SARCELLES

Joseph Smoulard pourrait, s’il était capable de se tenir à la verticale et de garder les yeux ouverts, poser pour un sculpteur chargé d’exécuter la statue de la banalité. Personne n’est plus insignifiant que cet être. Il existe par excès (ou par défaut). C’est un de ces bourgeons indéveloppés dont la nature aime à s’embroussailler. Tomber du marchepied d’un train de banlieue constitue pour un individu de ce genre l’apothéose de l’aventure humaine. A quel titre s’est-il trouvé mêlé à l’affaire qui me passionne ? Pourquoi son pauvre nom de pauvre bonhomme figurait-il sur une liste aussi composite ? Quel lien, si lien il y eut, l’unit jamais au big maestro, au rabbin, à l’industriel romain ? Hein, réponds ?

— Il bat vachement de l’aile, non ? chuchote Chosacchi. Moi, franchement, je trouve qu’il baisse.

— Qu’en pense le docteur ?

— Vous avez déjà pu savoir ce que pensait un docteur, vous, commissaire ? Alors, bravo !

Smoulard respire pas très bien, mais faut dire qu’il est bardé de tellement de tuyaux ! Ses veines se prolongent dans des appareils et il vit grâce aux béquilles d’un attirail mystérieux.

— A-t-il repris conscience ?

— Plus ou moins.

— C’est-à-dire ? m’étonné-je, vu qu’on est conscient ou non, tout comme l’on est vivant ou mort.

— Quand sa femme lui rend visite, il lui arrive de la reconnaître. Il balbutie son nom. Elle s’appelle Marthe. Elle lui demande comment il se sent, et il répond invariablement « très bien », comme par réflexe.

— Personne n’a essayé de le voir ?

— Deux travailleurs émigrés qui font équipe avec lui sur la benne à ordures, des Tunisiens. On leur a expliqué qu’il était impossible de lui rendre visite et ils sont partis sans insister.

— Vous avez contrôlé leur identité ?

— Naturellement, vous pensez ! Nous sommes là pour ça. J’ai même exigé leur certificat de travail. Ils étaient bel et bien employés par la municipalité au service de voierie. J’ai téléphoné à la mairie de Sarcelles pour confirmation, c’était réglo.

Jack yes[13]. Voilà un officier de police qui ne prend pas son turbin à la légère. Béru intervient :

— Dites, Chosacchi, y m’semb’ que j’ai clappé tout vot’ sandouiche par inadvertansion, j’espère qu’vous n’m’en tiendrez pas rigoriste et qu’vous m’permettrez de boire une gorgée d’vot’ bière. Merci. Sana, selon moi, si tu voudras qu’j’te dise : les tueurs vont pas s’en prendre à ce pèlerin pour l’instant. Ces mecs sont au courant d’tout et y savent impertinemment que ton Smoulard est incapab’ d’en casser une broque. De plus qu’il est surveillé comme du lait su’l’feu. Pourquoi qu’ils iraient-ils prend’ des risques aussi inutiles que superfluxes ?

— Parce que cet état comateux peut cesser et Smoulard répondre à nos questions, gros dégourdoche !

L’Enflure n’aime pas qu’on lui réfute l’argutie. Il boit la boutanche de Pilsen que Chosacchi réservait à ses amygdales.

La vide d’une engorgée féroce de citerne débondée.

— Oh, merde, v’là qu’j’vous aye fait un cul sec, sans y prend’ garde ! s’excuse-t-il.

Notre aimable collègue commence à la trouver pas drôle.

— Dommage qu’il soit interdit de fumer dans cette chambre, dit-il, sinon je vous aurais proposé mon paquet de cigarettes.

— Inquiétez-vous pas, j’sus pas tellement porté sur l’herbe d’la Régie, le rassure Bérurier.

Et il s’allonge sur les deux chaises pour y lire le journal mis en touche lors de notre venue.

Je reste là, les mains aux poches, déconfit, morose, gêné par ces odeurs d’hôpital qui me scient le moral ; contemplant le lit de misère où ce pauvre homme forme un tout petit tas de vie indécise.

Je m’approche du téléphone et je réclame le numéro de notre agence à la standardiste grincheuse. C’est Claudette qui répond.

— C’est vous ! J’allais partir.

— Déjà ?

— Je vais au dentiste !

Ce « au » me paraît de rigueur, connaissant la mère Claudette comme je la connais.

— Il a une grosse bite, le dentiste ?

Elle est de mauvais poil car la voilà qui monte au suif :

— Pour qui me prenez-vous ?

— Pour une fille qui raffole des grosses bites. Mathias est ici ?

— Et comment ! Ça pue dans son labo, l’odeur se répand jusque sur le palier.

— Passez-le-moi et allez vous faire plomber la dent creuse !

Elle bougonne :

— Je commence à en avoir ma claque de cette boîte, va falloir que je me trouve autre chose !

— Méfiez-vous, fillette, dans un autre emploi on vous demanderait peut-être de travailler !

Rageuse, elle me branche sur Mathias, rêvant d’enfoncer sa fiche dans mon œil.

Le Rouillé : Bonsoir, patron, c’est gentil de penser à moi, depuis le temps que vous me laissez sans nouvelles.

San-Antonio : J’ai besoin de tes lumières.

Le Rouillé : De quoi s’agit-il, patron ?

San-Antonio : Un gus accidenté est dans le coaltar depuis un certain temps, or il sait des choses que j’aimerais lui faire raconter.

Le Rouillé : Je vois. C’est un vrai coma ?

San-Antonio : Il lui arrive de reconnaître sa femme et de proférer des mots.

Le Rouillé : Ça change tout. Je peux le voir ?

San-Antonio : Hôpital Jean-Claude Simoën, Sarcelles-la-Grisante.

Le Rouillé : Chambre ?

San-Antonio : Naissance de Saint Louis !

Le Rouillé : 1214 ?

San-Antonio : Mathias, je t’aime[14] !

Pourquoi me suis-je tourné vers le bon rouquin plein de science et de jugeote, de trouvailles hardies et d’idées postconçues ? Comme s’il pouvait faire quelque chose, là où les grands médecins de l’hôpital Jean-Claude Simoën piétinent. J’ai des élans, comme ça. Des impulsions plus exactement. Il m’arrive de décrocher un bigophone pour turluter à un gonzier auquel je ne pensais pas dix secondes plus tôt et qui, à l’instant, me devient nécessaire, voire indispensable. Il faut compter sur sa fougue parfois. Lui obéir, car elle procède d’un cheminement mental dont nous ne sommes pas conscients, mais qui est l’expression suprême de notre vérité. Maintenant, si tu penses que j’en remets, que j’en installe, donne-moi dix balles et j’irai boire un pot.

Voilà, la journée de travail commence à s’achever, dirait Bérurier. Smoulard éjambé repose dans un lit trop long pour lui. La Maison André, le chausseur sachant chausser, où il se fournissait, l’a radié de ses listes. L’inspecteur Chosacchi lorgne l’Immonde comme un mari jalmince lorgne le pied-plat qui fait danser sa gerce au mariage de la cousine Ninette. Il y a un secret en veilleuse dans cette chambre d’hôpital. Parviendrons-nous à le percer ?

Allez, oust, je t’en retourne en Finlande, là qu’on a découvert cette putain de liste fatidique et cosmopolite.

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