ASNIERES

C’est beau, Asnières. J’adore ses rues populeuses, ses gazomètres, le gris de ses immeubles. Il y a des murs d’usines interminables, couverts d’affiches à la gloire du Parti Communiste, comme quoi il est plus français que les autres et pas capitaliste pour un sou, tout ça… Y a la Seine, pas bileuse, où ronronnent des péniches et où des vieux gaziers-pêcheurs, en bleus de travail retraités, essaient de sortir des poissons du mazout. Oui, je raffole d’Asnières, de sa poésie. Y a des bistrots pas comme ailleurs, des églises comme dans Utrillo, des chiens errants…

C’est chouette, les chiens errants ; ça change des toutous en laisse qui emmènent promener leurs cons de maîmaîtres le long des trottoirs compissés. Un chien tout seul, dans une rue, pour moi, c’est l’image de la liberté. Et puis bon, qu’est-ce que tu en as à branler, vieille guenille ?

Pour t’en revenir que le club de la « Boule rouge » détonne dans cet univers si vrai, si frémissant. Il est trop neuf, pas d’ici. C’est un, tu sais quoi ? Anachronisme. La façade en verre noir. Les grandes baies fumées. L’enseigne tapageuse. Non, non : pas d’ici. Un relent d’Améritmerie. Plaisirs d’importation. J’en ai connu, des clubs de billard ; mais ils étaient de chez nous, avec des façades en faux marbre, des murs lambrissés, des râteliers à queues en bois ciré, des suspensions aux doubles cloches d’opaline verte.

Quand je pénètre à la « Boule rouge », je suis frappé par le clinquant. Murs tapissés d’une matière qui rappelle l’aluminium. Des spots pour l’éclairage. Même les billards sont plus pareils. Adieu leurs beaux pieds triglyphes et leur tapis vert à deux cents balles le premier accroc. Maintenant, il s’agit de billards américains, à trous, avec des chiées de boules multicolores. Et je te recommande les joueurs, l’artiste ! Ah ! il est révolu le temps des pépères en bretelles, silencieux ; qui massaient leurs queues et calculaient des combinaisons hautement géométriques. Toute une faune de douteux, avec des bobines faisandées avant que d’être adultes. Des pas-bons, des pas-gentils qui sont là, à rêver du louche ou à causer cinglant. Buvant des jus de fruits, mais parlant comme des ivrognes, pourtant.

Au fond, l’est un long comptoir baignant dans une lumière d’aquarium, avec des poissons exotiques pas réjouisssants qui sont alignés, muets, farouches.

Une musique démentielle enviorne le lieu, te concasse les tympans. Pour subir ça à longueur de journée, faut avoir les trompes en béton.

Bérurier me meurtrit du coude.

— Eh, dis, Sana, t’as repéré qui est-ce qu’est à la caisse ?

J’avise un grand type blafard, aux cheveux ternes et plats, à l’œil en raisin de Corinthe séché. Il fume un cigare et il est en bras de chemise aux manches roulées haut et serré, plus gilet beurre frais afin de faire saloon ; tu mords le topo ?

— Pas connaître, avoué-je.

Mon gros père ricane :

— C’est Alonzo-bec-de-lièvre, çui qu’a plongé y a une dizaine de piges dans l’affaire du camion postal. Un convoyeur buté, un aut’ blessé et cent vingt briques chez Plumeau. Quand on a piqué la bande, on n’a retrouvé que deux cents francs anciens. L’Alonzo a prouvé qu’il était pas armé et il s’en est tiré av’c cinq ans de bignt.

Tout en me brossant le papier de l’intéressé, nous nous approchons de la caisse. Le taulier discutaille des cours de la bourse en compagnie d’un monsieur beau comme une engelure et qui force la sympathie avec un pied-de-biche.

Béru se pointe et, d’un simple coup de cul, écarte l’interlocuteur.

— Salut, Alonzo, claironne mon pote. Alors t’as moulé les P.T.T. pour le billard ?

L’autre sourcille, puis se remet mon camarade en mémoire.

— Le principal Bérurier ! exclame-t-il à la ronde afin d’avertir son petit monde d’avoir à se gaffer.

— Ex, rectifie Béru. On s’est mis à son compte, moi z’et quéqu’ collègues. Paris Détective Agency, Champs-Elysées. On est dans l’annuaire.

— Compliment. Les affaires marchent ?

Le Gros se penche sur la caisse :

— Si tu voudrais bien baisser la zizigue, mes portugaises t’en sauraient un plein pot de grès. J’sais pas comment t’arrives à viv’ dans c’te gueulance !

Docile, Alonzo shunte le son.

Les merveilleux jeunes gens d’alentour rouscaillent. Y en a un qui déclare à la ronde, en désignant Bérurier de sa queue (de billard, évidemment, sinon il n’aurait pu que le montrer du doigt) :

— J’savais pas que la musique déplaisait aux gorets.

Béru se retourne. Promptement, Alonzo lui saisit le bras.

— Je vous en prie, monsieur le principal, ce sont des gamins qui se défoulent.

— Salve a de soie, fait péniblement Bérurier. J’te présente notre patron de l’agency, l’ancien commissaire Santantonio qu’ tu dois avoir eu entendu causer ?

L’autre paraît impressionné, je te le dis comme je le pense.

— Et comment ! l’as des as. Ravi de vous connaître, monsieur le commissaire.

On se croirait dans un salon.

Le loustic qui quolibette sur Béru lance ce trait d’esprit :

— Par où qu’y s’dégonfle, ce gros machin ?

Nous traversons une période extraordinaire, fatalement ; car, en temps ordinaire, le Mammouth aurait déjà volé dans les plumes de l’insolent et les lui aurait arrachées ainsi que les membres qui les supportent. Pour l’heure, il se contente de lui couler des regards brefs, pleins de sévérité, certes, mais aussi de calme.

— Alonzo, continue le Tentaculaire, c’est bien l’imprimerie Mazoche qui te bricole c’t’affichette ?

— En effet, convient sans barguigner le blafard.

— Tu l’connais, Gontrand Mazoche ?

— C’t un clille, mouais.

— Y vient t’ici pour batifoler de la queue ?

— En effet, c’est un mordu du billard américain.

— Alors vous préférez le faire travailler lui plutôt qu’un autre ? interviens-je.

Le taulier a un mouvement conjugué des épaules et du menton pour exprimer qu’en effet.

— Il fréquente les habitués de votre club ? poursuis-je.

— Pas spécialement, non. Le billard américain peut se jouer seul, il aime assez jouer seul. Quelquefois, on lui propose une partie : un gars désœuvré. Il accepte. Ça ne va pas plus loin.

Le loustic qui se paie la trombine d’Alexandre-Benoît-le-Gros remet le couvert avec ses joyeuses boutades pleines d’esprit.

— Ce sac à merde, déclare-t-il très fort, j’voudrais y enfiler ma queue de billard dans l’ognon, par le gros bout ; je suis sûr qu’il prendrait son pied.

Alonzo se décide à intervenir.

— Hé dis donc, Tord-boyaux, l’interpelle-t-il, mets-y une sourdine, je te prie, je déteste qu’on vienne chercher des patins aux gens qui m’honorent de leur visite.

Loin de se calmer, l’autre rigole :

— Si ça t’honore, des visites pareilles, Alonzo, c’est qu’t’as l’honneur dans le pot d’échappement !

— Tord-boyaux, nom de Dieu !

Mais mon stoïque compagnon s’offre le luxe de calmer le président du club.

— Laisse, Alonzo, tu vas pas choper de l’eurticaire pour si peu. Si on comprendrait pas l’humour, en France, où qu’y faudrait qu’on allasse rigoler ?

Mais ces petites joutes de bistrot ne font pas mon Astra.

— Vous vous intéressez à la musique, Alonzo ?

— Oh, moi, je suis espago de naissance, commissaire. Alors sorti du flamenco…

— Arthur Rubinyol, ça vous dit quelque chose ?

Il réfléchit :

— C’est pas le gus qui a inventé la pénicilline ?

— Non.

— Pourquoi vous m’demandez si je le connais ?

— Quelque chose me dit qu’il est venu ici.

— Il est comment ?

— Très vieux, tout blanc et il a la Légion d’honneur sur canapé ; s’il est venu dans votre crémerie, vous n’avez pas pu ne pas le voir. Ici, il devait se remarquer comme le génie dans l’œil du général Massu.

Alonzo, bien avant la fin de ma phrase, s’est mis à opiner véhémentement.

— Oh, oui… Hier matin. Mazoche jouait sur le billard du fond, là-bas. Ce petit vieux est entré et m’a demandé après lui. Je l’ai désigné. Mazoche s’est arrêté de jouer. Ils sont restés un bon moment à piétiner.

— Le vieux tenait un bouquin sous son bras, continue l’émérite San-Antonio, il l’a posé sur le billard pour le feuilleter, a montré une certaine page à Mazoche…

Alonzo est sidéré.

— Alors vous, pardon, je comprends maintenant que vous n’avez pas volé votre réputation !

— Sûr que non, dis-je, si je volais ce ne serait pas des réputations, mais des fourgons postaux, comme toi, et avec ma part d’auber, je monterais peut-être des clubs de billards pour la jeunesse dorée des environs. Que s’est-il passé après que le Vioque eut montré le bouquin à l’imprimeur ?

— Rien. Ils ont continué de parler un moment, puis le vieillard a mis les bouts avec son bouquin et sa canne.

La canne. Pas de doute : il s’agissait d’Arthur Rubinyol. On gamberge un bout de moment. Alonzo respecte notre méditation.

— Es-tu bien certain que l’imprimeur ne s’était pas fait des potes dans ta taule ?

— Promis ! Vous savez, je sais pas si vous le connaissez : c’est un petit cave assez timide et emprunté, le genre de grand connard qui se pogne devant le poster central de Play Boy et qui boit un verre de limonade ensuite pour se refaire un tempérament.

Il rit.

Bérurier se tourne vers mézigue.

— Bon, c’est tout, j’croye bien pour l’instant, pas vrai, Sana ?

— C’est tout, confirmé-je.

Mon cher ami opine. Il ôte sa veste et me la tend.

— Tiens-la par le col, bien droit, me recommande-t-il, qu’autrement sinon j’ai des soutes à bagages qui se videront.

C’est ensuite au tour de son chapeau. Alonzo, intrigué, le regarde agir.

— C’est un strip, monsieur le principal ?

Le Gros rigole :

— Rassure-toi, je garderai mon bénoche.

Lors, l’Enflure se remonte les manches. Un doux sourire baigné de miséricorde divine transforme sa bouille d’écluseur de rouge en jardin d’Eden.

— Si tu voudras bien m’accorder un instant, gars…

Il s’approche du groupe où le joyeux boutadeur auquel il servait de tête de Turc continue de rouler les mécaniques. Il voit se pointer Béru, tête nue, le cheveu rare collé au front taurin, les bretelles rafistolées avec des épingles de sûreté (bien sûr, étant donné le rude métier du bonhomme), le pan arrière de la limouille sorti à demi. Et il se marre derechef, le surnommé Tord-boyaux.

Sa Grassouillette Majesté vient se planter devant lui, formidable comme un chêne.

— Dis voir, bout d’homme, c’est bien toi qui m’as traité d’sac à merde et qui rêve de m’enfiler un’queue de billard dans l’fignedé, si jeune m’abuse ?

Sa voix est sans âpreté. Calme, posée. C’est le ton du monsieur qui se renseigne sur l’horaire du train qu’il envisage de prendre.

Le mec le désigne à ses potes, d’autres échevelus pas lavés.

— Pépère qui s’met à exiger des explications !

Rires copieux dans l’assistance.

— Mouais, c’est moi, affronte-t-il, pourquoi, ça te tente ?

Sourire béat de béatifié de frais du Gros. Tu dirais le cher Jean Vingt-trois quand il accueillait des petits enfants. Il philosophe à haute voix.

— C’est ben pour dire qu’en a qui sèment le pet pour recueillir la merde, quoi !

Et alors ça se déclenche. Instantané comme le serpent boa plongeant sur l’innocent rat blanc de laboratoire, Messire Béru file son crâne d’airain dans la poire du loustic. On perçoit un bruit comme quand tu marches par inadvertance sur un jouet en plastique de bébé. Le gugus sarcastique a la bouche ensanglantée. Il tombe en garde. Mais sa garde meurt avant de s’être rendu compte de rien. Vraoum, un crochet au bouc. Il fléchit des cannes. Schplof, un direct à la pommette, il bascule en arrière, se tient appuyé, sonné, au billard où il faisait joujou. Alors la suite devient grandiose. Survolté, à l’extrême de sa puissance, Alexandre-Benoît met une main au collet de Tord-boyaux. Une autre à son fond de culotte qui ne va pas tarder à devenir glissant. Et tu sais quoi ? Il le soulève. Avec aisance, comme un lutteur de foire ses haltères creux. Il le tient à bout de bras, tout là-haut au-dessus de sa tête. Il hésite, tournique sur place. Cherche un point de chute convenable, le trouve, se décide, propulse.

Tord-boyaux décrit une trajectoire de cinq à six mètres et va s’écraser sur un billard dont les boules affolées se dispersent en cascadant. Le mec reste inanimé sur le tapis vert. Il rêvasse qu’il se trouve à la campagne, dans des pâturages paisibles où il s’étend pour faire un brin de sieste.

Bérurier le rejoint, sort son Opinel de son bénouze.

— Non ! crie Alonzo qui se méprend.

Le Gros ne fait que trancher la ceinture du locdu. Puis il sépare son futal en deux, ensuite son slip de couleur qui était blanc le jour où il l’a acheté. Tord-boyaux est cul-nu à présent. Pépère le cramponne par la tignasse et le traîne jusqu’à la porte du club.

— Si quelqu’un voudra bien m’ouvrir, dit-il.

Des gens s’empressent. Lors, l’Intraitable jette son tas de loques sur le trottoir.

Ayant fait, il revient dans la salle, se rend auprès des ex-compagnons de sa victime.

— J’voudrais t’un simp’ renseignement, dit-il. Est-ce que quéqu’un aurait quéque chose à objecter ?

Les frimes sont vertes, les regards en partance. Ça déglutit péniblement dans le groupe, en s’effrayant du bruit produit.

— Toi, par exemp’ ? demande le Mastar à un fripon grelottant, m’semb’ qu’tu te marrais comme un petit fou, t’à l’heure, non ?

Et tout en questionnant, il taloche à toute vibure les joues hâves de l’interpellé. Aller-retour, aller-retour, ce de plus en plus vite. Le mec, sa tronche, tu dirais une antenne de radio qu’on a tirée et relâchée et qui vibre à croire qu’elle est mille !

Bérurier l’abandonne pour passer au suivant.

— Rien à dire non plus ?

Avec un coup de genou imparable dans les sacs à malice.

Le gars gémit et se met à dégueuler sur le billard.

Le troisième et dernier pote de Tord-boyaux recule.

— J’ai rien dit, j’ai rien fait, j’ai rien pensé, j’ai rien vu, bafouille-t-il, paniqué au-delà du réel.

— Brèfle, c’est comme si t’éguesisterais pas ? plaisante l’Aimable.

Il hausse les épaules, l’abandonne à sa frousse. Se ravise pourtant et le foudroie d’un uppercut à la tempe. Après quoi, il nous revient en rabaissant ses manches. Pas un poil d’essoufflement. Il est calme comme l’aurore sur le bocage vendéen, comme l’enfant endormi, comme le sexe d’un académicien.

— Je vais te dire, déclare-t-il à Alonzo, ces mômes, ce qu’y z’ont de besoin, c’est qu’on s’occupe d’eux. Y z’ont trop été délivrés à soi-même d’puis sa pu tendre enfance. Moi, j’aurais du temps à m’consacrer, ça m’dirait d’m’occuper d’eux.

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