XIII MARIE CHARMANT

Nous croyons avoir dit que sur le palier du quatrième, dans la maison de la rue Letort, s’ouvraient trois portes. L’une était celle du repaire où s’était embusquée La Veuve. Sur le deuxième, on pouvait voir une carte de visite, clouée aux quatre angles, sur laquelle on lisait ces mots tracés par une main maladroite:


Mlle MARIE CHARMANT

Fleuriste-bouquetière. On livre en ville.


La troisième porte était plus mystérieuse; elle était toujours fermée.


Disons enfin que du palier partait un petit escalier étroit et raide qui aboutissait à un galetas. Or, ce galetas faisait partie des dépendances locatives de La Veuve, et, grâce à un retour du toit, était situé en partie au-dessus du logis de la bouquetière des rues.


Cette rapide topographie esquissée, nous entrerons, s’il plaît au lecteur, chez Marie Charmant, par un après-midi de février, c’est à dire environ une vingtaine de jours après la scène que nous venons de retracer.


Le logis se composait de deux petites pièces et d’une sorte de niche creusée dans un gros mur. La première pièce était ce que Marie Charmant appelait son salon de réception. La deuxième servait de chambre à coucher. La niche contenait un fourneau: c’étaient les cuisines, disait la jolie fille des rues. Le salon de réception était encombré d’une table où elle disposait ses fleurs, en revenant des Halles, tous les matins, pour en faire des bouquets. C’était pauvre, mais clair, d’une jolie gaieté, avec le papier à fleurs bleues collé sur les murs, avec les photographies d’actrices en vogue disposées en éventails, avec des menus bibelots de quatre sous disposés avec un goût inconscient mais sûr.


Il y avait là, outre Marie Charmant, deux habitants, commensaux de la maîtresse du lieu. Le premier avait son domicile particulier dans une cage et faisait profession de chanter: c’était un chardonneret qui s’appelait Gugusse. Le second était un chat blanc tigré de noir, intelligent, indépendant comme tous les chats, mais aimant comme tous les chats qui se savent aimés: il s’appelait Type, nom qui avait dégénéré peu à peu en Titype, puis en Bibi nous ne savons pas pourquoi.


Ce jour-là, donc tandis que Gugusse exécutait des trilles comme il n’y en a dans aucune musique, et que Titype, allongé de son long sur un petit tapis, jouissait béatement de cette jouissance à laquelle atteignent bien peu d’hommes – se laisser vivre! – Marie Charmant, qui venait de terminer son déjeuner, rangeait sa vaisselle dans un petit buffet en noyer faisant vis-à-vis à l’armoire à glace dans le salon de réception, touchante et naïve confraternité de meubles disparates.


Contre son habitude, la gracieuse bouquetière était inquiète et soucieuse. Parfois, elle s’arrêtait dans son va-et-vient, imposait silence à Gugusse, premier ténor du lieu, et, immobile, le cœur battant, elle écoutait.


Tout à coup, quelque chose comme un gémissement lointain, étouffé, lui parvenait:


– Ça recommence! murmura-t-elle en tressaillant. Voilà une bonne quinzaine que j’entends cela!… Qu’est-ce que cela peut bien être? Pas mèche de le savoir. On dirait un enfant qui pleure… ou quelqu’un qui appelle au secours… Est-ce que la maison serait hantée? C’est ça qui serait rigolo!… La nuit… c’est la nuit surtout que j’entends ces plaintes qui ressemblent à celles du vent dans les cyprès des cimetières…


Elle écouta encore. Mais n’entendant plus rien, elle reprit son travail.


– Pour sûr que ça vient d’en haut, continua-t-elle. En haut, c’est le galetas de La Veuve. Qu ’est-ce qu’elle peut bien fricoter?… Je me méfie de cette figure-là, moi! Elle porte le crime sur son visage, cette femme. Aller lui demander ce qui se passe depuis près de vingt jours dans le grenier? Plus souvent, ma biche! Pas si bête!… Voyons… Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour savoir?… Pardieu!… Je vais prendre mon balai et cogner au plafond!…


Marie Charmant exécuta à l’instant même son projet. Elle allait heurter… À cet instant, on frappa à sa porte…


Elle s’arrêta, saisie, toute pâle, les yeux tournés vers la porte.


Elle ouvrit en tremblant…


Et alors, de pâle qu’elle était, elle devint subitement pourpre; elle demeura interdite: devant elle, le chapeau à la main, un jeune homme de vingt-cinq ans environ, ganté de frais, irréprochable avec son pardessus du bon faiseur, ses souliers éblouissants, son pantalon au pli savant, sa cravate sobrement opulente sous un col immaculé; ce jeune homme, donc, monocle à l’œil, souriant, beau garçon, à coup sûr, robuste et souple, s’inclinait avec grâce devant la pauvre bouquetière, et disait:


– Mademoiselle, voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder une minute d’hospitalité? J’aurais un service à vous demander, léger pour vous, important pour moi. Et pour excuser ce que ma démarche pourrait avoir de trop hardi, peut-être, laissez-moi vous dire que je suis votre voisin…


– Entrez, monsieur. Entre voisins on se doit aide et assistance.


– Voilà qui est admirable, s’écria le jeune homme en entrant et en s’asseyant sur la chaise que lui avançait la bouquetière; c’est précisément aide et assistance que je viens vous demander!


– Parlez, monsieur, et si je puis… soyez sûr…


– Avant tout, dit-il en toussant légèrement dans le bout de son gant, permettez-moi de me présenter: je suis M. Ségalens…, Anatole Ségalens, licencié ès lettres, auteur de deux plaquettes en vers, de trois romans qui attendent un éditeur et de deux drames qui dorment, l’un à l’Ambigu, l’autre à la Porte-Saint -Martin… À la recherche d’une place de reporter dans un bon journal, continua Anatole Ségalens. Je suis sur le point de débuter dans un grand quotidien. Voilà qui je suis, mademoiselle, et j’ajoute que je demeure, 55 faubourg Saint-Honoré, quartier aristocratique, comme vous le savez certainement.


– Mais, balbutia Marie Charmant étourdie, je croyais… que vous habitiez… enfin, que vous étiez mon voisin?…


– Permettez!… En chair et en os, j’habite, rue Letort, cette maison même, en ce quatrième étage. Mais sur ma carte de visite, j’habite, 55, faubourg Saint-Honoré, c’est-à-dire que, moyennant cinq francs par mois, la concierge de cette luxueuse maison reçoit mes lettres, et, moyennant un supplément de dix francs également mensuels, elle répond à toute personne qui vient me demander que je viens de sortir… De cette façon, mademoiselle, nul ne sait que je loge en ce taudis et que je suis trop pauvre pour avoir une adresse avouable.


Et, avec une fierté nuancée de modestie, le jeune homme exhiba d’un carnet en cuir de Russie un bristol impeccable qu’il tendit à Marie, stupéfaite, et qui était ainsi libellé:


ANATOLE SÉGALENS

55, faubourg Saint-Honoré.


Marie Charmant était confondue de la confiance de ce jeune homme qui, du premier coup, lui racontait ainsi ses petits secrets. Marie peut-être en était plus touchée encore, et son cœur battait d’un émoi dont elle ne se rendait pas compte.


– J’aurais peut-être dû mettre: Anatole de Ségalens, mais la particule est portée par tant de mufles… Je vois, mademoiselle, continua Anatole Ségalens en souriant, que je vous étonne. Sachez donc que, lorsque je quittai Tarbes, ma ville natale, il y a quelques mois, pour entreprendre, moi aussi, ma petite conquête de Paris! mon oncle Chemineau – le frère de défunte ma pauvre mère… c’est lui qui me recueillit quand j’eus le malheur de rester orphelin, c’est lui qui m’éleva… un bien digne homme, mademoiselle! – mon oncle Chemineau, donc, me dit en tirant de sa pipe de grosses bouffées émues: «Tu veux faire un trou, c’est juste. J’ai une petite rente de deux cents franc par mois: nous partageons la poire et tous les mois, tu recevras cent francs. Avec les cent qui me resteront, moi, je serai comme un Crésus, par ici. Mais toi, à Paris, avec la même somme, tu seras comme un Job sur la paille. Je te préviens que ce sera dur…» Et c’est bien dur, en effet, mademoiselle! ajouta le reporter avec un soupir.


«Mon oncle Chemineau ajouta simplement ceci: «Donc, tu vas vivre avec cent francs par mois jusqu’à ce que tu aies trouvé un digne emploi de tes talents, qui sont variés, je m’en flatte. Je vais te donner trois choses qui t’aideront à grimper à l’échelle: la première, c’est ma bénédiction; la deuxième, c’est un billet bleu de cinq francs que j’avais mis de côté et qui sera ta mise de fonds; la troisième, c’est un conseil.»


«Je reçus sa bénédiction, avec reconnaissance, je serrai sur moi le fameux billet bleu, et avec grande attention j’ouvris mes oreilles toutes grandes pour le conseil. Le voici: «Être, me dit mon oncle Chemineau, être n’est rien; paraître est tout. Il faut que tu paraisses riche, que tu paraisses fort, que tu paraisses avoir du talent; moyennant quoi, tu auras vraiment richesse, force et talent. Joue le grand jeu. Tu es sur une scène. Pas de trouble, pas d’hésitation… du toupet, et on t’applaudira. Cote-toi toi-même si tu veux qu’on te cote. Enfin, à tout prix, coûte que coûte, il faut que tu paraisses…» Voilà pourquoi, mademoiselle, sur mes cartes de visite j’habite 55, faubourg Saint-Honoré.


Et comme pour ponctuer cette tirade, Anatole Ségalens incrusta sous son arcade sourcilière droite le monocle avec lequel il jouait.


– Il me reste, reprit-il, à vous exposer, mademoiselle ma voisine, quel genre de service j’ose attendre de votre bonté…


– Le voici… je suis sur le point d’entrer à l’Informateur, le plus beau journal de Paris. Se fiant à mon huit-reflets… ne vous effrayez pas, mademoiselle, je veux dire: mon chapeau… se fiant donc à ma cravate, à mes bouts vernis, à mes gants, à tout ce que je parais, le directeur de ce journal veut faire de moi un reporter mondain, et, pour me mettre à l’essai, il m’envoie ce soir assister à une grande fête qui sera donnée par M. le baron Gérard d’Anguerrand, en son hôtel de la rue de Babylone. Or, mademoiselle, le moindre gardénia pour la boutonnière, s’il sort d’un bon fleuriste…


– N’allez pas plus loin, j’ai compris!


Vous êtes adorable, fit le jeune homme en s’inclinant, très ému. Ah! je vous avais bien devinée, ajouta-t-il en se levant. Lorsque, parfois, dans l’escalier, je vous ai rencontrée sans que vous m’ayez remarqué, j’ai tout de suite vu sur votre visage les signes de la bonté la plus noble. Aussi bonne que belle! Et belle… oh! je vous jure, comme jamais dans mes rêves…


– Monsieur, dit Marie Charmant, voulez-vous choisir votre gardénia?


Elle s’était levée. Son sein palpitait. Une indicible dignité nuancée de tristesse et d’amertume s’était étendue sur son fin visage où se jouait encore un reste de moquerie enjouée. Anatole Ségalens s’était arrêté court, tout interdit.


– Monsieur, reprit la bouquetière en baissant les yeux, parce que je ne suis qu’une pauvre fille des rues, vous pensez qu’il vous est permis de parler de choses que je ne veux pas entendre. Vous m’infligez une cruelle humiliation…


– Mademoiselle!… balbutia le jeune homme, qui devint très pâle et s’inclina si bas, qu’en vérité l’on eût dit qu’il s’agenouillait.


– Allons, dit-elle avec plus de gaieté, choisissez votre gardénia…


– Un mot, mademoiselle, dit Ségalens avec une sorte de fierté. J’accepte votre aumône, et, pour la mériter, j’ai fait devant vous ce que je n’eusse pas fait devant un ami vieux de vingt ans: j’ai raconté le secret de ma pauvre existence. Je vous ai parlé… pourquoi? par quelle force? je l’ignore… je vous ai parlé comme à une amie en qui on a mis toute sa confiance. Maintenant, mademoiselle, voulez-vous me dire que vous ne m’en voulez pas… de quelques mots, qui, malgré moi… sont montés de mon cœur à mes lèvres… et que… nous sommes amis?…


Il y avait des larmes dans la voix de ce grand beau garçon de si fière allure, de gestes si respectueux, de regard si candide; et ce qu’il venait de dire de sa pauvreté s’accentuait, devenait plus touchant dans le contraste de la mise très élégante qu’il portait avec une grâce très cavalière.


Un soupir gonfla le sein de Marie Charmant. Elle se détourna en tremblant un peu.


Puis, tout à coup, avec un sourire malicieux:


– Je vais vous choisir votre gardénia… Ne faisons pas de chiqué, voulez-vous? Et nous serons amis.


– Du chiqué! songea le jeune homme. Du chiqué! Où diable prend-elle ces expressions? Comment cette merveilleuse créature, qui est la distinction incarnée, a-t-elle pu ramasser au ruisseau les scories de l’argot parisien?… Qui donc l’a élevée?…


Déjà Marie Charmant fouillait dans un panier où de précieuses fleurs de serre, la tige emmitouflée d’ouate, agonisaient côte à côte. Ses doigts délicats voltigèrent un instant parmi ces êtres graciles et fragiles, avec des caresses attendries. Puis elle se retourna vers Anatole Ségalens, et, en bouquetière experte, d’un geste rapide, d’un tour de main à peine saisissable, elle épingla le gardénia à la boutonnière du jeune homme.


* * *


Lorsque Marie Charmant se retrouva seule après qu’Anatole Ségalens eut balbutié un rapide remerciement et regagné le palier, elle demeura quelques minutes rêveuse…


– Aimer!… murmura-t-elle tout bas. Ce serait pourtant si doux!… Je suis seule dans la vie! Je ne me connais ni amis ni parents, et parfois, moi aussi, je me prends à rêver d’un joli intérieur où nous serions deux… Hélas! qui voudrait d’une fille si pauvre? une malheureuse bouquetière de la rue… qui voudrait en faire sa femme?… Ce jeune homme a sur le visage un air de loyauté qui est comme une lumière…


Elle s’assit, caressant distraitement le chat Titype, les yeux perdus dans le vague.


Il est aussi pauvre que moi, ajouta-t-elle plus bas.


Soudain, elle pâlit.


– Pauvre?… Et qui me le prouve?… qui me dit que ce n’est pas une frime pour m’enjôler, et que son histoire de me demander l’aumône d’une fleur n’est pas une comédie?…


À ce moment, de l’étage inférieur, en même temps que le ronron d’une machine à coudre, monta une voix jeune, fraîche et pure qui chantait:


Ô Magali, ma bien-aimée,

Fuyons tous deux sous la feuillée.

Au fond des bois silencieux

Et des bosquets mystérieux…


Et la voix qui disait ce couplet était d’une infinie tristesse; c’était un chant de désolation pareil à un ressouvenir d’amour défunt…


– Pauvre Magali! murmura Marie en tressaillant. En voilà une qui a cru à l’amour, qui s’est donnée toute et de si grand cœur, et qui a coupé dans le pont… dans les grands prix! La voilà lâchée, si malheureuse, si triste qu’à peine j’ose la regarder… Qui sait ce qu’elle va devenir, celle-là?


* * * * *


Quand le soir fut venu, Marie Charmant, sa lumière éteinte, debout contre sa porte close, écouta avec un grand battement de cœur son voisin qu’elle entendait aller et venir dans le logis d’à côté, elle se disait:


– Il va partir… il va aller à cette grande fête qui se donne, rue de Babylone, chez ce baron de…


À ce moment, la porte du voisin s’ouvrit. La jolie bouquetière s’immobilisa jusqu’à retenir sa respiration. Elle entendit le jeune homme qui sortait. Elle comprit qu’il s’arrêtait une seconde sur le palier… puis il descendit…


Alors, à son tour, elle ouvrit doucement, se pencha sur la rampe et, à la lueur du gaz qui pétillait au-dessous d’elle, entrevit Anatole Ségalens qui s’enfonçait lentement au fond de l’escalier. Il avait disparu depuis quelques minutes, et elle était encore là, penchée. Enfin, elle se redressa, avec un long soupir la petite bouquetière s’apprêtait à rentrer dans son logis, lorsqu’un gémissement parvint jusqu’à elle. C’était comme un sanglot lointain…


– Oh! songea Marie Charmant, ces plaintes que j’entends encore!… Oui, cela vient bien de là-haut… du galetas qui appartient à La Veuve!…


Haletante, elle se mit à monter le petit raidillon d’escalier qui conduisait aux combles, et aboutit enfin devant une porte fermée. Elle écouta. Cette fois, le gémissement lui arriva très distinct.


– Qui pleure derrière cette porte? murmura la bouquetière. Et pourquoi pleure-t-on? Il y a là quelque horrible secret… Oh! mais La Veuve est dehors… et quand elle sort, elle rentre bien tard! Cette fois, oui, cette fois, il faut que je sache!…


À l’instant même, la plainte se tut, et un silence de mort régna dans le grenier.


Marie Charmant se pencha vers la serrure, et, le sein palpitant d’une terreur qu’elle avait peine à maîtriser, appela à voix basse:


– Qui que vous soyez, dit-elle, n’ayez pas peur, je suis une amie…


Une amie! répondit une voix faible et douloureuse.


– Oui! une amie, puisque vous avez du chagrin! Vous pleurez, je vous consolerai. Vous souffrez, je vous soulagerai… Venez… Parlez-moi… N’ayez aucune crainte. Espérez!


– Oh! dit la voix mystérieuse en se rapprochant. Qui êtes-vous, vous qui venez parler d’espoir et de consolation à celle qui n’espère plus rien et que rien ne peut consoler?


– Je vous entends depuis vingt jours… la nuit, je compte vos pas… et j’ai bien souvent frissonné de pitié lorsqu’un de vos sanglots descendait jusqu’à moi… J’habite au-dessous de vous… Je m’appelle Marie Charmant. Et vous?…


Derrière la porte, la voix douloureuse répondit avec un soupir:


– Moi, je m’appelle Lise… ou plutôt, hélas!… Valentine d’Anguerrand!…

Загрузка...