PARIS

Les premières lueurs de l’aurore se démerdent avec les nuages servant de couvercle à la cuvette parisienne.

Faible circulation. De l’utilitaire : la bouffe. Peu de travailleurs. Le boulot commence tard dans le quartier des Champs-Elysées et le manar de Sarcelles ne fait jamais le crochet par l’Etoile pour se rendre au charbon.

Un lourd camion descend l’illustre avenue que tant de grands hommes (le plus court mesurait 1,84 m) ont remontée. La différence qu’il y a entre les politiciens et les meneuses de revues, gens apparemment de professions similaires, c’est que l’apogée de la gloire pour une artiste consiste à descendre un escalier, alors que pour un politicien elle consiste au contraire à le monter. Donc, le lourd camion, du temps que je déconnais comme ci-dessus, a eu le temps de changer de vitesse à la hauteur de l’avenue George-V et s’est mis à accélérer en direction du Rond-Point.

Il s’apprête à passer devant la pizza Pino qui fait l’angle des Champs-Zé et de la rue de Marignan (Vive François Pommier !) lorsqu’un petit vieillard à la moustache roussie, au chapeau gondolé, au cache-nez traînant, se met à traverser de façon inconsidérée la voie triomphale.

Coup de frein du camionneur qui jure que bordel — de — merde — d’enculé — chiasse — de — vieux — con — de — bordel — de — merde — d’enculé — de chiasse — de — vieux — con — de bordel — de…

Tout en braquant à droite.

Escalade du trottoir.

Le camion ne s’arrête pas pour autant (en emporte l’avant). File comme tu sais quoi ? oui : un dard, dans la vitrine des luxueux burlingues de l’Aeroflot, laquelle volatilise avec un bruit de mur du son franchi allégrement. Vrrraoum ! Qu’heureusement pour le gros camionneur, son véhicule est pourvu d’un long capot, alors que la plupart des camions d’aujourd’hui possèdent une cabine avancée (pour leur âge). Et même, devant le long capot de vieux camion, se trouvent des pare-chocs épais et larges comme des glissières de sécurité d’autoroute, si bien que Bérurier n’a qu’à placer son bras d’aloyau devant sa trogne d’imbibé en arc-boutant bien ses deux cent et quelques livres pour se tirer indemne de l’aventure.

Tu suis ?

Le camion est entré de moitié dans l’agence soviétique. Des gens alertés par la déflagration délit se précipitent mais, plus preste qu’eux z’autres, une voiture pie de la police (immatriculée P.31416) intervient. Bondit devant le sinistre. Trois agents commandés par le plus ravissant des brigadiers (je le connais bien : je le rencontre tous les matins dans ma glace) déboulent. L’un fait le barrage et se met à interviewer le conducteur. Les deux autres foncent dans les bureaux de l’Aeroflot pour procéder aux premières constatations. En réalité, tu l’as compris sans douleur, ils cherchent Arthur Rubinyol. Fouillent tout, partout, en long, large, hauteur, profondeur, très scrupuleusement : la mécanographie, les chiottes, l’armoire de l’aspirateur, la salle des dépêches codées, la cellule insonorisée des passagers en transe, les meubles, les canapés. Nothing, comme on dit à Moscou (à l’ambassade U.S.). Seule trouvaille positive : la canne du grand Arthur, avec cette tronche de Bach comme la bouille d’un ci-devant au bout d’une pique. Elle se trouve plantée dans une magistrale plante verte touffuse que tu verras jamais pousser sur la Place Rouge, à moins qu’elle ne devienne la place infrarouge. Nonobstant cette canne, il n’existe pas ici la moindre trace du virtuose. Et cependant, sitôt que la Pinuchette m’a prévenu, hier soir, l’Aeroflot a été sous surveillance.

Ceux qui ont monté la faction peuvent jurer sur l’honneur que le maestro n’en est point sorti, et qu’on n’a évacué aucune malle propre à lui servir de véhicule. Les bureaux ne possèdent pas d’issue secrète.

Ainsi se trouve posé, entier, un nouveau mystère de la chambre jaune.

Furieux, je m’obstine. La canne prouve qu’Arthur a été neutralisé car sa silhouette est légendaire et il ne se déplace jamais sans elle. Qu’a-t-on fait du cher grand homme ?

Un petit grésillement retentit. Suivi d’une toux façon Dame-aux-Camélias à la fin du dernier acte. Puis l’organe catarrheux de la Vieillasse se fait entendre. Il cause à l’intérieur de son long cache-nez, sans s’être extrapolé le mégot, et les mots qui atteignent mon tympan ont autant d’impact qu’une compresse de coton contre un mur de pierre.

— Attention il se passe quelque chose.

Puis c’est le silence.

— Filons, dis-je à Mathias dont l’uniforme met en valeur la rouquinerie.

On sort à l’instant où d’autres poulets rappliquent. Bref échange avec nos collègues. Eux radinent du Grand Palais. Je leur prétends que nous étions seulement de passage et annonce un rapport pour d’ici très vite. Béru, « libéré » s’occupe de trouver un dépanneur. Je cherche Pinaud sur l’autre rive. Ne l’aperçois pas. Pourtant il devait rester en faction près du kiosque à journaux. Incident imprévu, je suppose ?

Je remonte en voiture corbeau en caressant la tête de Jean-Sébastien Bach.

Deux plombes plus tard, Pinaud n’a toujours pas réapparu.

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