DJERBA

Deux policiers arabes s’amènent au volant d’une 2 CV bleue sur les portières avant de laquelle on a écrit le mot « police » en français et en arabe.

Ils sont en manches de chemise, pantalon clair. Le chef ne parle pas français, mais possède un bracelet-montre. Il a un minimum de cheveux, un grand nez et le regard pas commode de quelqu’un nanti d’autorité. Son adjoint, lui, est très sympa, frisotté, l’air conciliant, ce qui est rarissime chez les flics. Il jacte notre langue avec un débit précipité qui, parfois, s’interrompt net pour repartir de plus belle.

Ce phalanstère juif, c’est pas le pied pour ces messieurs. Ils s’y déplacent prudemment, comme sur un terrain miné, s’appliquant à bien regarder, au terme de chaque enjambée, où ils vont poser leurs pinceaux. Le chef, surtout, paraît écœuré et s’il osait, il appliquerait son mouchoir contre son nez et sa bouche afin de respirer au travers, éviter on ne sait quelle contamination. Pour cézigue, l’hostellerie de La Ghriba équivaut à une léproserie. Bon, les juifs du bled, il veut bien, ça fait des millénaires qu’ils sont installés dans l’île. Ils ont leurs us, leurs coutumes, leurs costumes ; ils tiennent des boutiques à Houmt Souk, ou bien ils sont chauffeurs de taxi et ils n’emmerdent personne. Mais ces fichtre-dieu-de-saloperie de youdes débarqués d’un peu partout, ça le défrise, malgré sa calvitie. Ce ghetto, merci bien ! Comment qu’il t’arroserait tout ça d’essence, synagogue comprise, et t’y balancerait une allumette !

Tu les verrais examiner le cadavre du rabbin. Ces Arbis poultocks, tout juste s’ils ne lui dégueulent pas dessus. Un regard, une grimace, une crispation. Ils ressortent fissa fissa. Pouhâ ! Bon, va leur falloir mener l’enquête, c’est pas le tout.

Ils vont toujours faire un rapport, ce sera déjà ça. L’auxiliaire (être) détire-bouchonne un rouleau de papier puisé dans sa poche revolver. Il déniche tu sais quoi ? Une pointe Bic.

Alors il commence à écrire des trucs en arabe et sa feuille blanche se met à ressembler à une boîte de vers renversée (son Bic est rouge). Il note le comment la dame Blum a vu dégouliner du sang depuis la galerie, et puis qu’intriguée elle est montée, a aperçu la flaque, ouvert la porte et qu’alors un certain type bizarre qui se prétend policier français en a profité pour venir réclamer ce pauvre rabbin.

L’intérêt de mes collègues se porte sur moi. Ils me demandent de justifier de mon identité, ce que j’empresse. Ça leur permet de constater que le gars Antonio n’est pas juif, ouf ! Pour le coup, ils bienveillent à mon égard. Parmi tous ces barbus psalmodieurs, un roumi pur sang, catholique bon teint, tu vois comme ça les soulage, mes homologues ? On fraternise sec. Le chef m’offre une cigarette que j’accepte. Lui ne fume pas biscotte c’est le ramadan, il doit faire ballon jusqu’à sept plombes, que le soleil se pieute, ce con ! Pas de cousue, pas de flotte ni de bouffe ! La grande ceinture par quarante degrés à l’ombre.

— Et alors, l’ami, qu’est-ce que tu viens foutre ici à demander ce rabbin ; s’enquiert l’auxiliaire (qui est devenu « avoir » depuis qu’il a emmagasiné des déclarations).

Je brode aux petits points, dans la foulée.

— Moshé Inkerman a un frère qui appartient à une brigade de terroristes israéliens, j’avais pour mission de le cuisiner pour essayer de savoir où l’on pourrait dénicher son frelot.

Le flic bis traduit à son supérieur tout en consignant. J’ai droit à quelques claques confraternelles de la part de celui-ci. Il me fait demander si j’ai une idée à propos du meurtre.

Je réponds que non, car il est permis à un roumi de mentir pendant le ramadan. J’ajoute que, selon mon estimation, le meurtrier est toujours dans l’hostellerie et qu’une fouille très poussée permettrait peut-être de dégauchir l’arme du crime, voire des linges ensanglantés.

Mes bons collègues ne se le font pas répéter vingt fois et entreprennent illico une perquise soignée.

Les braves juifs ne protestent pas. Ils ont connu la gestapo, tous, alors tu parles qu’une fouille, pour eux, ça ne les chicane pas davantage que toi lorsque le douanier te demande aimablement si tu as quelque chose à déclarer.

Maigre butin. Les flics ne dégauchissent en fait d’armes blanches que trois canifs et deux limes à ongles, toutes choses qui ne permettent guère de pratiquer une laparotomie aussi exemplaire que celle dont a bénéficié[1] Moshé Inkerman. Quant aux linges sanglants, c’est le zéro absolu puisque la fille de Mme Blum est enceinte de deux mois et que les autres dames ont eu droit à leur retour de bâton.

Quand tout a été inspecté, on va fouiller les bagnoles. Rien non plus.

Je me sens tout baluche sous le double regard de mes estimés confrères. Ils me faisaient spontanément confiance, croyaient dur comme Defferre qu’ils allaient confondre l’assassin.

— Et si on visitait la synagogue ? proposé-je.

Загрузка...