PARIS

Mathias a déposé le petit bout de sourcil postiche dans l’un de ces sachets de plastique dont il a plein les poches de son gilet de notaire.

— Mathias, murmuré-je, as-tu vu le père Rubinyol quand il a séjourné ici ?

— Sachant par Claudette qu’il était chez nous, je me suis permis de venir dans l’antichambre sous un prétexte quelconque. J’ai la plupart de ses disques et ma femme qui a fait deux années de Conservatoire…

— Avait-il de faux sourcils ? l’interromps-je.

— Lui ! Ah sûrement pas, monsieur le commissaire.

— En es-tu certain ?

— Je le jurerais sur la vie de mes enfants, monsieur le…

— D’où te vient cette certitude ?

Le Rouquin a une expression réprobatrice. C’est pas un vaniteux, mais il n’aime pas que l’on mette en doute ses qualités.

— Vous savez bien, monsieur le commissaire, que j’ai l’œil pour repérer ce genre de chose ? Moi, une moumoute, des cheveux teints, une prothèse dentaire même parfaite, je les détecte au premier regard. Rappelez-vous cet espion iranien dont j’avais remarqué qu’un des petits pois de sa cravate recelait des micro-films !


La porte s’ouvre sur Bérurier.

— Qui veut des frites ? demande notre Valeureux en s’avançant, les bras chargés de pommes de terre croustillantes qui sentent la gare du Nord et la loge de concierge à midi.

— Moi ! accepte Claudette.

Bonne âme, le Gros verse une partie de sa cargaison sur le bureau de la donzelle, sans se soucier du sous-main de cuir ni du courrier fraîchement tapé. Claudette le traite de porc. Sévère riposte de l’Incriminé qui brode sur le thème de l’homme généreux dont les largesses ne sont pas appréciées à leur juste valeur et qui finit par pisser au cul de ces connasses vaniteuses pour lesquelles une innocente tache de graisse justifie les plus noires ingratitudes, qu’après tout, merde, il est trop bon de donner ses frites à cette pompeuse de paf éhontée, et que tiens donc, il les reprend, ma vache, ça l’apprendra.

— Tu tombes à pic, coupé-je, suis-moi.

— Où ce que ?

— On va rendre visite à un éditeur.

— Tu médites bien assez suffisamment comme ça, jeu-de-motise Alexandre-Benoît.

Peu rancuneux, il se penche sur le burlingue à Claudette ; approchant au plus près son visage de séducteur du sien.

— Allez, rancune pas, dit-il, t’veux qu’ j’ te dise quèque chose de passionnant, môme ?

— Quoi donc ? demande la ravissante, sans se méfier.

Béru avance encore sa trogne de la frimousse de notre secrétaire. Puis il lui balance un rot à l’huile de cheval qui coucherait un champ de blé mûr.

— Sale dégueulasse ! trépigne la malheureuse jeune fille, je ne resterai pas davantage dans une boîte pareille ! C’en est trop, je donne ma démission !

— Chouette, non ? me dit l’Infâme, t’ vas p’t-êt’ pouvoir engager une vraie escrétaire à la place. Choisis-z’en t’une qu’aura un peu plus d’ nichons, plize. Césarine, elle flanchait nett’ment du balconnet. Ses ogives chercheuses, on avait d’ la peine à les trouver, c’ qu’est t’un comb’ !

— Je pars, me dit Claudette avec l’expression d’une sainte Blandine qui ferait pipi dans sa culotte avant d’entrer dans l’arène aux lions.

— O.K., à ce soir, réponds-je en lui virgulant une main tombée au prose.

« Tu devrais lui faire une petite fleur, histoire de la calmer, soufflé-je à Mathias. Si Pinaud donne signe de vie, laisse-moi un mot sur mon bureau ! »

* * *

Le public imagine toujours que les éditeurs sont des gens somptueusement installés dans des locaux ultra-modernes et que le scotch coule à flots, que les secrétaires sont belles et salopes, tout ça bien. Tu parles ! Le luxe c’est valable pour le Fleuve Noir qu’a le privilège unique au monde d’éditer des auteurs qui tirent mieux que des cheminées de hauts-fourneaux. Chez nous, oui, y a de la moquette de dix centimètres, des portes à cellule photoélectrique, du champagne plein les bureaux, des jolies secrétaires habillées par Sonia Rykiel, des divans recouverts en peau de suédoise, des cloisons insonorisées tendues de soie ; y a en permanence un orchestre de chambre qui joue des trucs délicats, diffusés par circuit interne, pour endormir le personnel. T’as besoin de quèque chose, y t’ suffit d’appuyer sur un bouton. T’as besoin de rien, pareil ! Un simple bouton et t’as rien ! T’arrives : une hôtesse en bikini et chapeau haut-de-forme t’épingle une rose à la boutonnière (le P.-D.G. est socialiste). Dès que tu dépasses cent mille de tirage, on développe un tapis en poils de cul devant toi et t’es sucé dans l’antichambre par le service d’accueil. T’as des appareils distributeurs de chèques approvisionnés où il te suffit de taper la somme que tu veux en à-valoir pour que la belle image B.N.P. sorte de la fente. Non, franchement, je serais un nain gras de pas reconnaître le combien notre maison est aboutie dans le genre. Que d’ailleurs ça se bat pour y entrer : les potes des autres maisons à polars. Chaque jour, on doit appeler Police-Secours because ils s’empoignent pis que des chiffonniers devant les portes. Tiens, à propos de portes, tu te figures qu’elles sont en cuivre ? Pauvre con, va ! Du jonc, oui ! 18 carats, s’il te plaît ! Qu’est-ce que tu crois ? Je te dis, ça, c’est le Fleuve Noir.

Seulement t’as le reste.

Les bouffe-merde qu’éditent de la pseudo-littérature. Ceux qui font dans le para-génie ou dans le para génial. Qui publient des choses qu’on peut pas s’imaginer que des gonziers pensent à écrire ça ! Des trucs dont il est pas possible d’envisager qu’un seul mec au monde puisse les acheter, même avec le canon d’un revolver appuyé sur la nuque !

Et ce reste que je te fais état, l’aminche, constitue la majorité. Pas écrasante, oh que non ! Bien trop nulle pour écraser quoi que ce soit ! Ainsi, les éditions Gontrand Mazoche, peu connues, pas rentables, se situent dans une vieille imprimerie au fond d’une impasse lépreuse du côté de la République. Affaire de famille. Elle a connu des heures plus glorieuses, au temps du grand-père Jules Mazoche spécialisé dans les livres scolaires. Et puis le fils a été moins à la hauteur, et le petit-fils, quant à lui, c’est le franc navet, d’après ce que nous raconte le vieux comptable qui a connu les deux générations précédentes. Il continue de faire fonctionner les bécanes déglinguées en publiant des œuvres vachetement confidencieuses, de celles qui tirent à mille et se vendent à deux ou trois exemplaires à des aveugles fourvoyés. Titres du catalogue : « La pelade chez les ânes de la Basse-Egypte » ; ou : « Les lépidoptères de la région Nord de Vaison-la-Romaine ». Le vieux comptable, il acquiesce que c’est bien eux qu’ont publié l’altelas de giographie, comme dit Béru. Une réimpression. L’ouvrage fut édité par le père de Gontrand, Ludovic Mazoche. Là-dessus, l’Alsace et la Lorraine sont allemandes et il existait l’Afrique Equatoriale Française à la place des nouveaux bleds indépendants d’aujourd’hui. Mais ils ont rajouté des additifs récents à cette relique, entre autres ce chapitre sur l’ethnographie. Qu’avant, les expressions étaient pas appropriées. On montrait la photo d’un Noir et on disait : « nègre du Soudan », ce qui fait mauvais effet de nos jours où on surveille son vocabulaire et qu’on dira Monsieur à un Crouille marchand de cacahuètes, précise le comptable.

Je lui désigne le portrait de la fille qui intéressait Rubinyol. D’où vient ce cliché ? Il sait pas. C’est Gontrand qui se charge de la documentation. Y a qu’à qu’on lui demande, nous dit-il, il se trouve présentement dans l’imprimerie avec des clients. Alors on pousse une porte vitrée à va-et-vient. Et puis on traverse un local encombré d’imprimés de toutes sortes qui puent le vieux papier jauni. Et le bruit d’une petite machine à retiration fait son cling-pong, cling-pong. Sa Majesté et moi, nous enquillons une deuxième lourde. Descendons trois marches noires. Ça sent bon l’encre, le faf, la poussière accumulée. L’imprimerie n’est éclairée que par des verrières en dents de scie dont les verres ne laissent presque plus passer la lumière. Nous nous dirigeons vers le bruit concasseur, le cling-pong sempiternel. On aperçoit l’imprimeur, de dos, loqué d’une blouse grise d’emballeur. Faut s’approcher pour piger qu’il est attaché à l’avant de la machine, par les jambes et les pieds. Il a le buste incliné. On accourt. Drôle de vision, mon biquet. Magine-toi que ce pauvre grand, on te lui a joué un de ces tours, non, je te jure… Quelqu’un a sorti son sexe de sa culotte. Lui a lié une ficelle en arrière des roustons[4]. A attaché l’autre extrémité de ladite ficelle en la tendant le plus possible après le système de ventouse qui cueille sur sa rame la feuille à imprimer pour la déposer sur la matrice encrée. On a agi de la sorte au moment où l’appareil se trouvait en position avancée par rapport à l’imprimeur. Ensuite on l’a remise en marche. Et tu juges de la jouissance pour ce pauvre Gontrand dont les génitoires se sont trouvés brutalement étirés d’une trentaine de centimètres. Cette secousse dans les précieuses réticules ! Chlag ! Mamma mia ! Il en a vomi sur son plastron, l’éditeur. Sûr qu’on a agi ainsi pour lui faire dire quelque chose qu’il s’obstinait à taire. Et sans doute qu’ils ont enclenché la manette électrique par menus à-coups, sinon la brutalité de la machine aurait eu les conséquences qu’elle a engendrées ensuite, à savoir que son bouquet de printemps, au hotu, est arraché de son bas-ventre et qu’une sarabande répugnante de filaments, tripettes, viandouille et j’en passe, l’unissent encore au corps du pauvret.

La machine continue inexorablement. Des imprimés jaunes s’empilent. Le bigoudi torturé du gars se détend et se retend. Le sang a éclaboussé toute la bécane.

Je baisse la manette. La machine stoppe. Le silence se refait. J’examine le visage du supplicié. Palpe son pouls. Naze !

La troisième génération des Mazoche vient de tirer son faire-part.

— Ça démarrait tout culment, cette affaire, pourtant, je murmure. Quand le vieux Rubinyol m’a demandé de retrouver la femme de la photo, j’ai cru à une gâtocherie de vieux kroum. Mais tout ça prend un aspect pas ragoûtant.

Je retourne vers le vieux comptable bleui sous le grand livre. Il a la frime grise et bleue, et les lèvres franchement bleues, de même que le pif et les oreilles. Tu dirais un Picasso de l’époque bleue, quoi !

— C’était quoi, les clients de Gontrand Mazoche ? je questionne.

Il relève la plume, puis la tête, puis ses lunettes.

Met un temps pour prendre les dimensions de ma question.

— Vous voulez dire les clients aves lesquels il est allé à l’atelier ?

— Oui ?

— J’ sais pas.

— Vous ne les avez pas vus ?

— Non. Il venait de boire un jus, il m’a juste dit : « Je suis à l’atelier avec des clients. »

— Où sont les ouvriers ?

— Quels ouvriers ?

— Ben, ceux de l’imprimerie.

Le vieillard bleu caresse les poils de son oreille volumineuse.

— Il y a belle lurette que nous ne sommes plus que tous les deux.

Il se repenche sur sa colonne mystérieuse.

J’hésite à le prévenir. Il va bien falloir, pourtant.

A cet instant, Béru me rejoint. Il s’évente la trogne avec l’un des prospectus jaunes qui s’imprimaient pendant l’écouillage de Gontrand.

Me le brandit sous le nez :

— T’as vu, Mec ?

L’affichette célèbre les mérites d’un club de billard de la proche banlieue.

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