M. Kipeët Pluokksonkuü (l’authentique) habitait une confortable villa du quartier résidentiel. Deux superbes Mercedes stationnaient sur le terre-plein précédant la maison lorsque nous survînmes. Obéissant à mes indications, Martinet se rangea devant l’aimable barrière blanche, purement décorative, qui cernait la pelouse et marcha courageusement vers la demeure du rédacteur en chef.
J’avais confiance. Ce garçon possédait un tel naturel qu’il ne pouvait éveiller les soupçons. Je savais que « les autres » mordraient à pleines dents dans son histoire. Ils prendraient notre ami pour un grand con de rouquin, juste assez marle pour piger qu’il avait assisté à un événement susceptible de lui rapporter de l’argent. Ils voudraient se faire indiquer la retraite de Bérurier au plus tôt. Jusqu’à ce que notre pote barbu les y drive, il ne craindrait rien. Seulement, une fois parvenus à destination, « les fameux z’autres » commenceraient par l’effacer. Le jeu consistait donc, pour nous, d’intervenir avant le ralliement général.
Du temps s’écoula. La discussion devait s’accompagner d’une certaine âpreté. Nous avions ligoté et bâillonné le pilote, l’avions déposé dans le coffre servant de banquette, et, l’œil rivé à une déchirure du rideau, je contemplais la maison du journaliste avec cette acuité dont fait preuve le faucon quand il se trouve placé à bonne distance d’un vrai. La demeure cossue disait l’aisance d’un type arrivé dans un pays chiatique où il n’y a qu’un jour et qu’une nuit par an.
On devinait, à travers les baies aveuglées de rideaux, des pièces moelleuses et bien éclairées où l’on devait beaucoup séjourner.
Et puis, alors que l’impatience me grouillait aux miches tel un boisseau de fourmis, la porte se rouvrit et quatre hommes parurent. J’en reconnus deux : Martinet et le faux Kipeët que nous avions rencontré au journal. Outre eux, il y avait là un gros bonhomme chauve et un grand gonzier avec un blouson de cuir et un bonnet à la con. Le type chauve (sans doute le vrai Pluokksonkuü) prit congé des trois autres et attendit qu’ils fussent partis pour refermer sa lourde. Martinet et les deux copains discutèrent un petit chouillet, debout devant les Mercedes. Notre bon barbu désignait le camping-car. A la fin il s’avança seul vers nous tandis que ses escorteurs s’engouffraient dans l’une des Mercedes. Il monta à son volant en fredonnant « Paris est une blonde » et s’abstint de parler. Nous ne bronchâmes pas. Martinet opéra alors une manœuvre pour retrouver la direction souhaitée tandis que la Mercedes procédait de même sur le terre-plein gravillonné.
Le maigre cortège (ça commence par deux) s’organisa. Nous roulions devant, à allure modérée, les deux autres calquant leur vitesse sur la nôtre.
Quand nous fûmes dans une zone obscure, Martinet se mit à parler, certain que les autres ne pouvaient apercevoir le mouvement de ses lèvres dans son rétroviseur.
— T’as vu ça, le flic ? me lança-t-il. Comme dans la résine, nom de Dieu ! Comme dans la résine !
Il était joyeux parce que satisfait de sa prestation.
— Ils sont vachement tatillons, déclare notre copain. Le nombre de questions qu’ils ont pu me poser ! Pourquoi je m’adressais au Dypaä Cekkoneri au lieu d’aller à la police, ça, surtout, ça les tracassait, je leur ai répondu que la police, elle ne me refilerait pas d’argent. Si je carillonnais à la porte de ce journal, c’est parce que le gros Béru en parlait en termes véhéments. Enfin, quoi, j’ai joué le jeu à bloc. J’ai fini par leur arracher la promesse qu’ils me verseraient dix mille marks finnois. Ils ont commencé par m’en allonger deux mille, à titre d’acompte.
— Qu’est-ce qu’ils risquent, plaisantai-je, du moment qu’ils croient les récupérer après t’avoir filé une prune dans la tignasse.
Il décrit un début d’embardée.
— Sans blague, ils mijotent ça ?
— Tu n’espères pas qu’ils vont laisser en libre circulation, un type qui les fait chanter…
Un temps succède.
— Moi, fait Bérurier[19], j’ai un plan à proposer pou’ c’qu’est de manipuler ces tordus sans trop d’risques.
— Vas-y, invité-je, sachant sa pertinence impertinente.
Il y va.
— Si on leur bondit su’ la coloquinte à l’arrivée, y risquent d’réactionner plus vit’ qu’on n’pense, vu que c’est pas des enfants d’chœur et qu’a un p’tit coinceteau de leur gamberge qui reste en méfiance. Donc, vaut mieux les endoffer à la surprenette, comme si ça serait taxi dentelle. C’que j’croye, c’est que le rouqu’moute d’vrait passer à l’endroit marescageux. Av’c son campinge-car, y n’craint rien, mais les aut’ s’enlis’ront. Alors y z’appel’ront pour réclamer d’l’aide. L’Rouquin dira qui va les s’haler. Et c’est tandis qu’nos deux gredins seront occupés à la manœuv’ qu’on y f’ra leur jubilé. Corréque ?
— Chiément pensé, applaudis-je à grands cris. Quand tu te mets à phosphorer, Gros, c’est vraiment le plein feu.
Notre grosse tuture bagote dans la patouille. On tangue. Ça dérape du dargif. Ça éclabousse et la merdaille gicle contre la carrosserie avec un bruit de pale de ventilateur tordue. Nous avançons de plus en plus doucement.
— Ils ont un sacré mal à nous suivre, annonce Martinet. Je ne pense pas que ça dure longtemps encore.
Effectivement, à peine vient-il, que d’impérieux coups de klaxon lui intiment de stopper.
Il s’arrête et se défenestre à demi pour crier une question. Les autres lui répondent une réponse, comme dirait Maurice Druon. Bien que je continue d’ignorer le finnois, fût-il mâtiné de finlandais, je comprends parfaitement le sens de l’une et de l’autre.
Martinet dit des trucs qu’on se demande où il a pu apprendre un dialecte aussi saugrenu au milieu de ses forêts nordages. Puis il saute de la cabine de son campinge-car et vient ouvrir les portes arrière en branlochant bien la poignée avant d’ouvrir pour nous avertir qu’on ait à se cacher. En effet, les phares des suiveurs sont dardés sur sa roulotte. Mais nous, tu penses qu’on a pigé et que nous sommes déjà, qui dans la penderie, qui accroupi derrière le bloc cuisine.
Le Rouquin ouvre un coffiot situé dans le plancher de son zinc, cramponne un filin pourvu de boucles et de crochets et va à la pompe de nos petits amis. Ça discutaille vilain. Les mecs sont mécontents. Martinet hausse le ton, pour expliquer probably qu’il n’est pas responsable de la route, tout ça… Il s’active en causant. Moi, ce qui me fait noirement chier, c’est ce couple de phares braqués sur nous, comme des projos sur une scène ce théâtre. On ne peut rien fiche dans cette garcerie de lumière, le rouillé ne le comprend-il pas ? Faut croire que si, puisqu’il se met à bougonner quelque chose, en s’affairant devant le pare-chocs avant, et l’un des gus interrompt le plein phare pour laisser ses loupiotes sur la position lanterne.
Je ne sais pas si le plan du Gros est tellement faramineux. Nous sommes distants de nos adversaires d’une douzaine de mètres qu’il va falloir parcourir en pataugeant dans de la fange ; si bien qu’à notre seconde enjambée ils seront alertés et qu’à la quatrième nous risquons fort d’être morts. Et quand tu es mort, c’est fait pour tellement longtemps qu’il convient de bien réfléchir avant de se décider.
— Ben on fonce, quoi, merde ? chuchote l’Enorme qui en a classe de se tenir à croupetons.
— Je ne le sens pas, fais-je.
— A cause qu’t’as l’nez bouché, ricane le Mémorable.
— Ils vont nous retapisser recta dès qu’on pointera nos physiques de cinéma, Gros. Et on ne peut pas se déplacer dans cette pétaudière comme sur le champ de courses d’Ascot : on y enfonce à mi-mollets.
Pris de bref par ma remarque, il se contente de tourner trois fois sa langue dans sa bouche, ce qui suffit à produire un boucan d’étable en effervescence.
Je me tais en entendant fredonner Martinet. Il fredonne fort, tout en s’activant. Lâchant de çà et là une bribe de la chanson. Paris, reine du mon on de…
Ayant fixé le filin au pare-chocs de la Mercedes, il se rabat vers le camping-car, sans cesser de chantonner. Seulement, minute, il brode, l’artiste. Maintenant, les paroles sont de lui. Il a pas le temps de faire rimer. Il ânonne, sur l’air de music-hall fameux :
« Pas bouge, ils font gaffe
« Sulfateuse en pognes, ta nanan nana nanèère…
« Un mec va monter avec moi, tani nani nani nana
« Pour alléger leur tire pompompompon pompon pompère…
Ça y est, il a fini de fixer sa boucle épissurée au crochet de traction du camping-car.
Il referme les lourdes. Fectivement, un des deux vient prendre place à son côté. On repart mollissimo jusqu’à ce que le filin soit tendu. Puis c’est le halage. Les roues arrière patinent un grand coup. L’attelage s’ébranle. On se déplace de dix centimètres, quinze au plus, le temps d’aller acheter un mètre à la quincaillerie du coin et je te fournis la précision que tu espères avec tant d’impatience. Attends… Oui : quinze centimètres ! Bon, go ! Nouvel effort. Ça chicane de plus belle. Le type assis près de Martinet se met à vociférer. Je vois passer et repasser la pointe de sa mitraillette par la lucarne de séparation. Et je me dis que, merde à la longue, on ne va pas passer la nuit ainsi à jouer au petit pompier. Béru s’est dit kif kif puisqu’il s’est dressé. Attends, faut pas que je t’en perde, bien te raconter tout dans le détail. Entre la cabine du conducteur et l’intérieur de l’habitacle, il y a une simple cloison de bois vissée dans un cadre métallique.
Seule, donc, cette cloison nous sépare des deux hommes installés à l’avant. Béru est situé exactement derrière le passager de Martinet. Ce dernier ne peut donc l’apercevoir, à moins qu’il ne se penche vers le guichet de communication, chose qui ne lui vient pas à l’esprit pour le moment. Alors le Gros — ça c’est tout lui ! — a décroché de la cloison où elle se trouvait fixée par des sangles de cuir, une belle cognée dont le fer pèse au moins vingt kilogrammes et dont le manche en arc de cercle est relativement court. Il assure bien celui-ci dans ses robustes mains d’orfèvre (l’un des trois), situe approximativement la position du passager, élève sa hache en prenant soin qu’elle ne racle pas le plaftard, et l’abat de toutes ses forces contre la cloison qu’elle pulvérise sans tu sais quoi ? Coup férir.
Soudain, nous sommes en prise directe avec les passagers avant. Martinet continue d’emballer son moulin, le pied sur l’accélérateur. Il est baba, le floconneux.
Il mate son voisin, nous défrime dans son rétro, bigle le pare-brise éclaboussé de son véhicule et clapote des choses sur un ton d’oraison.
— Mais t’as saccagé mon camping ! il fait… Mais tu lui as fendu la gueule !… Mais c’est plein de sang partout !… Mais il est mort comme une vache !… Mais…
Je m’avance dans la brèche pour évaluer les déprédations. Il est exact que le type à la mitraillette ait le crâne ouvert, pile comme Charles le Téméraire quand ce Suisse aux bras noueux lui a fait philippine. Il est non moins exact que la cabine soit ruisselante de sang, par voies (sectionnées) de conséquence.
— T’en fais pas, plaide Béru, un coup d’Ajax et y nid paraîtra pu.
Pendant cette conversation de salon, les roues du camping-car continuent de brassebouillonner.
— T’emballes trop ton moulin, affirme le Gravos. J’s’rais de toi, j’enclencherais le crapatage.
Martinet se ressaisit, mais il continue de fulminer.
— Tu parles d’un manche à couilles, cézigue, démolir ma tire à coups de cognée ! Le prix que j’ai payé cette charrette, merde !
C’est ce qu’il retient de l’accident, le barbu rouquemoute. Souvent, tu observeras, les hommes mouronnent pour des détails.
— Avec le blé qu’ils t’ont refilé, tu pourras t’en acheter une autre, dis-je espérant le calmer. Allez, arrache-moi l’autre tordu de la merdouille, lui, je sais comment l’opérer, car il me le faut vivant.
Notre pote remet la guimauve. Rassemblant toute sa science mécanique, il parvient à tirer la Mercedes hors du bourbier. Notre allure redevient plus normale. Alors je fais basculer le mort sur le plancher et je me coule à sa place. Ensuite de quoi je chope la mitraillette.
— Je vais sauter par la portière de droite, annoncé-je à mes équipiers. Martinet, tu fileras alors un grand coup de patin de façon à ce que l’autre se cramponne à son volant et que sa tire parvienne rapidement à ma hauteur. Quand nous aurons opéré notre jonction, lui et moi, tu stoppes et vous radinez à la rescousse.
Martinet répond que oui et me recommande d’épargner son véhicule si je suis amené à faire usage de la sulfateuse. Sa grande bagnole, c’est comme qui dirait sa maison, pis : sa compagne. Cela fait des années qu’ils vivent ensemble. Ils ont leurs habitudes. Ils s’aiment, quoi.
Je pose la main sur la poignée de la porte.
— Prêts, les gars ? Alors allons-y !