LXXV PROSPODER

Quelques jours s’étaient écoulés depuis le départ de Gérard et d’Adeline pour Brest. Ils avaient voyagé ensemble, et, ensemble, étaient arrivés au vieux manoir au pied duquel se lamentent les vagues éternelles. Le château était désert. Il n’y avait même pas un gardien pour le surveiller. C’était l’abandon, la solitude en présence de cette autre solitude: l’Océan.


En pénétrant dans le château, Gérard s’était dirigé tout droit vers l’antique salon où il avait failli tuer son père d’un coup de couteau.


– Je m’installe ici, dit-il froidement, cette pièce renferme des souvenirs avec lesquels il est bon que je refasse connaissance.


– Et moi? dit Adeline avec la soumission passionnée de la femme qui veut conquérir.


– Le château est vaste, fit Gérard avec un geste vague.


Il voulait avant tout ne pas effrayer Adeline et lui bien persuader qu’elle était libre, qu’elle pouvait s’en aller quand elle voudrait.


Elle, de son côté, songeait à procéder avec prudence.


Dans le voyage, ils s’étaient dit quelques mots à peine: Mais elle avait constaté avec une joie puissante que Gérard n’évitait ni son regard, quand elle le fixait sur lui, ni son contact quand, parfois, elle lui prenait la main.


Elle était pleine d’espoir…


Des pensées tragiques roulaient dans la tête de Gérard.


Le fils aîné du baron d’Anguerrand s’installa donc dans le salon, un de ces immenses canapés d’autrefois devant lui servir de lit. Adeline s’installa dans une chambre voisine, jadis habitée par la vieille Bretonne qui avait servi de femme de ménage au baron. Cette pièce n’était séparée du salon que par un couloir, et les deux portes se faisaient vis-à-vis…


Tout de suite, Adeline s’y était retirée, se disant avec raison qu’il fallait laisser quelques jours à Gérard pour pleurer Lise.


Dans le salon, rien n’était changé.


La balustrade en fer du balcon n’avait pas été replacée.


Ce balcon n’était plus maintenant qu’une étroite plate-forme: deux pas, et on sautait dans le vide.


Gérard ne sortait pas de la vaste pièce où il s’était établi. Il était certain qu’Adeline ne s’en irait pas. Il la tenait. Cependant, il ne cessait de la surveiller dès qu’elle s’écartait de sa chambre, ce qui arrivait rarement.


Le premier jour, seulement, Adeline avait eu des allées et venues. D’abord, en fouillant dans les armoires de l’appartement qu’elle avait autrefois occupé, elle s’était composé une toilette d’intérieur d’une charmante modestie. Puis, vers le soir, elle était sortie du château, avait été jusqu’au village de Prospoder où chacun se souvenait encore d’elle, et elle en était revenue avec deux femmes chargées de diverses provisions. Elle avait ensuite renvoyé les deux femmes et avait soigneusement fermé les portes du manoir. Puis elle s’était mise à préparer un repas, dressant la table dans le salon même, allant et venant avec une sorte de gaieté.


Sur son invitation, Gérard s’était mis à table, et Adeline avait dit:


– Moi, je vous servirai… Ce sera comme là-bas, dans notre pavillon de la rue d’Orsel…


– Asseyez-vous, ma chère, répondit Gérard; je ne toucherai à rien si vous ne me tenez compagnie.


Et, ces quelques mots, il les avait prononcés d’une voix si naturelle, avec une si juste proportion de tristesse et de cordialité, qu’Adeline frémit d’espérance et murmura en elle-même:


– Je suis sauvée… il est à moi!…


* * * * *


Gérard, avec un soin, une habileté et un sang-froid extraordinaire, se mit à préparer le meurtre d’Adeline. Il voulait la tuer, ceci avait été résolu, dès le moment où Adeline lui était apparue dans l’hôtel de Pierfort. Mais il voulait vivre, lui!


Sûr d’avoir dépisté la police, convaincu que ses crimes passés demeureraient impunis, il ne voulait pas tout compromettre au dernier moment par un meurtre vite connu et imputable à lui seul, puisque tout le pays savait que M. le baron Gérard était de retour en son castel avec Madame.


Lorsqu’il se crut certain de son affaire, il résolut d’exécuter Adeline le soir même simplement d’un coup de couteau. Ce serait facile et vite fait, car la confiance d’Adeline était sans bornes.


Ce jour-là, vers l’heure du crépuscule, Gérard, contre son habitude, alla lui-même fermer et cadenasser les diverses portes du manoir: il faut toujours tout prévoir, même que la victime n’aura pas été tuée du premier coup, qu’elle cherchera à se sauver… Il emporta les clefs et les jeta dans la mer, afin que personne ne pût plus entrer. Quant à s’en aller lui-même, il s’en faisait un jeu.


Puis il plaça son bon surin sur une table à sa portée.


Et il attendit qu’Adeline, selon la coutume prise, vint dresser la table dans le salon.


Elle parut en effet bientôt; mais pâle, troublée, à ce point que Gérard gronda lui-même:


– Elle a compris qu’elle va mourir!…


Et, sans plus tarder, il se dirigea vers la table où il avait déposé son couteau:


– Gérard, dit à ce moment Adeline d’une voix de terreur, Gérard, vous êtes perdu!…


– Quoi? gronda-t-il en se retournant.


– Les agents!…


– Eh bien?…


– Ils entourent le manoir!… J’ai tout vu de là-haut… Venez… ô mon Gérard… mon bien-aimé!… plutôt mourir ensemble!…


– Mourir ensemble? murmura Gérard, en passant une main sur son front livide. Oh! vous vous êtes trompée!… Ce sont des oisifs… des touristes…


– Venez! venez!… Et vous verrez!


Il se laissa entraîner. Rapidement, elle monta jusqu’aux combles et le conduisit à une fenêtre d’où la vue s’étendait sur toute la campagne environnante.


– Voyez! dit-elle en claquant des dents.


Gérard se penchai et longuement étudia les environs.


Soudain, il se rejeta en arrière avec un soupir d’épouvante.


Et Adeline comprit qu’il avait vu…


Le château était cerné.


De quelque côté qu’il portât son regard, Gérard avait aperçu en faction une silhouette que lui, l’homme de la pègre, ne pouvait pas ne pas reconnaître immédiatement.


Machinalement, ils redescendirent au grand salon.


À ce moment, trois coups ébranlèrent la porte du manoir, prolongeant leurs échos dans les couloirs déserts; et une voix distincte parvint jusqu’à eux:


– Au nom de la loi!…


– Oh! rugit Gérard, mais ces gens-là savent donc!…


– Que tu es Charlot!… Oui… ils savent!… La Veuve! c’est La Veuve qui t’a dénoncé à Finot!… Là-bas, au pied du grand escalier de l’Opéra, j’ai entendu Finot!…


– Perdu! râla Gérard. Plus d’issue! Tout est cerné!… Je vais être arrêté!…


– Non! non! gronda Adeline avec l’exaltation du désespoir, qu’ils viennent, Gérard!… Qu’ils viennent! Qu’un seul te touche!…


Emportée par la passion, soulevée par le transport de terreur et d’amour qui décuplait ses forces, Adeline saisit Gérard dans ses bras et, ardente, transfigurée, répéta:


– Qu’un seul te touche… et il tombe mort!…


– Ils sont une quinzaine! fit Gérard dans un éclat de rire sauvage. Ils me tiennent!… Oh! la Cour d’assises!…oh! l’échafaud!…


Il balbutiait, la tête perdue.


À la grande porte, des coups sourds retentissaient.


Les agents de la Sûreté, après avoir inutilement essayé de forcer la serrure, démantelaient l’entrée.


Tout à coup, un grand silence se fit.


– Ils montent! bégaya Adeline, ivre d’épouvante, non pour elle, mais pour celui qu’elle aimait.


Et lui, à ce moment, se sentait brisé. Tout ressort d’énergie vitale s’arrêtait en lui.


Devant la certitude absolue de l’arrestation, devant la vision de la Cour d’assises, il devenait lâche.


– Je vais mourir! dit-il d’une voix morne.


– Mourir! cria Adeline d’un accent de passion terrible. Toi!… Gérard!… Je t’aime!… Tu ne sais pas de quoi est capable une femme qui aime!…


Et, à ces paroles, Gérard surmonta la faiblesse qui s’était emparée de lui. Sa haine contre Adeline, meurtrière de Lise, se déchaîna plus violente… Dans cette seconde où il entendait les agents se répandre dans le manoir, il redevint maître de sa pensée. Et il jugea qu’il allait être arrêté, jugé, exécuté… et qu’Adeline lui échappait!…


– Mourir! répéta-t-il avec ce même éclat de rire sauvage. Mais je ne mourrai pas seul!…


Adeline était dans ses bras.


Il l’étreignit convulsivement, et, la soulevant, marcha tout droit au balcon. Adeline comprit!…


Et elle, ne fit aucun effort pour échapper!…


Seulement, elle noua ses bras autour du cou de Gérard, et, au moment où ils sautaient dans le vide, ses lèvres, pour la première fois, se posèrent sur ses lèvres dans un baiser furieux, dans une morsure de passion qui ensanglanta leurs bouches.


* * * * *


– Oh! laissez-moi passer!… Je vous dis que c’est mon mari qui est là!…


– Allons, filez! ou je vous arrête!…


La voix de Lise était pleine de supplications et de sanglots. La voix de l’agent était rogue et impérieuse. Repoussée de ce coin par où elle essayait d’atteindre le manoir, elle alla plus loin, mais toutes les mesures étaient bien prises; le château était bien cerné. D’agent en agent, la malheureuse fit repoussée jusqu’aux rochers qui bordent la mer.


Là, elle put longer le pied du manoir.


Ce côté n’était pas surveillé, car une évasion était impossible par là.


– À moins de piquer une tête dans l’Océan, d’une hauteur de quarante mètres! avait dit le chef de la Sûreté.


Il n’avait pas pensé à une chose: c’est qu’un homme sur le point d’être pris, sur le point d’être accablé par le déshonneur ou de succomber au châtiment des hommes, peut toujours s’évader dans la mort.


Lise, de roc en roc, se mit à marcher le long de la mer, sur l’étroite bordure qui sépare l’Océan des assises du manoir.


Comment elle était là? Comment elle avait fait le voyage? Ce qui lui était arrivé depuis que, dans la cellule de La Veuve, elle avait appris quel danger courait Gérard? Comment enfin elle avait pu venir de Brest à Prospoder? Elle ne le savait pas!


Elle était là, voilà tout!…


Et elle ne comprenait qu’une chose: c’est que Gérard était dans le manoir, c’est que les agents de la Sûreté entouraient de toutes parts le vieux château!…


Elle hochait machinalement la tête, et souriait d’un sourire navrant en se rappelant que son bien-aimé lui avait proposé de l’emmener à Prospoder dès qu’il serait réconcilié avec son père. Mais, de temps en temps, elle levait ses yeux déments vers les quelques fenêtres, là-haut, tout là-haut, qui donnaient sur la mer, et alors, son cri déchirait l’espace et faisait frissonner de pitié les gens qui, de loin, étaient accourus, au bruit qu’il se passait quelque chose d’étrange au château.


Tout à coup, elle dut s’arrêter: la marée montait et déferlait sur les rochers.


Mais son hésitation dura peu; elle entra dans la mer en murmurant:


– Il faut que j’aille… J’arriverai! oh! j’arriverai!…


Une dernière fois, elle cria.


Et à ce moment, à quelques pas d’elle, quelque chose tomba avec un bruit sourd. Lise s’arrêta, les yeux exorbités, la bouche ouverte, grelottante, sans autre sentiment que celui d’une volonté farouche, la volonté de démence dernière qui la poussait maintenant à rejoindre les deux corps qu’elle reconnaissait.


Gérard et Adeline étaient tombés sur un rocher, et la mort avait dû être instantanée.


Presque aussitôt une vague déferla, les saisit, et les emporta frénétiquement enlacés dans leur baiser de mort.


Pendant près d’une minute, les deux corps furent visibles à la surface de l’Océan, mais ils s’écartaient de plus en plus de la ceinture de rochers.


Lise entra dans l’eau. Elle se mit à descendre. Elle bégayait:


– J’arriverai! oh! j’arriverai!… Je le rejoindrai!… Gérard! je suis là!… Attends-moi… Gérard!… je t’aime… je…


Un violent reflux des vagues, soudain, l’enveloppa et I’emporta vers les deux corps, vers Gérard, vers celui qu’elle avait adoré d’un amour si pur, si chaste, si absolu… Un instant encore, elle put tendre ses bras vers lui… Puis, brusquement, elle disparut dans le mystère de l’Océan et de la mort, à la seconde où les cadavres de Gérard et d’Adeline enlacés coulaient à pic…


* * * * *


Trois mois après ces événements, Jean Nib et Rose-de-Corail s’embarquèrent pour l’Amérique en compagnie de Pierre Gildas et de Zizi.


Ségalens avait inutilement recherché Magali pour la réconcilier avec son père. Lorsqu’il se rendit chez Max Pontaives, il apprit que celui-ci était parti pour un voyage autour de l’Europe avec sa jolie compagne. Le riche désœuvré avait-il entrepris de la dépayser, de lui faire oublier ses chagrins, de la régénérer peut-être? Qui sait?…


Un an après le départ de Jean Nib et de Rose-de-Corail, Ségalens épousa Valentine d’Anguerrand.


(1904)


FIN


[1] Couteau, poignard.

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