V LES DEUX CORTÈGES

Huit mois écoulés…


«Je suis victime d’une horrible fatalité; les apparences m’accablent, et je dois fuir pour combattre la hideuse erreur. Je te jure mon innocence. Je reviendrai. Aie confiance, et, quoi qu’il arrive, dis-toi bien que tu me reverras et que je t’adore…»


Cette lettre, froissée, déchirée aux coins par l’usure, Lise l’a relue mille fois peut-être. Cette lettre de son bien-aimé Georges, elle l’a reçue le surlendemain de son mariage. Et elle la relit encore. Puis elle la baise doucement, la replie, et la remet à sa place… dans son sein.


Dans la même maison où a eu lieu la noce… où s’est passée la terrible scène de l’arrestation, la catastrophe… Mais ce n’est plus au troisième, c’est dans une pauvre chambre au sixième, sous les toits. Une triste matinée de fin janvier, grise et lugubre à faire pleurer. Lise est vêtue de noir. Son joli visage a maigri. Un pli creuse son front d’ange. Mais dans ses pauvres yeux si doux rayonne une indestructible confiance… un amour que rien n’éteindra!


– Oui! il est innocent!… Oui! il reviendra!… Oui! il m’aime!…


Il reviendra!… près de huit mois se sont écoulés… Où est-il son bien-aimé?… Que fait-il?… Peut-être qu’il est malheureux… Peut-être qu’il a dû fuir loin!… Mais il reviendra… elle en est sûre… elle le sent dans sons cœur… et… elle se met à pleurer doucement, timidement, sans bruit…


Elle essuie ses yeux et murmure:


– Aie confiance!…


Alors, elle se lève du coin de table en bois blanc, de la chaise de paille où elle est assise, et, lentement, s’approche du lit…


Sous le drap, se dessine une forme raidie, et sur le drap, il y a une croix…


Madame Madeleine est morte… le chagrin l’a tuée…


Lise s’agenouille, et, le visage dans ses petites mains que la misère a faites diaphanes, elle songe à son malheur.


Des heures se passent…


Puis une scène rapide… Un cercueil sur le carreau… Lise est dans la rue… Comment? Elle ne sait pas!…


Elle est seule, toute seule derrière le corbillard… Elle n’entend rien… rien que les battements sourds de la douleur dans son cœur déchiré. Elle ne voit rien… rien… pas même ces fleurs, ces arbustes qui ornent à profusion le grand portail du vieil hôtel d’Anguerrand où se prépare quelque fête.


Elle n’entend rien… pas même les cloches de Saint-François-Xavier qui carillonnent à toute volée, joyeusement… Elle marche sans rien voir… rien… pas même, devant l’église où le corbillard s’arrête, ce coupé fleuri, ces magnifiques landaus et ces somptueuses limousines alignés…


Et c’est aux accents d’une marche triomphale que le cercueil fait son entrée… Honteusement, on le porte le long des bas-côtés…


Et là… là! au maître-autel, à cette minute d’angoisse, Lise, tout à coup, comme dans un rêve… – oh! ce ne peut être qu’un rêve de délire… une vision de folie… – cette mariée éclatante de luxe et de beauté… ce marié… qui échangent des anneaux!…


Lise demeure pétrifiée…


Son regard de folie s’emplit maintenant de la vision entière: l’église pleine de toilettes luxueuses, les cierges, les prêtres, et, tandis que les orgues chantent une gloire d’amour et de joie… là! oh! là… le marié qui passe l’alliance au doigt de la mariée…


Et vers ce marié, Lise, dans un geste dément, étend sa main tremblante…


Et vers lui elle s’avance, trébuchante, les yeux fous, la figure blanche… Et d’une voix indistincte, une voix de terreur et de doute, de désespoir et d’horreur, elle bégaye:


– Georges!… Mon mari!…


Georges Meyranes!


Son mari!… C’est son mari qui se marie!… Comme il y a huit mois!… Là!… À cette même place!… Il n’y a que la mariée de changée!…


Le vertige s’empare de Lise.


Un faible gémissement que nul n’entend, un pauvre cri d’oiseau frêle qui s’abat… C’est Lise qui s’écroule sur ses genoux… Ses yeux se ferment… elle perd le sens des choses… elle se renverse, agonisante, sur les dalles, avec un murmure très doux qui est de la douleur poignante et encore de l’amour:


– Ô mon Georges… mon mari bien-aimé… mon mari!


* * * * *


Près d’elle, un homme…


Grand, fort, de large envergure, les tempes grises, pâle d’une pâleur de spectre, cet homme a assisté à la cérémonie.


Il vient d’entendre les derniers mots de Lise; il a eu un violent tressaillement… et il se penche…


Il saisit les mains de Lise, les serre convulsivement…


D’une voix rauque, il gronde:


– Votre mari! Vous dites que cet homme est votre mari?…


Lise, un instant, rouvre les yeux, et, avec un sourire ineffable, elle répète:


– Mon mari!… Mon bien-aimé mari!…


Et elle s’évanouit tout à fait.


Alors, l’inconnu l’enlève dans ses bras puissants, et, tandis que les orgues mugissent et que la foule défile vers la signature des registres, il emporte hors de l’église la petite Lise et son rêve brisé…


* * * * *


La cérémonie est terminée… le mariage est consommé, de M. le baron Gérard d’Anguerrand et d’Adeline de Damart…


Ils sortent de la sacristie, beaux tous deux d’une insolente et splendide beauté; ils ont des regards de défi à la destinée qu’ils bravent; lui, le front plus audacieux, elle, les yeux plus mortellement languides, et le cortège nuptial se reforme, et c’est la rentrée du millionnaire Gérard dans la grande vie parisienne…


Et comme ils vont atteindre le portail, un frémissement de malaise, tout à coup, secoue la foule derrière Gérard qui tressaille, derrière Adeline qui pâlit…


On chuchote, on murmure, on proteste, on s’écarte…


Quoi? Comment? Par quelle incorrection ou quelle inconcevable erreur des employés? On ne sait… mais le fait est là! Derrière les deux époux resplendissants, oui, là, mêlés à la foule élégante, des hommes noirs aux livrées graisseuses, effarés, honteux, s’excusant, haletants et suants, cherchent à gagner la sortie…


Et ces hommes portent un cercueil!…


Le cercueil de maman Madeleine qui s’en va seule, toute seule, vers Bagneux ou quelque autre de ces immenses cités ouvrières de la mort…


Les deux cortèges se sont mêlés… les deux cortèges sortent ensemble.


Et la Marche triomphale de Mendelssohn accompagne les deux départs: maman Madeleine… la victime!… qui s’en va vers le néant; Gérard et Adeline qui font leur entrée dans la vie de luxe et de jouissances glorieuses!…

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