prend à partie. Rubinyol fait amende honorable. Il regrette, ignorait que la Sdenka était pareillement aimée du prince. La vie est mal faite quand elle oublie d’assurer la réciprocité en amour. Comme souvent, les deux rivaux sympathisent. Parvenus à l’hôtel d’Arthur, ils restent ensemble pour continuer la discussion. Vodka et re-vodka. Souvenirs, confidences. Ils se beurrent la gueule, se disent tout. Rubinyol fait état de ses enfants inconnus. Lui non plus n’a pas la fibre paternelle développée. Il les cite en référence de la fantaisie de Sdenka. Comme on en raconte une bien bonne. Quand le prince et le virtuose se quittent, ils en ont l’un et l’autre un grand coup dans les galoches.

Et puis Arthur repart après son concert, ailleurs, très loin…

Le prince reste à ruminer cette nouvelle tranche de vie de la femme aimée qu’il ignorait jusqu’alors.

Il est malportant. Décline. Confond les feux verts avec les feux rouges et traite les gardiens de la paix de bolcheviks. Il doit raccrocher. Et c’est la retraite dans cette maison de Saint-Glinglin-sur-Loing.

Cette fois, le comte n’en peut plus. Il court à la fenêtre et balance une fusée éclairante sur les rhododendrons. Mathias caresse ses flammes d’une main ignifugée.

— Intéressant, non ? murmure-t-il.

— Très, mais cela ne solutionne rien…

Le pauvre père Teufteuf a l’estom’ à la retourne. Il appelle Hugues à s’en décrocher le tiroir. Il sanglote, s’ébroue, repart en gerbances affreuses. Il hoquette, lamente, geint, rouvre la bouche et redégueule, et je médite, obscur témoin.

— Ça ne va pas, Excellence ?

Son reste d’hermine, merci du peu, je t’en fais cadeau ! Beurg !

La vraie épave. Il va mourir, c’est sûr.

— Je n’avais pas fumé depuis mon départ d’Odessa, il nous glapatouille entre deux spasmes.

Le pauvre.

Mais moi, faut que j’en sache encore. Je suis ici pour apprendre.

— Excellence, noble comte ! Vous devez me dire… Finir… Cette femme, Sdenka… Le prince a-t-il eu de ses nouvelles ? Faites un effort, comte ! Dites, mon grand cher vaillant ami miraculeux. Parlez ! Faites des signes.

Il en fait un. Me désigne l’humble armoire de bois blanc peinte en marron-caca.

— Dans l’armoire ? je demande.

— Beugh ! il gerbe.

Le pauvre, il se vide intégral. N’aura plus d’estomac, ni œsophage. Plus de tripes. Evidé comme un vieux saule. Une canne à pêche.

Mathias court ouvrir l’armoire. Quelques misérables hardes pendouillent à des cintres métalliques de teinturier.

— Et alors, cher grand archiduc ! Presque tsar ! Descendant illustre de Catherine la Grande.

— … tirheugh… braouv…

Mathias, franchement, c’est le mec irremplaçable : chimiste, graphologue, décrypteur, traducteur. Il cause toutes les langues y compris le pharaon ancien, le merle des Indes, le dégueuleur russe.

— Le tiroir, Eminence ?

— Da… aaheugh !

L’Incendié ouvre le tiroir. Je m’approche. Un vrai fourre-tout indescriptible. Des riens, en surnombre. Des traces humaines plutôt.

Le comte défaille, il est vert comme la Normandie au printemps. Se tient ; genoux devant la fenêtre où l’aurore se coagule.

— Journal !

Il a distinctement proféré ce mot. Journal ! Mathias l’a déjà en main. Il s’agit de la première page du « Parisien (deux fois) libéré ».

Une manchette gigantesque barre la une. Elle annonce la visite en U.R.S.S. du président de notre république. Des photos montrent l’arrivée de Giscard à Moscou. L’accueil des officiels. La revue des troupes. La réception au Kremlin…

Le Rouillé regarde, regarde. Le canard trembille entre ses doigts tavelés.

— C’est ça ? il murmure. C’est ça, monsieur ?

Le comte n’a plus la force. Il opine. Juste un hochement de tête. Oui, oui : c’est ça.

— Mais quoi ? bégaie Mathias. Mais quoi donc, monsieur ? Je ne vois pas, je ne vois rien, je ne comp…

Il se tait.

Ça y est. Il a trouvé.

Et des étincelles jaillissent de sa chevelure. Il se découvre une myopie fulgurante qui l’oblige à coller son nez contre le baveux.

— Oh ! la la, mon Dieu ! Oh, oui, oh là !

Il n’en finit pas de psalmodier comme un malpropre.

— Tu permets, Rouquemoute ?

J’ai toutes les peines du monde et de ses environs à lui arracher le baveux. A mon tour de mater les photos. C’est la dernière qui m’attire parce que c’était celle-là qu’il biglait, Mathias. On voit plusieurs personnes dessus, en grande tenue : quatre hommes, deux femmes. Les hommes sont : notre président, le maréchal Belkanine, M. B… et M. K… Les dames, sont : Mme Giscard d’Estaing et une vieille femme assez forte, mal fagotée, à l’apparence effacée. Quand tu la mates attentivement, tu reconnais en elle la belle représentante du type balte qui avait séduit Nicéphore Pétoche. Oui, il s’agit bien de Sdenka. Mais d’une Sdenka remodelée, non seulement par le temps, mais surtout par sa vie soviétique.

— C’est elle, dis-je d’un ton mourant.

— Oui, répond Mathias dans un soupir de punaise écrasée.

— Elle est devenue madame…

— Oui.

— Bon Dieu !

Nous nous taisons, éperdus devant cette réalité. Le comte est presque évanoui. Je dis presque, mais ses yeux conservent encore des lueurs d’entendement.

Je vais m’agenouiller près de lui, de l’autre côté de sa flaque.

— Dites, Yabézeff, le prince a découvert cette photo en lisant le journal, je suppose ?

— Da…

— Et alors ?

Il est lamentable, Teufteuf, avec sa robe de chambre de monarque mitée répugnante. Blotti dans sa puanteur, il se laisse glisser vers la suprême indolence.

— Hein, et alors ?

Il n’a pas la force d’articuler quoi que ce soit.

Et comme souvent, c’est à force de stimuler ma curiosité que je devine la vérité. L’homme a le don de confectionner soi-même ce qui lui est indispensable.

— Il a été fou de rage en découvrant qu’elle était devenue l’épouse d’un maître de la Russie Rouge. Alors il a écrit à ce dernier pour lui raconter tout ce qu’il savait d’elle : leur liaison, puis la liaison de Sdenka et de Rubinyol, son appartenance aux services secrets ricains, les enfants… N’est-ce pas, comte ?

— Da…

Je t’affirme qu’il a dit « da ».

Je me relève pour aller appeler la Mélanie.

— Le père Teufteuf ne va pas bien, dis-je, il a voulu fumer un cigare et ça lui a porté au cœur…


Nous repartons sans un mot d’au revoir, presque d’un commun accord, Mathias et moi.

On regagne la bagnole à longues enjambées rageuses. Je fulmine. J’en veux à la terre entière.

— Avec notre agence à la con, explosé-je soudain, on a fini par la toucher, notre affaire de cocus ! Et Dieu sait que j’éliminais les cornards !

— Il faut admettre que celle-ci n’est pas banale, objecte Mathias.

— Possible, mais ça reste quand même une histoire de cocus vengeurs. Boufftapine a voulu se venger de sa belle écuyère de jadis, et l’époux presque sénile en apprenant le pot aux roses a fait liquider tout le passé de la donzelle. Table rase ! Les amants, les mouflets, tout y a passé. Comme il ne pouvait pas, son honneur étant en cause, confier ce genre de besogne aux services compétents de son pays, il a fait appel au Groupe B 14.

Le jour est levé maintenant. De la buée s’est déposée sur mon pare-brise et je branche les essuie-glaces pour retrouver une parfaite visibilité.

Je décarre en sauvage, manquant de renverser un gendarme à vélo. Il me siffle. Papiers ! Je lui tends la photo de Sdenka Tastrov découpée dans l’atlas. Il en a fait buter, des gens, Pétoche, en contretypant ce cliché.

— Qu’est-ce que c’est que ça, vous vous fichez de moi ! hurle le jeune pandore.

Je lui présente mes fafs et mes excuses, alors il rengracie en découvrant mon identité.

Il tient toujours la photo de Sdenka dans ses doigts crevassés.

— Qui est cette fille, monsieur le commissaire ? demande-t-il, si c’est pas indiscret.

— Vous vous la feriez bien, hé ? plaisanté-je sinistrement.

Il file un coup de périscope sur l’image.

— Et comment !

— Eh bien, un de ces jours, je vous donnerai son adresse !

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