XXXVII VICTOIRE DE ZIZI

Nous avons laissé la bande des Cœurs-Bleus au moment où elle se jetait à l’assaut de l’hôtel d’Anguerrand.


La bande s’élança, franchit la rue et vint s’abattre au pied du mur de l’hôtel comme une nuée d’oiseaux pillards.


En un instant, s’aidant des ferrures, un pied sur le garde-roues, un pied sur la serrure saillante, Zizi se trouva au sommet de la porte, et de là sur le mur. À plat ventre, il tendait la main aux plus maladroits, auxquels La Merluche, les deux mains sur un genou, faisait la courte échelle. Il y eut un grouillement de silhouettes silencieuses, grimpant, se hissant les unes sur les autres, se tirant, se poussant, et moins de deux minutes après le signal, toute la bande était dans la cour de l’hôtel, au pied du perron. La Merluche suçait le sang de son pouce qu’un clou de soulier avait déchiré… Ce fut la seule blessure que Zizi eût eu à déplorer – s’il avait eu le temps de déplorer; mais Zizi n’en n’avait pas le temps. – Esgourdez un peu, fit-il à la bande dont les têtes se rapprochaient de la sienne. Vous allez vous terrer icigo, pendant que j’asticote la lourde avec mes outils. J’entrerai dans la boîte avec La Merluche. Quand il sera temps, je vous sifflerai.


La bande tout entière, avec une promptitude et un esprit d’obéissance qui amenèrent un sourire d’orgueil sur les lèvres de Zizi, sembla s’évanouir; la cour parut déserte; le silence fut profond.


Zizi, suivi de La Merluche, monta le perron et se mit à travailler la porte.


À l’instant ou Zizi triomphant atteignit la crête du mur, quelqu’un passa, ou plutôt apparut en se traînant, au coin de la rue de Babylone et du boulevard des Invalides. Ce quelqu’un embrassa d’un coup d’œil l’étrange spectacle des Cœurs-Bleus rués à la silencieuse escalade de l’hôtel. Il fit un mouvement comme pour s’élancer. Mais il chancela et, haletant, presque râlant, s’appuya d’une main aux volets d’une boutique. Sans doute cet homme était à bout de forces, car, après une nouvelle tentative pour marcher à l’hôtel d’Anguerrand, il tomba sur les genoux, puis, avec un sourd gémissement, s’allongea sur le trottoir où il demeura évanoui.


L’homme fut longtemps sans connaissance: une heure, deux heures, peut-être…


Lorsqu’il revint à lui, il se redressa péniblement et, à pas vacillants, parvint cette fois à gagner le portail de l’hôtel d’Anguerrand. Sa main se crispa sur la poignée de la chaîne qui pendait au long du pilier, et, à cette secousse, la cloche jeta, dans le silence de l’hôtel, un appel grave aux ondulations prolongées…


Pendant le temps où cet inconnu demeura évanoui sur le trottoir et a quelques pas de l’entrée de l’hôtel, Zizi, dans la cour, travaillait la porte du perron.


La porte finit par céder et Zizi, avec une certaine intrépidité, mais non sans émoi, avait franchi le seuil suivi de La Merluche.


– C’est rupin, z’ici, affirma Zizi. Attention! s’agit maintenant de ne pas faire de pétard.


Ils parvinrent au deuxième étage, puis dans les combles, puis ils redescendirent.


– Ça, c’est tout de même renversant, murmura Zizi. Personne!… C’est trop de veine!…Oùs que sont les larbins? Oùs qu’est la baronne de Va-te-faire-lan-laire?


– On n’a pas besoin d’eusses! déclara La Merluche.


– Oui, mais s’y a personne, celle que nous venons délivrer, oùs qu’elle est, alors? Oùs qu’elle a bien pu s’esbigner, la satanée baronne? Si c’est pas rageant!… Allons! faut prévenir les copains qu’y a rien de fait! C’est à recommencer ailleurs, quoi!


Et se penchant à une fenêtre qui donnait sur la cour Zizi modula doucement le signal d’appel des Cœurs-Bleus. Zizi aperçut alors sur une cheminée des candélabres chargés de bougies, et, tranquillement, il les alluma:


– Ça économisera mon rat-de-cave, expliqua-t-il à La Merluche.


Bientôt toute la bande se trouva réunie dans le salon où Zizi et La Merluche étaient parvenus après leur exploration.


– Quoi qu’il y a? demandèrent plusieurs Cols-Bleus.


– Y a qu’y a rien! dit Zizi. La gosse n’est plus là! Ni la baronne! Ni personne! Faut nous tirer…


Oui, mais en se garnissant les profondes! s’écria l’un de ces jeunes scélérats.


– Ça c’est trop juste! dit le capitaine.


La bande commença le pillage et, surchargée d’objets trop lourds, arriva enfin devant une porte que Zizi ouvrit. Un silence de terreur se fit aussitôt dans la troupe: il y avait une lampe électrique allumée!…


Qui avait allumé cette lampe?…


En un instant, pendules, vases, candélabres furent jetés sur le plancher et la bande, massée derrière Zizi, se prépara à la bataille. Tout à coup, Zizi pâlit, allongea la main et murmura:


– Du sang!…


Cette pièce, c’était l’office…


Cette lampe, c’était celle qu’avait allumée Hubert d’Anguerrand…


Ce sang, c’était celui qu’avait répandu Lise, blessée par Adeline…


– Y a z’eu un crime ici! reprit Zizi avec une sorte d’inconsciente solennité.


– Un crime! répéta sourdement la bande.


– Oui, un crime! répéta Zizi. Oh! ajouta-t-il en devenant livide, est-ce que nous serions arrivés trop tard?… Est-ce que… oh!… est-ce que la pauvre gosse… aurait été estourbie… par cette gueuse de baronne?


À ce moment, de très loin, un cri étouffé monta jusqu’à la bande. Tous s’immobilisèrent, le cou tendu, pâles, s’attendant à une attaque, imaginant que cette solitude de l’hôtel n’était qu’un piège, et comprenant peut-être à ce moment l’énormité de ce qu’ils faisaient…


– Moi, je m’en vais! souffla La Merluche en claquant des dents.


– Oui! faut s’en aller! murmurèrent deux ou trois autres.


Mais personne ne bougeait. Serrés les uns contre les autres, blêmes, ils écoutaient…


Un second cri, soudain, puis un coup sourd.


Alors, La Merluche s’élança, fou de terreur. Et sa fuite insensée rompit le charme qui pétrifiait la bande.


La panique s’abattit sur les Cœurs-Bleus. Le long des pièces traversées, le long des escaliers, il y eut une galopade effrénée d’ombres qui se bousculaient, bondissaient; toute cette chevauchée fantastique traversa la cour d’un saut… Un instant, dans la nuit, des têtes effarées apparurent sur la crête du mur… puis la vision s’évanouit, l’hôtel redevint silencieux, la rue reprit son calme sinistre des nuits d’hiver… La bande des Cœurs-Bleus, disséminée, l’épouvante. aux talons, fuyait vers Montmartre, après avoir abandonné sur place les dépouilles opimes… candélabres, pendules, jardinières, vases, tout!


Seul Zizi, le cœur étreint par une douleur sincère et profonde, était demeuré dans l’office…


C’est à peine s’il s’aperçut de la fuite de ses compagnons.


– Ces cris, murmura-t-il, ces coups!… On dirait quelqu’un qui appelle au secours… qui cogne contre une porte fermée… Oh!… mais c’est elle!… ça ne peut être qu’elle!…


* * * * *


Adeline, après l’accès de rage et de terreur qui s’était emparé d’elle, était tombée sur le tapis, évanouie.


Lorsqu’elle revint au sentiment des choses et de la situation, Adeline pleura.


Tout à coup, il lui sembla entendre un bruit lointain au fond de l’hôtel.


Se relever, bondir, coller son oreille à la porte, ce fut pour Adeline un seul mouvement. Elle se mit à écouter. Mais d’abord elle n’entendit que les battements sourds de son cœur qui emplissaient sa tête de rumeurs. Alors, elle fit appel à tout ce qu’il y avait en elle d’énergie. Elle se coucha sur le lit, ferma les yeux, s’efforça d’amener dans son esprit des images de calme et de sérénité.


Brusquement, elle entendit qu’on tirait les verrous.


– Courage, courage!… Mademoiselle Marie, c’est-y vous?… Oui, n’est-ce pas? Encore ce verrou!… Nom d’une chique, la bougresse ne les a pas ménagés, les verrous! Et ils sont de taille. Encore celui-là!… Ça y est!… C’est moi, n’ayez pas peur!… Tiens! par exemple!…


La porte ouverte, Zizi, demeurait stupide.


– La baronne! murmura-t-il.


La première pensée d’Adeline fut de chercher des yeux le poignard qu’elle avait laissé tomber dans sa lutte avec le baron d’Anguerrand. Elle le vit, le ramassa vivement et, alors, bien certaine de pouvoir se défendre, examina curieusement le gamin qui, tout interloqué, se tenait devant elle.


Elle éclata de rire.


– Le fait est, dit Zizi rageur, que c’est plutôt rigolo! Quelle veste! non, mais quelle veste!


Adeline riait nerveusement, furieusement.


Zizi s’était reculé, effaré, épouvanté de ce rire… Derrière cette porte qu’il venait d’ouvrir, il n’eût rien pu imaginer de plus tragique, pas d’apparition plus effrayante, plus imprévue que cette femme livide qui riait…


– Merci, mon petit ami, prononça enfin Adeline qui reprit son calme en même temps que le sang remonta à ses joues.


– Pas de quoi, dit Zizi, vrai, y a pas de quoi. C’est pas de ma faute. J’me suis trompé d’adresse.


– Qui êtes-vous? demanda-t-elle.


– Ah! zut!… C’est elle qui s’déguise en juge d’instruction, à c’t’heure? Qui que j’suis? Comme vous pouvez le voir, c’est moi que j’suis Zizi-Panpan… de la rue Letort.


Adeline tressaillit.


– D’oùs que vous avez enlevé la pauv’ petite, acheva Zizi, qui, en même temps, recula vivement de quelques pas, pour se mettre hors d’atteinte.


En effet, un frémissement avait agité Adeline, et ses yeux étrangement clairs s’étaient posés sur Zizi avec un si funeste éclat que le gavroche, comme il l’expliqua plus tard, en sentit la petite mort se faufiler le long de ses reins. Ce ne fut qu’un éclair. Déjà, Adeline, comprenant qu’il fallait à tout prix s’assurer le silence du gamin, lui souriait le plus aimablement du monde, et reprenait:


– Mais, mon petit ami, je ne sais ce que vous voulez dire…


– Bah! faites donc pas la gourde, madame la baronne. Je vais vous dire. J’ai tout vu. J’ai suivi votre sapin. Y a pas à tortiller: la gosse est entrée ici. Oùs qu’elle est maintenant, le diable, vot’patron, le sait mieux que moi. Seulement, je vais vous dire j’ai vu du sang dans la grande cuisine, là-bas. Alors, esgourdez bien, madame la baronne: si, dans deux jours au plus tard, la petite n’est pas rentrée rue Letort, je sais ce qui me reste à faire! À la revoyure, madame la baronne!


Zizi bondit en arrière: Adeline venait de s’élancer sur lui. Mais elle avait fait quelques pas à peine que déjà Zizi dégringolait l’escalier, se hissait en haut du portail, se laissait tomber de l’autre côté et disparaissait…


Adeline était demeurée quelques instants méditative. Dans les menaces de ce gamin, elle voyait une complication redoutable. Mais bientôt son visage se rasséréna et reprit cette expression de froide volonté qui lui était habituelle quand elle savait que nul ne la regardait.


Elle entra dans sa chambre à coucher et s’habilla d’un de ces vêtements de couleur sombre et de ligne modeste que les femmes mettent quand elles veulent passer inaperçues. Alors, elle ouvrit un coffre-fort dissimulé sous un placage de bois des îles figurant un charmant secrétaire vieux style. Dans un petit sac de cuir fermant à clef et se portant en sautoir, elle entassa à la hâte et sans les examiner des bijoux dont la valeur totale pouvait monter à deux millions.


Lorsqu’elle fut prête, elle jeta un dernier regard autour d’elle, puis descendit et arriva au grand portail intérieur, qu’elle s’apprêta à ouvrir. À ce moment, la cloche de l’hôtel résonna dans le silence, au-dessus de sa tête.


Adeline demeura figée, muette, blême.


Sa première pensée fut celle-ci:


– Ce misérable gamin a été au premier poste venu, et maintenant, derrière cette porte, il y a des agents…


Cependant le silence demeurait profond, sauf une sorte de râle étouffé qu’Adeline entendait.


– Oh! le guichet! songea-t-elle tout à coup.


Elle approcha son visage du judas grillagé et murmura:


– Ce n’est pas la police… Qu’est-ce que cet homme?… Que veut-il?… Il a l’air épuisé… il se tient à peine… quelque malheureux dont je me débarrasserai par une aumône…


Résolument, elle ouvrit la porte, et tendant une pièce blanche à l’homme qui s’appuyait à l’encoignure:


– Tenez, mon brave, vous prierez Dieu pour moi…


L’homme, avec effort, releva la tête et, sourdement, murmura:


– Adeline!


Elle ne jeta pas un cri. Elle n’eut pas un geste inutile. Elle saisit Gérard dans ses bras, le soutint, le ranima de ses caresses.


– Toi! balbutia-t-elle enivrée, toi!… Blessé, dis?…Oui! blessé!… Par qui?… Par ton père?… Il a voulu te tuer?… Oh! le misérable!… Moi aussi, il a voulu me tuer… Peux-tu marcher?… Essaye… Il faut essayer… Il faut fuir, mon Gérard… fuir, entends-tu?… Car maintenant, nous sommes environnés d’ennemis mortels, et demain, la police…


– La police! gronda Gérard dans un effort; Oui…fuyons… soutiens-moi…

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