LXX LES PRISONNIERS

La Merluche qui avait aperçu Zizi dans la maison de Tricot, curieux et peu malin était entré afin de parler à son camarade. Mais Tricot jugea prudent de le garder et l’enferma avec Zizi, craignant que le gamin n’aille colporter des histoires qui intéresseraient peut-être trop la police.


Tous les jours à midi, Tricot apportait la pitance de ses prisonniers, maigre pitance du pain et de l’eau.


La Merluche, vautré sur le lit, se désolait et pleurnichait, Zizi lui disait:


– De quoi te plains-tu? Moi, il y a des temps que je me rappelle plus le goût des frites. Veinard, va!… Alors, comme ça, t’en as bouffé deux cornets à toi seul, et t’as pas songé seulement à m’en apporter un!


– Est-ce que je savais! gémit La Merluche. Ah! si j’avais su!…


– Tu m’en aurais apporté?…


– Non! je serais pas venu… pas si bête!…


– Voilà bien l’amitié! dit Zizi, qui haussa les épaules et, les mains dans les poches, se mit à parcourir la pièce en songeant au malheur d’être privé de frites peut-être à perpétuité.


Tricot, donc, entra vers midi, avec une cruche et un pain qu’il déposa sur la table en disant:


– Voilà, mes enfants. Allons, prenez patience. Encore un jour ou deux, et on vous ouvrira la cage.


– Oui, grogna La Merluche, et vous verrez ce que ça vous coûtera de m’avoir séquestré…


Tricot garda son immuable sourire, mais Zizi surprit dans son regard une petite flamme sinistre.


– L’idiot va nous faire assassiner, songea-t-il. L’écoutez pas, m’sieu Tricot. Y dira rien! ni moi non plus! D’abord faut que vous sachiez une chose: nous avons tout à perdre à fourrer la rousse dans nos affaires. Ensuite, on est un peu de la pègre; pas de danger qu’on casse du sucre. Vous nous avez pincés… c’est embêtant, j’dis pas; mais une fois dehors, ça sera oublié, ça c’est juré!


Tricot souriait toujours.


– Dites donc, m’sieu Tricot, reprit Zizi, persuadé qu’il l’avait convaincu, mon copain Merluche vous a-t-y pas bazardé une boîte de couverts en argent? Ça vaut trois mille balles que vous avez dit…


– Oui, mon garçon, fit doucement Tricot. Et les trois mille francs, je vous les remettrai quand vous sortirez d’ici, comme de juste. Car, ici, ça ne vous servirait à rien. L’argent est tout prêt; moitié pour chacun.


Cette facilité épouvanta Zizi qui, dès lors, comprit que Tricot était résolu à les faire disparaître.


Quant à La Merluche, il s’était redressé, l’oreille tendue. La perspective des quinze cents francs lui faisait oublier le reste, et même la juste colère de son père l’agent.


– Allons, dit Tricot en se dirigeant vers la porte, soyez sages; peut-être que ce soir on vous ramènera à vos père et mère…


Parole effroyable, que le bandit receleur prononça d’un air de grande douceur.


Zizi l’arrêta par le bras.


– M’sieu Tricot, j’ai quelque chose à vous demander…


– Demande, mon garçon, je suis ici pour vous servir, pas pour autre chose.


– Eh bien! écoutez. Le pain, c’est bon. L’eau, c’est excellent. Mais à la longue, ça devient fastidieux. Est-ce qu’y aurait pas moyen de changer un peu l’ordinaire? Tenez, j’vas vous proposer un marché… Vous nous devez trois mille balles, n’est-ce pas?


– Certainement. Et après?


– Eh bien! je vous achète pour trois mille francs de frites.


Tricot cessa de sourire et se demanda où le gamin voulait en venir.


– Ah! mais non! s’écria La Merluche.


– Pose ta chique, toi! dit Zizi. M’sieu Tricot, écoutez-moi. L’argent, on saurait pas quoi en faire. On risque trop, voyez-vous. Tandis que des frites… y a pas de mal à bouffer des frites; c’est pas défendu; c’est pas dans la loi, ou du moins ça y est pas encore… Eh bien! voilà: vous nous apporteriez un sac de pommes de terre…


– Mais puisqu’on s’en va ce soir, qu’on t’dit! grinça La Merluche.


– Et si j’veux pas m’en aller, moi!… s’écria Zizi, qui fut certainement admirable en cette occasion. On est bien ici! M’sieu Tricot veut me garder un mois, ça me botte, vu que la rousse est à mes trousses et que je serai nulle part aussi bien caché qu’ici!


Tricot tressaillit et commença à entrevoir qu’il pourrait peut-être se défaire de ses deux prisonniers sans en venir à de dangereuses extrémités. La Merluche se lamentait. Zizi s’essuyait le front. Car ses dernières paroles constituaient une de ces trouvailles géniales qu’inspire seul le désespoir, et la sueur inondait son visage.


– Donc, reprit-il, pour trois mille balles, vous nous aboulez un sac de pommes de terre, une poêle, un bon kilo de friture bien blanche et de quoi faire du feu. J’oubliais: je veux aussi un paquet de cartes. Avec des frites et des cartes, je reste un an, si vous voulez!… Ça va-t-y?


– Ça va! dit Tricot.


Le bandit était persuadé maintenant que Zizi parlait en toute sincérité. Il se retira en songeant:


«Pour celui-là, ça va tout seul. Jamais il ne dira un mot. Mais l’autre m’inquiète. Il est plus fouinard. Tant pis pour lui S’il faut saigner, je saigne… mais j’aimerais autant que ça s’arrange à la douce.» Une demi-heure plus tard, Zizi et La Merluche se trouvaient munis de tout ce qu’il faut pour faire des frites et pour faire du feu; de plus, ils avaient un paquet de cartes; en outre, Tricot leur avait apporté deux litres de vin que Zizi avait reçus avec des acclamations enthousiastes, tandis que La Merluche grognait:


– C’est égal, c’est un peu chéro, tout de même!


Sans se préoccuper des lamentations de son camarade, Zizi allumait le feu dans la cheminée, et songeait:


– Maintenant, Tricot est sûr que j’pense pas plus à m’esbigner qu’à m’fiche à l’eau. Avant qu’il se décide tout à fait à nous estourbir, il se passera bien une quinzaine… D’ici quinze jours, j’aurai trouvé le moyen de filer, ou je n’suis qu’une gourde comme Merluchard!…


Bientôt les frites furent prêtes, et les deux compères s’attablèrent, oubliant sincèrement l’un les idées qui le tourmentaient, l’autre les suites désastreuses de l’aventure.


– Épatant! disait Zizi.


– Jamais j’en ai mangé d’pareilles! ajoutait La Merluche.


Ce repas, qui était pour eux le comble de la bonne chère, ayant été dignement couronné par un verre de vin, ils se mirent à jouer aux cartes.


– À quoi qu’on va jouer? demanda la Merluche.


– À bataille, pardi! C’est l’jeu le plus rupin; et d’ailleurs, j’en connais pas d’autre. Et toi?


– Moi non plus… Et puis, c’est amusant, presque autant que le bouchon et les billes.


C’est ainsi que s’écoulèrent deux ou trois jours. La Merluche et Zizi jouaient aux cartes et mangeaient des frites. La Merluche commençait à concevoir une existence où il passerait le temps à jouer à bataille et à éplucher des pommes de terre. D’abord, sa paresse invétérée y trouvait son compte. Et puis, cela l’éloignait du moment fatal où il se retrouverait en présence de son père, et que ce moment fût reculé jusqu’à des époques vagues et lointaines, c’était tout ce qu’il pouvait souhaiter de mieux.


Cependant, Zizi réfléchissait.


Convaincu que Tricot était résolu à un crime, il dissimulait sa terreur et cherchait activement un moyen de se sauver et de sauver en même temps les deux prisonnières.


Rose-de-Corail et Marie Charmant étaient-elles encore dans la maison?


– Oui! songeait Zizi… À moins qu’on ne les ait tuées…


À cette pensée, il se sentait pâlir, et c’était au tour de La Merluche de lui demander:


– Quoi que t’as? De quoi t’plains-tu? Allons, viens faire une partie de bataille.


Un soir qu’il ventait fort au dehors et que les bourrasques de printemps agitaient les volets que Tricot, par prudence, avait encloués, La Merluche venait d’éplucher les pommes de terre, ce qui, deux fois par jour, était sa besogne spéciale. Une fois que tout fut prêt, il se mit en devoir d’allumer le feu, et s’agenouilla devant la cheminée pour y disposer des brindilles de bois.


– Ça va pas prendre, ce soir, grogna-t-il, déjà inquiet sur le sort de son dîner.


– Pourquoi ça, gourde? dit Zizi qui, les mains dans les poches, le regardait faire.


– À cause du vent, donc! Ça descend par c’te cheminée de malheur. T’entends pas?…


La Merluche approchait une allumette enflammée des brindilles. Mais, à ce moment, Zizi se précipita à genoux près de lui et éteignit l’allumette. La Merluche le vit tout pâle et comme rayonnant.


– Quoi qu’y a? fit-il, terrifié.


– Y a qu’j’ai trouvé!


– Trouvé quoi? T’es maboul?…


Mais déjà Zizi n’écoutait plus. Fébrilement, il se mettait à plat ventre et s’introduisait dans le coffre de la cheminée. Un instant plus tard, il se relevait, et, à la stupéfaction de La Merluche, se mettait à exécuter une grande danse échevelée.


Lorsqu’il eut ainsi satisfait à la joie qui l’agitait, il serra les deux mains de La Merluche, ahuri.


– On va s’trotter, dit-il. Tu comprends donc pas? T’es donc encore plus bête que j’croyais? Tu vois pas que Tricot a pensé à tout, excepté à la cheminée?…


– La cheminée?


– Oui, gourde! On va attendre qu’y fasse noir, et puis on va s’enfiler là dedans comme des petits ramoneurs, et une fois sur le toit nous sommes sauvés. Comprends-tu, maintenant?


Les deux copains attendirent la nuit avec impatience, tremblant maintenant que Tricot n’eût l’idée de leur faire une petite visite. Une heure ou deux s’écoulèrent dans ces transes. Enfin Zizi murmura:


– Allons-y, mon vieux Merluchot. En avant pour l’évasion!


Zizi, sans plus s’attarder aux bagatelles de la porte, comme il disait, s’introduisit aussitôt dans la cheminée et commença à grimper. Sans être périlleuse, l’ascension était loin d’être aisée. Si maigre et fluet qu’il fût, Zizi se trouvait fort à l’étroit dans ce boyau qui, d’ailleurs, semblait se rétrécir de plus en plus. La respiration devenait difficile, mais cela n’empêchait pas le voyou de crier, en haletant quelque peu:


– Dis donc, Merluchard, j’ai trouvé ma vraie vocation. J’aurais dû me mettre dans les ramonas. C’est épatant c’qu’on est bien là dedans, tu vas voir… J’comprends maintenant pourquoi que Latude il a passé trente-cinq ans de sa vie à s’évader, sans compter qu’y r’commence encore au théâtre Montmartre. Y s’embête pas, non!


Tout en exhalant ses réflexions que d’ailleurs Julot n’entendait pas; tout en s’écorchant aux épaules, aux mains, aux genoux, Zizi gagnait en hauteur. Finalement, après un vigoureux effort pour passer les épaules, il émergea à demi suffoqué, se hissa par un rétablissement, s’assit sur le sommet de la cheminée en murmurant:


– Ça serait le cas ou jamais de m’déguiser en génie d’ la Bastille. Tiens, au fait! L’génie d’ la Bastille, ça doit z’être la statue à Latude. Ohé, Merluchon!


– De quoi? fit d’en bas la voix geignante de Julot.


– Tu grimpes-t-y, oui z’ou non! J’ai pas envie d’moisir ici, moi. D’abord on est trop près d’la lune, et ça vous tape sur le ciboulot, à preuve qu’on les appelle les lunatiques, les ceusses qu’en ont une pochetée…


– Mais j’peux pas! gémit la voix. Ça m’racle, ça m’écorche, ça m’dépiaute…


– Ça t’fera du bien. T’es trop gras, t’as bouffé trop de frites. Et puis, si t’y laissais toute ta peau, ça t’changerait, tu serais tout déguisé pour le Mardi-Gras… D’abord moi, j’te l’dis carrément, j’en ai z’assez de t’voir toujours avec la même binette…


– J’étouffe, nom d’un baderne, j’peux plus passer!…


– Imbécile! j’suis bien passé, moi!


– T’es deux fois plus petit qu’moi, pardine!


– Qu’ça peut fiche gourde! On écarte un peu plus les moellons, voilà…


– J’peux pas, larmoya Julot. Y veulent pas s’écarter, les moellons!…


– Y veulent pas? dit Zizi avec l’accent d’une surprise intense. Ben! faut qu’y z’ayent un fichu caractère!… Alors, tu peux pas monter?


– Non! souffla Julot. La cheminée, elle est assez large pour toi, mais elle est trop étroite pour moi.


– Ça, c’est rageant, par exemple. J’aurais jamais cru ça d’la part de c’tte cheminée qu’avait pourtant l’air bonne fille… Alors, tu peux pas monter?… Eh bien, descends, gourde!


– Ah! malheur de malheur! Alors, faut que je redescende? Alors tu m’lâches? tu m’abandonnes?… Alors, j’vas rester tout seul?… Pendant combien d’temps? Peut-être toute ma vie!


– Merluchon, tu m’fends le cœur. Te désole pas, tu seras délivré demain!


– Oui mais si Tricot vient d’ici là et qu’y m’voye tout seul… quoi qu’y va dire? quoi qu’y va faire?


– Tricot viendra pas avant midi. Et tu seras délivré le matin, peut-être cette nuit même…


La Merluche poussa un soupir qui monta vers Zizi comme une suprême recommandation; puis, il se laissa retomber jusqu’en bas, sortit de la cheminée, et comme les sentiments ne duraient jamais bien longtemps dans sa cervelle, au bout de dix minutes, il se dit:


– Bah! j’vas toujours faire des frites et puis j’ferai une partie de bataille à moi tout seul.


Pendant ce temps, Zizi, s’étant mis à plat ventre, s’était doucement glissé jusqu’au bord du toit; de là, il put aisément, en se suspendant à la gouttière, se laisser tomber sur la toiture du poulailler, d’où il sauta à terre sans autre mal que quelques écorchures.


Vivement, il franchît les deux cours et parvint à la porte de la petite cuisine; puis il se dirigea vers le grand portail. Comme il l’examinait avant de tenter l’escalade, il entendit la cuisine s’ouvrir.


Zizi, d’un bond, gagna un tas de fourrage qui se trouvait à deux mètres de lui vers les écuries, et n’eut que le temps de s’y blottir; un homme et une femme sortaient à ce moment de la cuisine qui venait de s’éclairer. À la lueur de la lampe laissée sur la table, Zizi reconnut Tricot et la Veuve.


Ils marchèrent en silence jusqu’à la porte cochère que Tricot se mit en devoir d’ouvrir.


– Tu m’as bien compris? dit à ce moment La Veuve.


– Vous m’avez donné vingt mille francs pour que je comprenne, fit Tricot de sa voix papelarde. Vous pouvez être bien tranquille. À une heure, l’auto où Biribi doit mettre la petite Lise sera prête. À deux heures, la vôtre vous attendra tout attelée…


– C’est bien ça. Quant à la bouquetière et à Rose-de-Corail, tu n’as pas à t’en inquiéter. Biribi t’en débarrassera demain matin…


– Et je n’aurai à me défaire que des deux gamins?


– Oui, dit La Veuve. Là-dessus, je n’ai pas de conseils à te donner, mon bon Tricot. Mais souviens-toi qu’il n’y a que les morts qui savent se taire.


Tricot répondit par un petit rire qui fit dresser les cheveux sur la tête de Zizi.


– Ben! songea-t-il, j’en réchappe d’une verte!… Quelle veine que Merluchard ait pas pu allumer la cheminée ce soir pour les frites! Sans ça, c’était moi qui l’étais, frit!


Tricot venait d’ouvrir la porte. La Veuve demeura immobile un instant, comme si elle eût eu quelque chose à dire encore. Puis tout à coup, elle disparut…


Zizi sentit une sueur d’épouvante couler le long de son visage. Il ne bougeait pas. Il entendait son cœur battre à grands coups, et se disait:


– Zut!… Sûr que Tricot va entendre!… Gourde de cœur! si j’te tenais dans la main!…


Dix minutes se passèrent. Tricot était toujours dans l’entrebâillement de la porte cochère. Sans doute; il attendait que La Veuve eût disparu au loin. Enfin, il modula un coup de sifflet, et, au bout de quelques instants, Zizi vit se dessiner dans l’ombre l’énorme carrure de Biribi.


– Y manquait à la noce, çui-là! songea-t-il.


Tricot avait solidement refermé la grande porte. Les deux hommes se dirigèrent vers la cuisine.


– La Veuve t’a dit? demandait Biribi.


– Oui, oui, les autos, la petite Lise; je suis au courant.


– Mais t’a-t-elle prévenu pour demain matin?… Rose-de-Corail… la bouquetière.


– Je sais que tu dois les emmener demain matin. Et c’eut pas trop tôt.


– Bon! fit Biribi avec un sourd grognement de joie. Alors, montre-moi oùs qu’elles sont, puisque jusqu’à maintenant La Veuve s’est méfiée de moi…


– Pas la peine de te montrer. Tu sais où sont les deux gosses?


– Zizi et Julot?…


– Oui… Eh bien! c’est la porte en face, pas moyen de te tromper. Dis donc, tâche d’opérer avant le jour.


Le reste se perdit dans un murmure confus. Les deux hommes entrèrent dans la cuisine, dont la porte fut refermée et dont la lumière disparut au bout de quelques instants.


Zizi, frissonnant de terreur, attendit un quart d’heure encore. Puis, ne voyant et n’entendant plus rien, il se dirigea ou plutôt rampa vers la porte cochère. Ce fut un jeu pour lui de se hisser jusqu’en haut en se servant des barres d’appui. Deux secondes après, il se trouvait sur la route, et, à toutes jambes, filait vers la barrière.


Une fois dans Paris, Zizi vit qu’il était à peine neuf heures, et que les boutiques étaient toutes éclairées.


Il se laissa tomber sur un banc du boulevard, pour reprendre haleine et s’encourager.


– Je dois être pâle comme La Merluche quand y voit son père au moment où y met la patte dans un bocal d’épicemar. Non! c’que j’dois en avoir une bobine!…


Apercevant la devanture d’un charcutier qui s’encadrait de glaces, il s’y dirigea par l’instinctif besoin de voir sa figure, et, une fois devant la glace, demeura stupéfait, les yeux écarquillés.


– Non! fit-il. C’est-y que la glace est noire? Ou c’est-y moi qui suis devenu, sans le savoir, le nègre de la Porte-Saint -Mar?…


Zizi, qui se croyait très pâle et qui l’était sans doute sous l’épaisse couche de suie qui le grimait, venait de se voir tout noir. Il murmura:


– C’est trop d’émotions pour une fois! V’là que j’ai le physique d’un ramona!…


Ce mot le mit sur la voie, et, ses esprits reprenant un peu de calme, il se rappela qu’il venait de se tortiller dans le boyau d’une cheminée que son passage avait dû consciencieusement ramoner. Dès lors, il reprit toute sa sérénité, et, les mains dans les poches, il s’en alla en disant:


– Tiens, au fait, ça m’empêchera d’être reconnu par les roussins qui doivent sûrement me chercher. Maintenant, c’est pas tout ça. Il va se passer cette nuit chez cette fripouille de Tricot des choses à frémir. Pauvre Mlle Marie!… Et pauvre Rose-de-Corail!… Et cette autre petite dont parlait La Veuve… Lise, qu’elle a dit… Et Merluchard!… Vrai, faut qu’elle en aye une santé, La Veuve! Quel poison!… Faut empêcher tout cet estourbissage! Oui, mais comment, mille badernes! Comment? M’adresser à la police? D’abord, ça sauverait rien du tout, vu que les roussins, avant de courir au secours des malheureux, faut qu’y fassent des enquêtes, et pendant ce temps, c’est la crève!… Faudrait que j’mette la main sur le journalisse… En v’là un qu’est d’attaque! Mais où le trouver? Des fois qu’y s’rait revenu rue Letort?… Allons-y!…


Dix minutes plus tard, Zizi faisait son entrée dans la loge de Mme Bamboche qui, malgré le masque de suie, le reconnut aussitôt et s’écria:


– Comme te voilà fait, mon pauvre Zizi! Tu ne seras donc jamais sérieux?… Et ta pauvre sœur qui est venue te chercher! et qui voudrait t’emmener! et qui a tant pleuré quand je lui ai dit qu’on n’avait pas de tes nouvelles!


Zizi fit la grimace. Un nuage passa sur ce front de voyou qui ne semblait pas fait pour les réflexions pénibles. Le souvenir de sa sœur Magali et de ce qu’elle était devenue réveillait en lui ce qu’il pouvait y avoir encore d’instincts de droiture et d’honnêteté dans son cœur.


– S’agit pas d’ça, mère Bamboche… fit-il en essayant d’arrêter les exclamations de la digne femme.


– Et de quoi qu’il s’agit, galopin? T’as pas honte, à ton âge, de…


– Mère Bamboche, cria Zizi, s’agit de la vie ou de la mort de Mlle Marie!…


– Qu’est-ce que tu me dis là? fit la concierge toute pâle. Tu l’as donc retrouvée. Alors, je ne vois qu’un homme qui puisse la sauver, c’est le journalisse…


– M. Ségalens?…


– Oui, c’est ça. Est-il revenu?…


– M. Ségalens ne demeure plus dans la maison; c’est-à-dire, il a gardé son logement… mais il habite en réalité 55, faubourg Saint-Honoré… Ici, maintenant, ce n’est plus qu’une adresse pour lui, tu comprends?… Et alors… explique-moi donc!…


Mais déjà Zizi s’était élancé hors de la loge et se mettait à courir dans la rue.

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