XL LA FILLE DE LA VEUVE

Le baron d’Anguerrand s’était tu. Sur la fin de sa confession, le ton de sa voix avait graduellement baissé, comme si une grande lassitude se fût emparée de lui, et ses derniers mots s’étaient éteints dans un murmure presque inintelligible.


Le baron espéra un répit…


– Je t’ai dit, reprit-il, que dans le récit de Barrot, il y avait un point obscur.


Lise, de nouveau, parut violemment intéressée.


– Une chose est certaine, continua le baron. Barrot a été attaqué par trois hommes, avec lesquels se trouvait une femme. Il est également certain qu’il a entendu la femme s’écrier: «Emmenons les enfants…» Or, tu m’as dit que le métayer Frémont et sa femme t’avaient trouvée en cette même nuit de Noël…


Lise garda le silence.


– Voici comment je m’expliquerais les choses, poursuivit le baron. Ces gens auront sans doute pris peur, et, après t’avoir emmenée vers les Ponts-de-Cé, t’auront abandonnée sur la route.


– Pourquoi m’auraient-ils abandonnée, moi, et emmené Edmond? dit alors Lise en regardant le baron en face. Car s’ils nous avaient abandonnés ensemble, on nous aurait trouvés ensemble…


«J’ai dit que j’avais quelques renseignements à vous demander. Déjà vous m’avez appris quel costume je portais lorsque Barrot m’emporta… Écoutez moi, monsieur. Vous m’avez dit que j’ai été ramassée à la Héronnière par les assassins de Barrot. Or, c’est à la croisée des routes que j’ai été trouvée par mon pauvre père Frémont… Vous m’avez dit que je portais une robe blanche, un manteau blanc avec capuche et rubans de soie bleue, et que Barrot n’avait pas songé à changer mon costume. Or, maman Madeleine m’a montré bien souvent la petite jupe noire, les bas de laine noire et le grand fichu de laine dont j’étais couverte quand je fus trouvée…


Un flot de sang monta au visage du baron d’Anguerrand. Ses yeux s’injectèrent. Il retomba sur sa chaise en essayant de défaire son col. Il râlait. Mais il eut la force de murmurer:


– Folie, mon enfant! Ma pauvre petite Valentine!… Ta raison s’égare… tes souvenirs te trompent!…


– Supposez une chose, dit Lise. Qu’une autre enfant que Valentine d’Anguerrand, dans cette même nuit de Noël, sur cette même route des Ponts-de-Cé, ait été perdue.


– Folie! râla de baron dont le visage de pourpre qu’il était, devenait violet.


– Supposez, continua Lise les yeux perdus dans le vague comme s’ils se fussent fixés à une vision…, supposez, tenez, que Jeanne Mareil… après son mensonge… ait appris la mort de Louis de Damart… Supposez qu’un hasard, une fatalité, si vous voulez, l’ait conduite à Angers en même temps que Barrot…supposez même qu’elle ait aperçu Barrot et qu’elle se soit crue poursuivie… supposez-la s’élançant au hasard vers les Ponts-de-Cé… supposez enfin qu’elle ait été attaquée comme Barrot, ou même, simplement, qu’elle se soit évanouie… supposez enfin que, pour une raison quelconque, elle est séparée de la petite fille qu’elle tient dans ses bras… La petite fille est ramassée par des métayers… ils l’élèvent…, elle vient à Paris…, elle vous rencontre… vous êtes convaincu que c’est votre enfant… et vous avez devant vous la sœur d’Adeline, la fille de Damart… la fille de Jeanne Mareil!…


À ces mots, Lise releva les yeux sur le baron d’Anguerrand. Elle le vit chanceler, se cramponner un instant au dossier de la chaise, puis s’affaisser lourdement, les veines des tempes saillantes, les lèvres presque noires, les joues marbrées de taches bleuâtres.


Lise, épouvantée, s’élança au dehors.


Le jour commençait à poindre. À cent pas du pavillon, deux ou trois boutiques s’ouvraient. Elle courut à la première et vit une femme qui rangeait à l’étalage des légumes qu’un homme tirait de divers paniers.


– Un médecin! dit Lise en entrant dans la boutique. Je vous en prie, y a-t-il un médecin dans les environs?


La fruitière, digne et bonne femme, demeura un instant interloquée.


– Un médecin? Connais-tu un médecin par ici, François?


– Je vous en supplie, il y va de la vie d’un homme! Si monsieur veut aller chercher un médecin; il sera récompensé, soyez-en certaine…


– J’y vais, dit le fruitier. Pour où est-ce?…


– Le pavillon… là… sur la droite…


– Ah! bon!


Lise voulut s’élancer pour retourner au pavillon. Mais la fruitière avait empli deux verres d’un liquide qu’elle assura être du vulnéraire.


– Madame… je vous en prie… murmura doucement Lise en essayant de se retirer.


– Laissez donc!… Tenez, je vois ce qui est arrivé! Une scène de jalousie, hein?… et votre mari, le pauvre chéri, s’est trouvé mal?… Tenez, je vais vous accompagner… une femme d’âge et d’expérience, ça vaut mieux qu’un médecin dans ces cas-là… Fifine!… Où est-elle donc, fainéante!… Prenez mon bras… Et votre vulnéraire? Non? Vous avez tort (elle vida le verre de Lise après avoir lampé le sien) Eh bien! puisque vous le voulez absolument, je vous accompagne. Toi, Fifine, surveille la boutique, j’en ai pour deux minutes.


Et, laissant en effet la fruiterie à la garde de la nommée Fifine, qui venait de surgir tout ensommeillée de l’arrière-boutique, la digne femme prit Lise par le bras et l’entraîna.


En cette circonstance, Lise put se féliciter de l’insistance de la fruitière qui, solide gaillarde, parvint à traîner le malade jusque dans la chambre voisine et à le hisser sur un lit.


Le médecin arriva bientôt, et aidé de l’infirmière volontaire, pratiqua la saignée, donna quelques soins, affirma que tout danger d’apoplexie était heureusement conjuré, et se retira enfin en disant qu’il reviendrait vers dix heures du matin.


– Madame, dit alors Lise à la fruitière, je ne sais comment vous remercier.


– Laissez donc… je suis assez remerciée… mais tout de même, si je n’avais pas été là, hein? il tournait de l’œil, votre père… votre parent… votre ami…


Mon ami, oui, un bien bon ami, dit Lise, maintenant toute secouée de sanglots.


– Je m’en doutais, triompha in petto la fruitière, qui donnait au mot ami un tout autre sens que Lise.


– Eh bien! dit Lise, après une hésitation, puisque vous êtes assez bonne pour vous intéresser à nous, je voudrais… j’aurais besoin… de m’absenter une heure… Si vous pouviez… vous ou quelqu’un…


– Compris! Vous remplacer pendant ce temps-là au chevet de votre ami… Soyez tranquille, il aura ses potions, le cher homme! Vous pouvez partir tranquille. Le temps d’aller jeter un coup d’œil à la boutique et je reviens m’installer ici dans deux minutes.


Les deux minutes de la fruitière furent composées chacune de soixante minutes.


Lorsque la bonne fruitière, qui s’était si spontanément offerte comme garde-malade entra enfin dans le pavillon, il était prés de neuf heures.


– Dans une heure au plus, je serai de retour, dit Lise. Si le médecin revenait avant moi, priez-le de m’attendre, car j’aurai une grave question à lui poser avant d’apporter au malade une… nouvelle qui, sans doute, est heureuse, mais qui peut être émouvante.


Ces paroles mirent la fruitière sur les épines. Elle eût donné beaucoup pour savoir ce que devait être cette nouvelle, et quelle démarche allait tenter la jolie inconnue.


– Décidément, songea-t-elle, c’est un drame épatant!


Lise jeta un dernier regard sur le baron qui semblait être tombé dans un sommeil profond, et elle sortit. La fruitière s’installa, c’est-à-dire qu’elle commença par visiter le pavillon de fond en comble. L’heure s’écoula… Lise ne revenait pas. Puis ce fut le médecin qui vint et qui, selon le désir de sa cliente, attendit, après avoir constaté que l’alerte était passée et que deux jours de repos remettraient sur pied le malade… Puis, le médecin, las d’attendre, s’en alla en recommandant que, sous aucun prétexte, on n’éveillât le malade.


Il reviendrait sur le soir… Vers midi, le malade dormait encore, et d’un sommeil de plus en plus paisible: la saignée, la simple et vulgaire saignée, saignée qui l’avait sauvé. La fruitière était dans la jubilation la plus parfaite: la petite dame ne revenait pas!


– Elle ne revient pas, se disait-elle en guettant le réveil du malade; elle ne reviendra pas; j’en mettrais ma tête à couper… Tant pis pour la boutique, il faut que j’en aie le cœur net… Mais pour moi, c’est aussi sûr que trois et trois font dix-sept; elle a filé avec le jeune qui l’attendait par là quelque part, et elle a planté là le vieux… C’est dégoûtant, ma parole!… Il a l’air très bien, ce vieux, et pas si déjeté que ça… Je donnerais bien quatre sous de réglisse pour voir le jeune!

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