L CONJONCTION

Dans cette même soirée, Anatole Ségalens avait visité les cabarets de Montmartre, cherchant vainement une distraction à son chagrin. Et puis, il espérait toujours qu’un hasard lui donnerait une indication quelconque. Et puis cela le reposait de ses terribles raids à travers le monde de la pègre… Il avait dîné, triste et seul, dans un des restaurants les mieux cotés du quartier de l’opéra.


Car, fidèle à son système de paraître, Anatole Ségalens tenait à se montrer le plus souvent possible dans les endroits que fréquentent les deux ou trois cents provinciaux qu’on appelle le Tout-Paris.


Content, donc, d’avoir été vu d’un certain nombre de notabilités, il vida son verre à sa propre santé et à celle de la réclame.


– Oui, songea-t-il, j’aime la réclame. Mais la réclame est une abstraction, une entité qui, raisonnablement, peut suffire à mes appétits d’affection. Ô mon digne oncle Chemineau, je vous avoue que j’ai commis une faute, une gaffe comme on dit dans le jargon officiel du Tout-Paris. Une gaffe? Quelle est la gaffe? C’est d’être amoureux d’une personne moins abstraite que demoiselle Réclame. Un jeune homme bien né comme moi, bien tourné, avec l’esprit d’aplomb, ne devrait aimer que la réclame. Moi, par-dessus le marché, j’aime Marie Charmant. C’est un grand malheur, mais je n’y puis rien… À ta santé, Marie Charmant, adorable bouquetière qui a fleuri mon cœur de la suave fleur embaumée… Hélas!…


Il essayait de se plaisanter. Mais il était affreusement triste et, lorsqu’il se retrouva dehors, Il se demanda avec angoisse ce qu’il allait faire de sa soirée. L’instinct de rôder dans le quartier où il avait le plus de chances de rencontrer la disparue le ramena à Montmartre. Ganté de frais, le monocle à l’œil, élégant d’une irréprochable et charmante élégance, le reporter de l’Informateur entra dans un cabaret, au hasard. Mais on n’y disait que des chansons politiques, et il trouva cela nauséabond.


Il entra dans un autre. Mais on n’y disait que des chansons sentimentales, et il trouva cela abominable. Il entra dans un troisième. Mais on y disait que des chansons perverses, et il trouva cela indigeste. Au fond, il s’ennuyait terriblement. Lorsqu’il voulut pénétrer dans un quatrième cabaret, il trouva qu’on fermait les portes. Alors il s’aperçut qu’il était très tard.


Sur le boulevard de Clichy, où il se trouvait à ce moment, personne ne passait. Il se mit à marcher droit devant lui, furieux et désespéré de se sentir le cerveau si vide et l’âme si malade.


Tout à coup, devant lui, il vit quelque chose d’étrange…


Sur le trottoir, marchait un couple: un homme et une femme qui se tenaient étroitement par le bras. L’homme paraissait être un bourgeois cossu; la femme, très élégante, malgré le costume modeste qu’elle avait adopté. Sur le milieu de la chaussée, un peu en arrière de ce couple, marchait un homme. Parfois, le couple du trottoir s’arrêtait pour échanger un baiser. Alors, l’homme de la chaussée s’arrêtait aussi. Avec son habitude de voir une scène, et de donner tout de suite un nom aux masques en représentation sur l’éternel théâtre, avec son habitude de sonder les ténèbres, de saisir les attitudes, d’analyser les gestes et d’en tirer la synthèse, Ségalens avait rapidement englobé dans un même regard le bourgeois, la femme élégante et l’homme de la chaussée… Tout de suite il tomba en arrêt sur l’aventure possible: il avait l’âme et les nerfs d’un reporter de la grande race. Il murmura:


– C’est bel et bien un magnifique adultère orné du tous les ingrédients dramatiques nécessaires pour faire palpiter les cinq cent mille lecteurs de l’Informateur. Le plat est servi. C’est à moi de faire la sauce… Vous, ma gentille dame, puissé-je être pendu par les pieds si vous n’allez pas tromper M. votre mari que vous croyez en voyage! Et vous, monsieur, sous vos airs d’honnête bourgeois, vous faites ici le Don Juan, sans vous douter que le commandeur… Oh! voici le commandeur!… le mari! là… sur la chaussée! Cet homme qui les suit, qui les guette, et qui, pour ne pas être reconnu s’est déguisé en rôdeur de barrière!… Brave rôdeur de barrière, sous tes loques, je devine l’homme de distinction… Ma foi, toute ma sympathie va au mari… Ah! ah! voici les deux criminels qui s’arrêtent… Ils vont entrer…non?… ils n’entrent pas?… Alors?… Parbleu! l’adultère est consommé déjà, et Don Juan reconduit la dame!…


En effet, le couple s’était arrêté devant une maison. La femme avait sonné. La porte s’était ouverte. L’homme et la femme, quelques minutes, continuèrent à causer à voix basse, puis ils échangèrent une dernière étreinte.


– Le mari va tomber sur eux, songea Ségalens. Où sont mon calepin et mon crayon?… Tiens?… Non?… Il se cache derrière ce banc?… Voici la dame qui rentre et le bourgeois adultère qui poursuit seul son chemin… Oh! j’y suis: le mari va le provoquer maintenant.


Habile à se dissimuler, Ségalens avait pu assister à toute cette scène sans être aperçu. La dame était entrée dans la maison, le bourgeois avait continué à marcher dans la direction du boulevard de Rochechouart, et, sur la chaussée, le rôdeur de barrière s’était mis en marche de son côté…


Peu à peu, toute l’attention de Ségalens se concentra sur le rôdeur. Et si, au lieu de Ségalens, Biribi se fût trouvé là, Biribi aurait aussitôt reconnu la silhouette de Jean Nib. Ségalens le voyait se glisser, éviter les rayons de lumière, se fondre dans les pans d’ombre avec l’habileté consommée d’un vieux chasseur ou avec l’instinctive subtilité d’un fauve à l’affût. Souvent, Ségalens le perdait de vue; amis alors, il n’avait qu’à fixer une minute le bourgeois paisible qui, le cigare aux lèvres, la canne haute et les mains dans les poches, filait le long du Lycée Rollin, puis descendait en frôlant les grilles du square d’Anvers.


La rue Turgot s’ouvrait là, silencieuse et déserte. Le bourgeois s’y était engagé pour descendre dans Paris. Le rôdeur suivit, précipitant sa marche silencieuse. Ségalens suivit à son tour, tout aussi habile et silencieux que le rôdeur lui-même.


– Si c’est un assassinat qui se prépare, songea-t-il, ce bourgeois est bien heureux que j’aie eu l’idée de m’ennuyer ce soir…


En même temps, il se prépara à intervenir brusquement: le rôdeur venait d’atteindre le bourgeois!…


Mais au moment où Ségalens allait traverser la rue pour se porter au secours du bourgeois, il s’arrêta soudain:


– Ce n’est pas un meurtre qui se prépare, murmura-t-il.


C’est un vol. Attendons!


– Monsieur, un instant! avait dit Jean Nib en rejoignant l’inconnu et en lui mettant la main sur l’épaule.


– Que me voulez-vous? demanda brusquement le bourgeois, non sans courage.


– Pas grand’chose, dit Jean Nib. Tout ce que vous avez d’argent sur vous! Dépêchons!…


L’inconnu regarda en haut, vers le square, puis en bas, vers la rue de Rochechouart. L’homme comprit qu’il était à la merci du rôdeur. Il eut un haussement d’épaules et déboutonna son pardessus avec la lenteur d’un homme qui attend encore quelque secours. Ségalens l’entendit qui disait sans trembler:


– La police est bien mal faite à Paris. Ça m’apprendra à sortir sans revolver.


– Dépêchons! gronda Jean Nib. Et remerciez-moi. Rien ne m’empêcherait de vous assommer…


– Voici ma montre, dit l’inconnu dont la voix cette fois, tremblait un peu.


– Inutile, fit Jean Nib. La galette, et c’est tout!


L’homme se fouilla. Deux ou trois billets, des pièces passèrent de sa main dans celle de Jean Nib qui dit alors:


– Descendez la rue sans regarder derrière vous, sans dire ouf, ou sans ça!…


Jean Nib tira son couteau… L’inconnu devint très pâle, et, ayant bredouillé quelques mots, se mit à descendre d’un pas chancelant. Lorsqu’il fut à l’entrée de la rue de Rochechouart, il se mit à bondir à bonds frénétiques et disparut… Jean Nib avait remonté vers le square d’Anvers…


– Quel dommage, songeait Ségalens, que je n’aie pas mon costume de rôdeur! J’eusse fait volontiers la connaissance de ce sacripant… Il a de l’allure, ce n’est pas là un vulgaire escarpe…


Ils étaient arrivés boulevard de Rochechouart. Et Ségalens, cessant cette fois de se cacher, marchait paisiblement à trois pas du bandit qui, son coup fait, sûr que nul ne l’avait vu, s’en allait, non moins paisible. Ségalens ne pouvait s’empêcher d’admirer sa haute stature, l’harmonieuse et forte élégance de cette silhouette.


– La charité, mon bon monsieur, fit tout à coup une voix de femme, toute sanglotante. Je ne sais pas où aller coucher avec mes enfants… je n’ose aller au poste… Oh! donnez-moi… si peu que ce soit… de quoi acheter du pain demain matin…


Ségalens s’était arrêté sans s’apercevoir que le rôdeur s’arrêtait aussi. Il frissonna devant l’affreux spectacle de la pauvresse, jeune encore, maigre à faire pitié, livide et grelottante sous sa méchante robe à laquelle s’accrochaient trois enfants déguenillés, avec de petits visages aux yeux immenses et résignés, toute une misère réelle, les épaves de quelque drame abominable…


Ségalens se fouilla vivement, et poussa un sourd juron: dans sa soirée, il avait dépensé tout son argent de poche.


– Ma pauvre femme, balbutia-t-il…je…


Il ne savait comment expliquer, et, intérieurement, il s’invectivait franchement en songeant que le prix de son dîner au restaurant du boulevard eût peut-être sauvé ces infortunés…


– Tenez! fit tout à coup une voix brusque et enrouée.


Ségalens tressaillit de la tête aux pieds. L’homme qui venait de parler, c’était le bandit, le voleur, l’escarpe!… Et le bandit, le voleur, l’escarpe tendait à la malheureuse sa main dans laquelle il y avait un billet et des pièces. Jean Nib, sans compter, avait puisé dans le tas, au fond de sa poche, et tendait ce qu’il y avait pris.


La pauvresse, devant la fortune qui s’étalait sous ses yeux, eut un geste d’effarement et leva sur Jean Nib un regard éperdu. Timidement, elle rentra sa main au lieu de l’avancer.


– Prenez donc! fit rudement Jean Nib. J’ai pas le temps de poser!…


Il fourra tout ce qu’il’tenait dans la main de la malheureuse, qui demeura muette, tremblante, extasiée, et qui, bien loin d’imaginer la générosité d’un voleur, supposa qu’elle avait eu affaire à un prince déguisé. Car les pauvres sont habitués, par une éducation séculaire, à penser de cette façon. Lorsqu’elle recouvra assez ses esprits pour essayer de balbutier un remerciement, le prince déguisé disparaissait au loin, accompagné du monsieur bien mis qui était peut-être son intendant… Jean Nib s’était éloigné à grands pas. Ségalens, tout étourdi de ce qu’il venait de voir, le suivait en songeant:


– Monsieur!… Eh! monsieur!…


– De quoi? gronda Jean Nib en se retournant. Avez-vous bientôt fini de me suivre? Lâchez-moi le coude, ou gare!


– Monsieur! dit Ségalens en soulevant son chapeau, je voudrais vous demander deux petits renseignements. Après quoi, je vous lâcherai le coude, selon votre pittoresque expression.


La scène se passait au coin du boulevard Ornano, près d’un bec de gaz. Jean Nib examina un instant l’homme qui, devant lui, le chapeau à la main, lui souriait.


– Qu’est-ce que vous voulez savoir? Parlez vite…


– D’abord, combien vous avez donné à cette pauvre femme, et vous demander d’être de moitié dans votre acte. Je serais vraiment enchanté de vous remettre demain, où vous voudrez, moitié de la somme… combien?…


– Je ne sais pas! dit Jean Nib étonné.


– J’estime qu’il y avait près de deux cents francs. Voulez-vous me permettre de vous faire parvenir, par le moyen qui vous conviendra le mieux, un billet de cent francs?…


– Pas la, peine. Merci. Est-ce tout?…


– Puisque vous refusez ma collaboration, ce dont je suis plus mortifié que je ne saurais vous dire, je passe à ma deuxième question: Combien y avait-il dans la poche du bourgeois que vous avez dévalisé tout à l’heure, le long des palissades de la rue Turgot?…


Jean Nib ne, broncha pas. Seulement, d’un regard envoyé en rafale autour de lui, il observa si l’homme qui lui parlait ainsi était bien seul, si l’escouade policière ne le suivait pas depuis la rue Turgot, et ne le cernait pas, maintenant. Jean Nib, de ses yeux, de ses oreilles, de son âme et de ses nerfs, deux secondes, écouta le silence et regarda la nuit… Non! dans le silence, il n’y avait pas d’embûche; la ténèbre ne cachait aucun traquenard… Mais alors, qu’était-ce que cet homme qui, le chapeau à la main, souriant, lui posait la question formidable?… Il plissa les yeux, étudia l’homme, une autre seconde!… Non! ce n’était ni un policier, ni un fou…


– Vous dites? fit Jean Nib dans un grondement…


– J’ai dit: Quelle somme avez-vous volée au bourgeois? répondit Ségalens, très paisible.


– Voilà une question à laquelle mon lingue seul peut faire une réponse.


– Bah! vous ne sortirez pas votre couteau!


Jean Nib se ramassa, pour l’attaque. Un flot de sang monta à son visage. Ses tempes battirent. Dans le même instant, Ségalens le vit, le couteau au poing… Une seconde encore et Jean Nib frappait… Et si Jean Nib avait frappé à ce moment, s’il eût suivi l’impulsion de sa nature violente, il eût frappé uniquement parce qu’il avait cru sentir dans la voix de cet homme le soufflet d’une raillerie… Mais Ségalens ne raillait pas. Ségalens, devant le couteau levé, ne fit pas un geste de défense, et prononça:


– Vous ne frapperez pas…


– Pourquoi ça? rugit Jean Nib.


– Vous voyez bien que vous ne frappez pas. Et vous ne savez même pas pourquoi. Je vais vous le dire, moi. C’est parce que vous êtes trop généreux pour blesser, tuer peut-être un homme qui ne vous fait pas de mal; c’est que vous avez trop de cœur pour employer votre arme de bataille contre quelqu’un qui ne se défend pas…


Jean Nib haussa les épaules, se mit à ricaner, puis, brusquement, il referma son couteau en grommelant de sourds jurons; puis il haussa encore les épaules et fit quelques pas pour s’en aller; puis, tout à coup, il revint sur Ségalens, et les poings crispés, les yeux sanglants, lui dit dans la figure:


– Je ne vous frappe pas parce que je serais arrêté pour assassinat et que je ne veux pas être guillotiné, voilà!


– Allons donc! il n’y a personne qui saurait que vous m’avez tué. Et moi-même, si j’en revenais, comment pourrais-je faire arrêter mon assassin, puisque je ne vous connais pas? Tout cela, vous le savez aussi bien que moi. Vous savez, de plus, que votre intérêt serait de vous débarrasser du témoin de votre vol. Vous l’avez dit à ma question, le couteau seul pourrait répondre. Et pourtant, vous l’avez mis à dormir bien tranquille dans votre poche, le couteau! Et pourtant vous ne frappez pas! Je vous dis, moi, que c’est parce que vous avez trop de cœur. Tout autre que vous, de la pègre, m’eût suriné dix fois déjà. De la pègre, vous en êtes. J’ai admiré tout à l’heure avec quelle habileté vous avez suivi le bourgeois. Évidemment, vous avez la longue habitude de l’affût, des marches silencieuses dans le sillon du pante. Pourquoi vous êtes de la pègre, je n’en sais rien. Mais je réponds que cela vous fait horreur, et que vous, qui vivez de ténèbres, vous méritez de vivre en pleine lumière.


– Qui êtes-vous? demanda Jean Nib haletant.


– Un curieux, voilà tout. Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas un mouchard, vous avez trop l’habitude de voir et d’observer pour que vous ayez pu commettre une aussi grossière erreur.


– Qui êtes-vous? répéta Jean Nib dans un grognement furieux.


– Un curieux, vous dis-je! Ah çà, n’allez pas me prendre, au moins, pour un prédicant! Fi, la vilaine race! N’allez pas croire, mon cher monsieur, que j’ai entrepris de vous ramener dans les sentiers de la vertu! Il y aurait trop d’ouvrage à Paris!


– Que voulez-vous alors?


– Causer un peu avec vous, vous voir de près, examiner le monstre social que vous êtes…


– Écoutez, ce que je vois de plus clair, c’est que vous voulez faire ma connaissance?


– Très juste. Vous avez dit le mot. Je désire vous connaître.


Les deux hommes se mirent à marcher côte à côte, silencieux et pensifs.


– Je suis sûr, dit Ségalens, que vous vous demandez pourquoi je tiens à vous connaître… Je vais vous dire. D’abord, c’est à cause de votre geste, tout à l’heure. Quand je vous ai vu tendre à cette malheureuse votre main pleine d’or, je vous avoue que ça m’a remué… Car enfin, les gens qui, comme vous, font métier d’arrêter les gens pour leur demander la bourse ou la vie ne sont pas disposés en général à tant de générosité…


– Si ce n’est que ça, dit Jean. Nib, faut pas que ça vous épate. Sûr, les escarpes n’ont pas l’habitude de refiler leur galette aux mendigots. Moi non plus, j’en ai pas l’habitude. Si je travaille, c’est pour moi. Et puis, basta, les mendigots me dégoûtent. Mais cette femme qui pleurait… et puis surtout, c’est les gosses. Je ne peux pas voir un gosse avec une figure de misère sans que ça me mette dans des états… Alors, j’ai fouillé dans le tas, sans savoir, et la femme tenait déjà la galette que je ne savait pas encore ce que j’avais fait…


– Vous le regrettez?…


– Non. Au contraire, je suis content de savoir que les gosses vont avoir à bouffer. Seulement, si c’est pour ça que vous voulez me connaître, c’est pas la peine, voilà ce que je voulais dire.


– Écoutez, je connais votre profession, vous ne connaissez pas la mienne. Je vais vous la dire: j’écris dans les journaux.


– Ah! fit Jean, narquois. Eh bien! vous devriez leur dire, aux journaux, de ne pas écrire tant de bêtises sur les escarpes. Ils n’y entravent que dalle…


– Plaît-il?…


– Ils n’y comprennent rien, quoi! Moi, si j’écrivais dans les journaux, je voudrais au moins avoir vu de mes yeux ce que je raconterais.


– Eh bien! mon digne escarpe, s’écria Ségalens triomphant, c’est précisément l’idée que j’ai eue, et vous pouvez m’en croire, je me trouve très flatté de voir que vous approuvez cette idée! J’ai voulu savoir pourquoi il y a des gens qui tuent et qui volent. J’ai voulu les voir de près comme je vous vois. J’ai voulu leur demander pourquoi ils ont adopté ce genre de vie plutôt qu’une autre. J’ai voulu me promener là où il y a des escarpes, pour voir de mes yeux, et raconter ensuite ce que j’aurais vu. Comprenez-vous, dès lors, que je sois heureux d’être tombé sur vous comme sur un guide? Je ne connais pas les bons endroits, moi! Si vous voulez devenir mon compagnon de voyage dans ma descente aux enfers, vous n’aurez pas lieu de vous en repentir. Je vous promets de vous faire gagner de l’argent d’une manière moins…scabreuse que celle que vous avez adoptée…


– J’ai pas besoin de votre galette! dit brusquement Jean Nib.


– Soit! Acceptez-vous, en principe, de m’accorder votre collaboration?


– Je vous dira ça demain, dit Jean Nib après une courte hésitation.


– Demain, soit! fit Ségalens ravi. Mais où vous verrai-je?


– Au bar de l’Alouette, à l’encoignure du Sébasto, à midi tapant. Maintenant, tirez vous de votre côté, moi du mien. Si vous ne me voyez pas arriver au bar à midi tapant, c’est qu’y aura rien de fait. Au revoir…


Là-dessus, Jean Nib allongea le pas, sans tourner la tête, s’enfonçant dans la nuit, vers les fortifs. Ségalens demeura une minute à la même place, tout songeur, puis s’en fut à son tour, tournant le dos à la route qu’avait prise Jean Nib.

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