Le vent enrogne sur la plage déserte. C’est plein d’embruns à 6 % indexés. Des dunes s’accordéonnent jusqu’à l’infini, hérissées de touffes végétatives.
M. Nicéphore Péloche habite une petite maisonnette préfabe au bout de l’agglomération.
Le sable investit le jardinet. Il arrive en vaguelettes perfides, bute un instant contre le bas de la clôture, puis monte à l’assaut des choux étiques (non étiquetés) qui jouent au potager dans l’enclos où des fils d’étendage produisent des bruits de filins contre des mâts métalliques (toujours ce souci de la comparaison juste ! Bravo, San-Antonio. Jean-François Revel de l’Académie française).
Ayant poussé l’humble portillon qui sert de porte ne servant à rien, nous nous avançons jusqu’à la maison. Le vent tourbillonnant qui rabat les volets a déjà ouvert la lourde isoplane à notre intention (qui vaut l’action).
Nous avons une vue d’emblée sur la chose suivante. Une cuisine-salle où l’on vit, avec aquarium à poisson rouge neurasthénique et lampadaire à abat-jour de raphia vert et jaune (de toute beauté).
Trois personnes s’y couvent : deux hommes et une dame. Le plus âgé des deux hommes est aveugle. L’autre n’est que sexagénaire. La dame est grosse et salope. L’aveugle mange sa soupe à grand bruit, en soufflant dessus pour la refroidir, à moins que ce ne soit pour l’innocent plaisir de morfler des postillons de potage à travers la gueule ?
Tous les goûts sont dans la nature.
Le plus jeune des hommes a reculé sa chaise de la table et s’est placé de biais, le buste glissé en avant, les jambes ouvertes. La dame grosse lui fait une magistrale pipe express, véry gloutonne, comme s’il y avait le feu et qu’un pompier s’imposât d’urgence. Le bénéficiaire de ladite se met à fader bruyamment.
— Ah ! ah ! que c’est bon, que c’est bon, que c’est bon ! il entonne.
Et le vieux renchérit :
— Ça, pour être bon, c’est bon. Rarement j’ai mangé un potage pareil. T’as mis du cresson dedans, Ninette ?
— ’u’nouil ! rectifie la pompeuse sans s’interrompre.
— Du quoi ?
— ’u’nouil répipe-t-elle.
— Bordel, Ninette, cause pas la bouche pleine ! s’emporte l’aveugle.
La vorace détrombone son patient l’espace de trois syllabes et gueule :
— Du fenouil !
Puis reprend le cours à coulisse de ses occupations aspirantes et refoulantes.
— C’est ça : du fenouil, répète le vieilloque satisfait. Je me disais, y a comme un goût d’anis. Et t’as pas chicané sur le beurre. Ça se ressent. T’as hérité ça de ta pauvre mère, Ninette : la soupe. Elle était la reine du potage, maman. Que Dieu ait son âme.
Il se signe.
La surnommée Ninette contre-signe en passant par-dessus le zob de son partenaire pour le « du Fils et du saint-Esprit » et par-dessous à « Ainsi soit-il »… Mais Dieu, tu serais cruche de Le croire vexé. Il aime qu’on L’insère dans le pire de notre quotidien.
Des moudus s’imaginent qu’il faut Lui offrir nos douleurs, maux et chieries diverses. C’est raisonné en tambour-ni-trompette, ça ! Pourquoi pas Lui dédier nos beaux coïts ronflants, nos liesses, nos soulagements, nos ardeurs ? Y a pas de raison de L’en priver, Dieu. Toujours le mêler au pire, merde, y a de quoi les Lui briser à la longue. Et sauvez-moi de ceci, et accordez-moi cela ! Dis, l’aminche, Il aime la chantilly, Lui aussi. Et toucher le tiercé dans l’ordre ! Et les beaux panards jaillissants !
La videuse de roustons met toute la gomme, si long nose dire. Glaoup, glaoup, glaoup !
— Ninette, grommelle le Vieux, mange convenablement, veux-tu ? Je t’ai pas élevée à faire un tel boucan pendant le potage.
Lui, il est du genre râlocheur. C’est le père-la-gronde. Sa fifille, malgré qu’elle se cogne ses cinquante dominos facile, il la voit toujours mouflette et continue de peaufiner son éducance.
Heureusement, le vieux dé de tripot sur lequel la gravosse s’active[5] accomplit son destin et il se paie un tilt de toute beauté en gueulant derechef que c’est bon, bon, bon, archibon.
C’est lui qui brame, mais la vachasse qui s’étrangle. Mors, la cécité fait loi. V’là l’aveugle qui donne du poing à côté de son assiette.
— Nicéphore, déclare-t-il. Je suis le premier à reconnaître que ce potage est royal, mais de là à le gueuler de cette façon, y a plus de repas possible. On te ferait une bonne manière, tu ne gueulerais pas plus fort.
Nicéphore demande pardon à son beau-père et se met à bouffer son potage qui refroidit.
— Y a trop de fenouil et pas suffisamment de poivre, dit-il à sa femme d’un ton maussade.
L’instant d’intervenir est pour nous arrivé[6].
Nicéphore, quand il ne se fait pas allumer un calumet aux hors-d’œuvre par sa bergère, est un petit bonhomme sérieux, vaguement désenchanté, qui considère l’existence dans le viseur de son Rolleiflex.
Notre improvisme le choque un peu.
— Je suis à table, objecte-t-il.
— Je sais, réponds-je, depuis un instant que nous venons d’arriver, nous vous avons laissé le temps de souffler sur votre potage.
Il tressaille, se mord les lèvres.
Puis il a un regard vers l’aveugle, lequel surveille tout.
— Vous permettez, père, que je réponde à ces messieurs ? demande-t-il.
Le Vioque renifle de mécontentement. Puis, à sa fille :
— Ninette, ma grande, qu’avons-nous après le potage ?
— Le reste du rôti de veau à la mayonnaise.
— Alors ça ne risque pas de refroidir, dit le vieil aveugle. Si ces messieurs ne sont pas longs, qu’ils t’interrogent. J’espère que tu n’as pas fait de conneries avec ta 3 CV, Nicéphore ? Tu roules toujours comme un fou.
Marrant, l’unanimité chez les gens, quand un flic déboule chez eux et qu’ils sont honnêtes, de penser illico à la bagnole.
Je présente le portrait de la Baltaise.
— Monsieur Péloche, c’est bien vous qui avez pris cette photo ?
Il remue sa tête osseuse. Il a les cheveux tirés en arrière et coupés net, comme les branches d’un saule pleurnicheur taillé en forme de parapluie ouvert.
— C’est-à-dire que je l’ai contretypée d’après un journal finnois, au cours d’un voyage que j’ai fait en Scandinavie avant mon mariage.
— Il y a longtemps que vous êtes marié, monsieur Péloche ?
— Six mois.
— Oh, vous formez un tout jeune couple, plein de… de verve, complimentai-je.
Nicéphore se remord les lèvres. C’est sa façon de marquer sa timidité.
— Donc, reprends-je, vous avez repiqué la photo dans un journal ; pour quelle raison ?
— J’avais été frappé par les traits de cette fille. Son type très marqué. Il m’arrive assez souvent de reproduire partiellement une photo.
— Partiellement, dites-vous, cette fille n’était donc pas seule sur l’image ?
— Elle se trouvait en compagnie d’un homme.
— Vous vous rappelez l’identité de ce couple ?
Nicéphore referme sa braguette.
— Pensez-vous ! Je ne lis pas le finnois.
— Si bien que vous n’avez aucune idée à propos de l’article que cette photo illustrait ?
— Pas la moindre…
Le vieux donne des signes d’impatience en tapotant son verre avec la lame de son couteau. Bérurier s’est écarté de la tablée et il est allé se planter devant la desserte. Au mouvement lent et régulier de ses épaules, je comprends qu’il mange. Quoi ? Mystère.
C’est une marotte qui se développe de plus en plus chez lui. Sitôt qu’on se pointe chez quelqu’un, faut qu’il se mette en quête de denrées comestibles.
— Vous souvenez-vous au moins du titre du journal ?
— Je l’ai noté pour le donner en référence de la photo, le cas échéant.
— Il n’est pas mentionné dans l’atlas.
— Parce que l’éditeur est un abruti qui oublie tout, grogne Nicéphore. Je vais aller vous le chercher.
— Ah, non ! fulmine l’aveugle. Nous devons continuer notre repas. Ça suffit comme ça, les visites intempestives…
Mais le gendre le calme.
— Mon répertoire est sur mon bureau, père, j’en ai pour une minute.
— Bon. Le rôti est-il découpé, Ninette ? Sinon il faut t’y mettre pour gagner du temps.
— Il l’est, papa.
— Parfait. Tu es certain que ta mayonnaise ne va pas retomber ?
— Elle est très consistante, papa.
Le photographe revient, portant un grand cahier ouvert à couverture de toile noire.
— Il s’agit d’un hebdomadaire, le Dypaä Cekkoneri. C’était le numéro 824 d’octobre 1967.
Je note ces renseignements au dos de la photo. Puis mon regard revient à la belle fille. Je cherche à l’imaginer avec dix piges de plus.
— Merci, ce sera tout. Mille pardons d’avoir troublé votre repas, messieurs et madame. Tu viens, Béru ?
Le Gravos ânonne un truc vague. Il exprime moins distinctement que la jeune mariée, lui, quand il a la bouche pleine.
Nous sommes au-delà du portillon, lorsque le scandale éclate à l’intérieur du pavillon préfabe.
— Misère ! Le Gros, c’est le Gros !
— Quel Gros, Ninette, explique-toi !
— Le Gros qui était avec le Beau !
— Et alors, quoi, le Gros ?
— Il a tout mangé le rôti. Il a même fini la mayonnaise !
Nous pressons le pas jusqu’à la voiture.