INTERCALERIE

Bon, maintenant, v’là la partie évoquée déblayée, ou presque. Alors je te raconte notre retour à Paname.

Sans incidents majeurs, ni même mineurs, voire simplement en bas âge. Nous ne sommes pas repassés à l’hôtel, que tant pis pour nos bagages, c’était un vieux costume de rechange en ce qui me concerne et je m’apprêtais à l’envoyer aux petites frangines des pauvres. Et mes deux autres chemises, qu’est-ce que tu veux, faut savoir passer à pertes et profits. Quant à Bérurier, à l’exception d’un vieux maillot de corps usagé et d’un tube de mayonnaise, il n’avait pas d’autres effets de rechange. Lui, il se simplifie l’existence au cours de ses déplacements.

* * *

De retour à Pantruche, on a eu le bonheur de retrouver Pinuche. Voilà qui t’intéresse, hein ? Baderne-Baderne, c’est ton vieux pote. Il est moisi, branlant, mégoteur, chevrotant, plein d’odeurs indécises, composites, faites de tabac froid, de hardes repassées sales, de calcifs surmenés. Mais c’est commak que tu le veux, la Pine ! Avec ses ergoteries, ses bredouillances, ses navreries constantes et ses maux perpétuels.

Ainsi, voilà donc ce qui lui était arrivé, tandis qu’il me « couvrait » avec son walkie-talkie devant l’Aeroflot (petit drapeau, flotte flotte bien haut !).

Un monsieur ultra-bien s’est approché de lui pour lui solliciter du feu. Pinuche a tendu son mégot. L’homme, comme ça se fait souvement en pareil cas, lui a pris le poignet, afin de le retenir de sucrer et pouvoir lui capter son brasillement. Ensuite, Pinuche ne se rappelle plus rien, sauf qu’il a repris ses esprits dans une clinique de banlieue. Des messieurs avec des blouses blanches, des cheveux coupés court et des accents slaves lui ont expliqué comme quoi il avait eu un malaise, qu’on l’avait amené à la polyclinique du professeur Dupont-Durand (un homme très bien que ses collaborateurs appelaient gentiment camarade Boris, matière de plaisanter affectueusement, et qu’il entrait dans le jeu, le cher homme et répondait da au lieu de oui, niet à la place de non, tout ça…). On lui a fait des tests, à la vieillasse, pour rechercher les causes de son évanouissement. Hypotension ! Faut qu’il clappe des rumsteacks, César. Des tout grands, bien saignants. Seulement, il a contracté une marotte idiote, pendant sa brève cliniquisation : il appelle tout le monde camarade. D’avoir laissé reposer son subconscient lui permet maintenant de piger l’à quel point qu’elle est pourrie, notre société occidentale, navrante de fond en comble avec ces chiens de capitalistes qui faussent tout, accaparent tout, appauvrissent le peuple, le réduisent à merci en l’obligeant de se traîner à genoux pour venir leur manger dans la main ; que l’ouvrier de chez nous en est réduit à mendier du pain pour ses enfants, sa bonne femme à se prostiputer pour leur obtenir la moindre tasse de lait, tout ça. Ah ! que oui, qu’il a bien pigé la cruauté de notre système, le Fossile ! Ses injustices flagrantes, ça surtout : flagrantes ; les pires ! L’individu bafoué, déshonoré, humilié à chaque seconde de sa vie. Il tend le poing, à évoquer. Bref, il voit rouge !

Le Vieux a été plus qu’intéressé : passionné par ce que nous lui avons raconté et rapporté. Il a convoqué des spécialistes américains, belges, monégasques et autres. A l’issue de ce séminaire le verdict est tombé, sec comme un coupe-raie (du cul). Les gonziers de Finlande étaient sans aucun nul doute les émissaires pour l’Europe du Groupe B 14, ce mystérieux organisme dont la puissance ébrèche quasiment celle de la Mafia et qui procède aux liquidations à grand spectacle. On a longtemps cru qu’il s’agissait de terroristes, et puis non, certes, ils bossent également pour des groupuscules politiques, mais leur job est beaucoup plus général. On ne sait pas grand-chose d’eux, malgré l’abondance de leurs forfaits. Ils sont omniprésents, les gueux. Ont des sbires de partout, des appuis de haute quality, des couvertures étanches. Bref, c’est probablement une des têtes pensantes que nous avons neutralisée. Le Boris Orangyz (tiens : deux Boris ça ne fait pas sérieux, non, le docteur Dupont-Durand, on l’appelait camarade Ivan, tu rectifieras ? Merci.) avait disparu depuis plus de dix ans. Ex-espion soviétique, passé à l’Ouest, puis évaporé. On le croyait mort. Il est bulgare comme tous les mecs nés à Sofia de parents nés à Sofia. Un sacré gus. A preuve, quand il s’est vu entre nos mains, il a préféré lâcher la rampe (en anglais footlight, il me semble).

La liste fatidique nous a fait remuer le prosibe. Pour Arthur Rubinyol c’était hélas trop tard, bien entendu, puisque c’est sa mort qui nous a fait grimper jusqu’à Helsinki. Mais vite on s’est remué le panoche pour s’aviser des trois autres. Le rabbin, on a appris qu’il était à Djerba, j’ai choisi de m’occuper de lui. Et t’as vu le résultat, avec ta gueule de Japonais qui aurait chopé la rougeole ? On a confié Aldo Petrini à Béru, la suite, on t’a tenu au courant de. Y avait Smoulard à l’hosto. Accident réel. On l’a placé sous la protection des archers de la République (deux et divisible, où est le crâne de zob qui prétendait qu’elle était une et indivisible ? que je lui fasse recopier cent fois : je suis le roi des cons !) Et puis voilà, et puis ça y est, et puis c’est fini, foutu, râpé. Ils sont morts tous les quatre, et d’autres avec eux. Nous restons avec notre mystère entier et notre ministère en furie. Nous autres, c’est l’orgueil qui va saigner. La carrière en miettes. Adieu veaux, vaches, cochons, poulets. La boucle est bouclée, mais à l’envers.

C’est triste, hein ?

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