Ayant pris congé grand comme ça de la famille Tanktuuvouudraä, nous retournâmes au point d’embarquement pour rentrer à Helsinki. Notre coucou se balançait mollement sur l’onde verte. Le soleil brillait tu sais où ? Au zénith, mon petit, comme je te le dis. Et il y brillerait jusqu’à minuit, pour continuer à partir de zéro heure le lendemain. Le lac Chaariivarï sentait l’ajonc et le bois moussu du ponton. Un pieu planté dans l’eau demeure imputrescible dans sa partie constamment immergée, mais il pourrit aux endroits où il prend l’air quand le niveau du lac change. Cette couronne verdâtre dégage une odeur particulière de limondice[10], un peu âcre, insidieuse et pas désagréable dans le fond, comme toutes les senteurs évoquant la mort.
Notre pilote se tenait dans son cockpit et fumait un cigare hollandais, un bras passé à l’extérieur de l’habitacle.
C’était un grand mec laconique et blond, tellement blond et tellement laconique qu’on pouvait pas arriver à définir ce qu’il était de plus : de blond ou de laconique. Il portait un blouson de cuir plein de poches inutiles à fermeture métallique, un jean, une casquette à carreaux (dont l’un était fêlé parce qu’il avait dû se cogner la tronche en montant à bord), et protégeait son regard de « laisse-pisser-la-Julie », comme dit Béru qui n’arrivera jamais à retenir le nom composé de lapis-lazuli, à l’aide d’énormes lunettes de soleil de minuit.
Nous montâmes à bord sans qu’il fasse un geste pour nous y accueillir. Reprîmes nos places sans qu’il quittât la sienne, et fermâmes la porte de l’hydrachose sans qu’il se donnât la peine de vérifier que nous avions bien enclenché le verrouillage de sécurité. Un gus aussi détaché que sa pomme, pardon, chapeau. Il mit en marche son moteur de gauche, puis celui de droite. Et il décolla sans trop de vérifications, en gars détendu qui fait confiance à la technique.
Nous avions retrouvé nos places et bouclé nos ceintures. Bérurier, l’estomac plein et les bourses vides, dormait avant que les glisseurs de l’appareil n’eussent achevé de s’égoutter.
Chaglaate coula sa menotte sur mon pantalon, caressant du dos de la main toutes les protubérances que j’avais à lui proposer.
— Cette histoire est insensée, dit-elle. Comment se fait-il que la photo de la femme que vous recherchez figure sur l’article consacré à cette Ianora ?
— On a imprimé spécialement un double feuillet qui a été ensuite incorporé au numéro 824.
— Quel travail !
— Ah, certes, il faut croire que ces gens tiennent à ce que l’affaire tourne court. Ils se doutaient que ma réaction serait de me rendre chez les Tanktuuvouudraä. Que là, j’apprendrais la mort de la fille. Ainsi, ils espéraient que je serais amené à tracer une croix sur mes recherches.
— C’était risqué, objecta ma ravissante conquête finnoise. La preuve, c’est que vous avez découvert le subterfuge !
Elle dit juste ce à quoi je gambergeais.
— Exact, c’était risqué. Mais cela pouvait réussir. Cela a failli réussir…
Le zinzin zonzonne bien rond. Son pilote tripatouille des boutons sur le cadran agrémenté de loupiotes vertes et orangées placé au-dessus de sa tête.
Et le génial Santa, tandis que la greluse lui dilate la membrure par ses caresses suaves, eh ben il gamberge en trombe. Et il se dit qu’il va falloir ouvrir bien grands les vasistas, car ces mystérieux messieurs ont dû prévoir une solution de rechange pour le cas où…
Seulement, comment sauront-ils que nous avons découvert la vérité ?
Je sursaute. Mon regard se porte sur Chaglaate. Cette fille trop serviable, qui s’est entichée de moi au point de ne pas aller à son travail ce matin, ne serait-elle pas à leur solde ?
Et je redis tout haut ma toute basse pensée :
— Comment sauront-ils que nous avons découvert la vérité ?
La réponse catégorique m’est fournie dans la seconde qui suit. Une voix retentit dans le haut-parleur de la radio de bord.
Elle ne ressemble pas à ces voix routinières issues de tours de contrôle. C’est comme un ordre brutal auquel le pilote répond par quelques syllabes gutturales.
— Que vient-on de dire ? demandé-je à Chaglaate.
— On a dit « Application immédiate du dispositif Newton ».
Je n’ai pas le temps de gamberger plus avant ; de me demander par exemple : pourquoi Newton ? ni de l’associer à Beethoven : pomme, pomme, pomme, pomme ! Car notre pilote s’est levé de son siège. Le voici qui ramasse quelque chose posé près de lui et s’en harnache en deux temps trois mouvements. Et puis qui ouvre la porte du poste de pilotage et saute dans le vide.
Tout ça, comme dans un film de James Bond. Du ciné. On regarde en comprenant au fur et à mesure qu’on voit. On n’a pas la promptitude qui nous permettrait de deviner. Le gars a sauté. En bas le lac a cessé et c’est la mer de sapins rois des forêts finlandaises. Du bois dont on fait les cercueils.
Pauvre chère adorable Chaglaate que je soupçonnais déjà ! Ce n’est pas elle qui était chargée d’affranchir nos ennemis, mais les micros placés entre nos sièges ! Dispositif Newton ! L’attraction universelle !
Autrement dit, la chute libre !
L’attraction, elle va avoir lieu dans un peu moins de pas longtemps, comme je dis toujours.
La Chaglaate glaglaate.
— Mais ! Mais… mais il… mais il est…
— Parti sans laisser d’adresse, c’est vrai, conviens-je.
Je déboucle ma ceinture pour me précipiter au poste de pilotage.
— Béru ! j’hurle.
Le Gravos ronchonne et continue de pioncer, arc-bouté sur ses rêves.
Ma pomme, d’un calme olympiesque, empare le manche à balai pour essayer de faire un peu de ménage. Pas la première fois que j’aurai piloté un plus lourd que l’air.
Hélas, une forte explosion retentit, immédiatement suivie d’une seconde : les moteurs qui étaient piégés et qui viennent de sauter. Pour le coup, l’hydravion qui avait conservé son assiette se met à tournoyer comme la feuille morte de Verlaine dans un tourbillon. Ça va être la bûche de Noël à travers les sapins !
Chaglaate hurle de terreur.
Béru continue de dormir imperturbablement. A quoi bon le réveiller ? Il s’apercevra bien assez tôt qu’il est mort. Pour ma part, comme toujours dans les cas désespérés, la réalité s’éloigne. Je suis un stoïcien. Mais un stoïcien qui s’insurge. Bon : on va se fraiser la gueule. Qu’y puis-je ?
J’actionne désespérément le palonnier. On cesse de vriller, mais ça tangue. Et on perd de l’altitude tout berzingue.
Le manche tressaute entre mes mains crispées. Au point qu’il va m’échapper. Chaglaate pousse un immense cri en finlandais. Ça produit un truc dans le genre de Hëëïëëë. Elle s’est jetée sur la porte qu’elle coulisse[11].
Le vent engouffre[12] avec un miaulement désagréable.
— Non, Chaglaate ! je lui supplie.
Mais la panique, tu peux rien contre. Une gonzesse folle de trouille n’entend plus rien, ne comprend plus aucun langage. Elle a rompu toute communication avec ses semblables. La conne, voilà qu’elle se jette dans le vide. Je la voix tournicoter, sur ma gauche. On dirait qu’elle plane, qu’elle vole. Et puis elle a un geste à la noix et elle pique un plongeon en arc-de-cercle vers les abîmes du sol. Mon zinc opère une monstre glissade sur l’aile droite.
Je lâche mon manche à balai. Plus moyen de rien. Je dis :
— Seigneur ! fais-moi l’amitié d’exister : on ne va pas se séparer comme ça, merde !
Le coucou devient de plus en plus folingue. Il roule, me malaxe. Je glisse. Cramponne un dossier de siège. Le vent hurle. La chute s’accélère. Et c’est le crash ! Une bioutifoule dislocation du cortège. Ma tête se vide de bruit mais s’emplit de sang. Des scintillements suppléent ma vision. Du bruit continue de se produire tout autour : des branchages saccagés, des dislocations de ferraille. Et enfin, sinistre, lugubrement joyeuse, la perfide chanson du feu. Nous sommes environnés de flammes. Je remue. Suis-je cassé ? Peut-être, mais l’essentiel n’est-il pas d’être vivant. Et Béru ?
Me semble l’entendre à travers le pétillement du brasier. Oui, c’est bien sa voix basse et noble :
— Sacré chierie de bordel ! Qu’est-ce c’est c’te vérolerie d’merde ! Y z’ont ben inventé c’te couillerie d’âne pour faire chier le pauv’ mond’, sacré nom d’Dieu !
Je me force à remuer. A moins d’un mètre de moi, il y a une béante brèche dans la carlingue. Je parviens à l’atteindre. Me coule hors du zinc. Nous sommes suspendus dans des frondaisons sapineuses. Elles crament en répandant une odeur de résine. Béru, toujours ligoté à son siège, pend au-dessus du vide, car le fauteuil est sorti de l’appareil. La fumée noire, d’une âcreté asphyxiante, me chavire. Il gueule toujours, Bibendum ! Comme quoi les ingénieurs sont cons de ne pas être plus ingénieux. Ceintures de sécurité ? Piège à nœuds, oui ! Les flammes lui rôtissent les miches. Je me laisse couler jusqu’à lui, de branche en branche. Tu verrais sa posture, malgré le tragique de la situation, tu irais chercher ton Kodak avant de chercher à l’en délivrer. Il a le fauteuil en guise de carapace de tortue. Et ce fauteuil flambe. Ses quatre membres et sa bite pendent dans le vide.
Je sors mon couteau.
— Je vais trancher la sangle, Gros, tâche de te recevoir au mieux !
Et zioum zioum zioum, me v’là à cisailler la bande de toile renforcée.
— Grouille-toi, glapit le Gradube.
— Je fais ce que je peux.
Et c’est d’autant plus difficult que les flammèches me pleuvent sur la tronche, les épaules. J’ai les mains en sang, du sang pisse de mon visage. Le feu ronfle dans les arbres, se répand à vive allure, attisé par le vent du nord, ce veau !
Je scie pis que le père Tanktuuvouudraä quand il se met à débiter du bois en même temps que des conneries.
Zioum, zioum, zioum…
La ceinture sectionnée laisse partir Béru. Ce valdingue ! Il tournoie comme un crapaud-buffle en battant des bras. En bas, y a une aile en feu de l’hydramerde. Décidément, il quitte un brasier pour un autre, Prosper !
Cela dit, il est très bien. C’est pas le mec à hurler au charron. Fatalitas, lui aussi. Advienne que pourra ! Que le sort aille se faire voir, s’il lui est néfaste. Il ne va pas pousser des cris d’orfèvre, comme une gonzesse qui découvre une souris dans son bidet, sans blague.
Poum ! Il tombe dans le feu. S’y perd.
Je m’hâte de descendre de l’arbre. Car je suis presque indemne. J’ai mal partout, je saigne de partout, ma tronche me fait l’effet d’un chaudron plein de confiture en ébullition, pourtant je peux agir, penser, me mouvoir, m’émouvoir, tout ça…
J’essaie d’approcher de l’aile en flammes, mais la chaleur est si intense que c’est macache. Même un bonze-trameur ne pourrait pas. C’est physique. L’intensité du foyer me refoule.
Alors je tombe à genoux sur la mousse, près du lieu où vient de périr Bérurier. Je suis inapte à tout. Envolé. Ailleurs…
— Tu fais ta prière, ou quoi ? me demande le Gros.
Est-ce bien lui ou son noir fantôme ? Il est vaseux, Alexandre-Benoît. Au sens sale du terme. Pis que vaseux : limoneux. Couvert de bouillasse verdâtre et nauséabonde. Il crache, il tousse, il se secoue.
C’t un marécage, m’explique-t-il. Déjà qu’j’aime pas la flotte, mais alors, d’la commak, t’as intérêt pour ton Ricard à prendre celle d’une fosse d’aisance. Pour un peu, j’en dégueulerais les z’harengs de la mère Michu.
Il crache, recrache, l’expecteur de police.
— C’t à présent qu’j’lu licherais volontiers son bidule à l’aut’cornard. Bon, c’est pas le tout, comm’j’dormais, t’vas m’ôter d’un doute, Sana : not’ hydravion a fait naufrage, si j’comprends bien ?
Je ne réponds pas.
Comment trouverais-je l’usage de la parole alors que mes yeux voient ce qu’ils voient ?
Là-bas, là-haut, à la cime d’un sapin plus géant, plus finnois que les autres, une moitié de la petite Chaglaate pend comme une oriflamme.
Elle s’y est embrochée, disloquée, partagée.
De profundis.