XXII DRAMES DANS LA NUIT

La crise de désespoir d’Anatole Ségalens fut longue et terrible. Longtemps il demeura dans sa chambre, secoué de sanglots et se débattant contre une seule pensée:


– Si elle n’est plus, je ne puis plus vivre…


Jusque vers dix heures du soir, cependant une sorte d’espoir le soutint encore. Enfin il partit et se mit à errer à l’aventure. Il ne croyait pas à l’accident. Il devinait vaguement qu’il y avait autre chose. Mais quoi? C’était l’inconnu!…


Il s’en alla donc par les rues, poussé par l’espérance imprécise qu’il allait tout à coup la rencontrer. Onze heures sonnèrent, puis minuit… Tout à coup, Ségalens se retrouva sur un pont.


Il regarda autour de lui. Devant lui, à gauche, il reconnut Notre-Dame.


Ségalens s’accouda au parapet, présentant sa tête brûlante aux souffles glacés qui montaient du fleuve. Et alors des fantômes vinrent l’assiéger. Des pensées de mort et d’infinie désolation évoluèrent lentement dans son esprit. Il imagina et créa de toutes pièces la mort de Marie Charmant. Et voici: elle l’aimait… il en était sûr! Elle l’aimait autant qu’il l’adorait. Le matin, quand il était parti pour se rendre à son duel, Marie l’avait guetté… Marie l’avait vu remettre des lettres à Mme Bamboche!… Et c’était elle-même qui s’était emparée de cette lettre où il disait qu’il partait pour toujours!… Et, dans une désolation pareille à celle qu’il éprouvait, la jeune fille avait dû partir, errer dans Paris, s’accouder comme lui à un parapet de pont, et…


Ségalens eut un rauque soupir et ne se dit pas que la jeune fille pouvait avoir subi un des mille accidents qui sont à Paris le fait divers en permanence, de la poussière de drame. Il ne croyait pas à l’accident. Pas une minute, il ne supposa que peut-être, à cette heure, Marie Charmant était chez elle, ou bien qu’elle souffrait dans un lit d’hôpital. Son esprit enfiévré s’était aiguillé sur ce rêve d’amour et de mort; il y trouvait une joie sourde à se croire aimé, un désespoir sans bornes à savoir qu’elle était morte


Hagard, livide, très près de la folie en ce moment où, avec une maladive précision, il reconstituait la mort de Marie Charmant, il se redressa tout à coup, les mains cramponnées au parapet, et, dans un dernier sanglot qui secoua tout son être, prononça à haute voix:


– Eh bien! puisqu’elle est morte ainsi, qu’est-ce que j’attends, moi, pour mourir comme elle?…


L’instant d’après, il enjambait le parapet.


* * * * *


Pierre Gildas qui s’était évadé il y avait de cela quinze jours de la Maison Centrale de Melun, allait donc en se tenant aussi ferme que possible. Peut-être lui eût-il été indifférent d’être arrêté, et c’est ce qui lui donnait un air de si tranquille assurance. Mais, si ferme qu’il se tînt sur ses jambes, quelquefois il vacillait tout à coup; alors, d’un énergique effort, il surmontait sa faiblesse, et, après un instant d’arrêt, il reprenait sa marche.


– Sacré bon sang, murmurait-il, est-ce que je vais crever de faim?… C’est terrible, la faim…


À un moment, il s’assit sur un banc du boulevard Poissonnière.


– Je leur ai tout de même joué le tour!… Mais vrai, ce n’était pas la peine! Voilà des mois que je rêvais de me trouver en face du marquis et de lui dire: «C’est moi! Vous ne m’attendiez pas? C’est pourtant moi, je vais vous régler votre compte!…» J’arrive à Paris, je piste le damné marquis, je ne le lâche pas pendant huit jours, et patatras! quand je crois le tenir, un autre s’est chargé de lui régler son affaire!… Trop tard, bon sang! le marquis est mort!…


«Non, ce n’était pas la peine de m’évader! Qu’est-ce que je vais devenir?… Il faut que j’essaie coûte que coûte de rentrer à la cambuse… Dire que je vais revoir ma petite Juliette… et ce singe d’Ernest… C’est drôle, l’effet que ça me fait!


Il eut un rire d’aise à la pensée de sa fille et de son fils. Il frémissait d’espoir.


Tout à coup il s’aperçut que la nuit était venue. Il se leva. Il reprit alors sa morne promenade, s’exerçant toujours à marcher d’un pas ferme. Il se dirigeait vers la Madeleine, le long des boulevards qui, maintenant, scintillaient, dans le tumulte des voitures, dans cet énorme bourdonnement qui semble être le murmure de la vie heureuse. Ayant gagné les Champs-Élysées, il se reposa longtemps sur un banc, allongé, invisible dans l’ombre opaque. Il pouvait être dix heures.


– Allons, fit-il, le temps d’arriver à la maison, il sera minuit… ce sera le bon moment pour passer et entrer…


Mais comme il allait se secouer, se lever, il demeura figé, étendu sur un banc: à vingt pas de là, deux ombres venaient d’apparaître. Pierre Gildas reconnut que c’était une femme accompagnée d’un gamin. Ils causaient entre eux, tranquillement, et Pierre Gildas les entendit:


– Alors, comme ça, disait le gamin, on va retrouver Biribi au rond-point?…


– Oui, au rond-point, répondait la femme. Et les autres, là-haut, à I’Étoile…


Pierre Gildas avait eu un profond et violent tressaut de tout son être:


– Zizi!…


Il eût voulu bondir, courir, saisir son enfant dans ses bras… il était, comme paralysé…


Et, comme enfin, dans un suprême effort, il allait parvenir à jeter un cri, il demeura foudroyé, les yeux exorbités, la pensée vacillante, l’âme emplie d’horreur…


Zizi… son fils… oui, son fils venait de parler encore… et, répondant à une question de la femme, voici ce que disait Zizi:


– Pas de danger, La Veuve! J’ai pas envie de rejoindre le dab! Je me ferai pas piéger comme lui, moi! Mais, vous savez, La Veuve, pas de blague: je veux ma part de fafiots!


– Je te dis qu’il y a plus de cinquante mille, puisque tu auras ta part… ta part d’homme.


Le murmure des voix s’éteignit; les deux ombres s’effacèrent dans la nuit… Pierre Gildas, sur son banc, frissonnait et râlait:


– Voleur!… Voleur comme moi!… Mon fils!


Il se remit en marche, murmurant des mots sans suite, avec, parfois, une plainte faible de pauvre être harassé qui ne comprend rien à sa destinée. Il n’avait plus de fils, mais il lui restait sa fille.


Et, de nouveau, les tortures de la faim s’acharnaient sur lui. L’idée de mendier ne lui venait pas; peut-être n’eût-il pas osé… Seulement, comme il passait devant un restaurant joyeusement illuminé, il eut un grondement de colère et un juron qui, sourdement, roula entre ses dents.


– Tas de cochons!…


Soudain Pierre Gildas demeura hébété comme l’homme sur qui s’acharnent d’inconcevables fatalités.


Pierre Gildas, sur une des banquettes du restaurant, venait de reconnaître sa fille!…


Vêtue la veille encore d’une pauvre robe de lainage, Magali portait maintenant un assez beau costume que sa beauté naturelle rehaussait; un immense chapeau à plumes ornait sa tête. Elle était assise près d’une grande et forte fille habillée avec une criarde somptuosité, et, devant elles, deux messieurs grisonnants, que Pierre Gildas voyait de dos, fumaient et causaient en riant. Magali ne semblait ni triste ni gaie: elle paraissait accomplir la fonction naturelle des pauvres filles… chair à plaisir.


* * * * *


Pierre Gildas, revenant sur ses pas, longeait l’avenue de l’Opéra, sans savoir où il allait, puis traversait les Tuileries, franchissait la Seine, descendit sur la berge. Sous l’arche du pont, il chercha un abri, non contre le froid, mais contre la vie.


Et comme un grand silence pesait sur la ville, comme Pierre Gildas grelottant sentait que tout, en lui-même, devenait silence, il se traîna vers l’eau et s’y laissa glisser…


* * * * *


Anatole Ségalens, en enjambant le parapet du pont où il s’était arrêté, croyait à sa ferme intention de mourir, puisqu’il cherchait la mort. Mais dans ce laps de temps inappréciable pendant lequel il tomba dans le vide, il y eut un brusque éveil de ses forces vitales, un déchaînement soudain de sa volonté de vivre, une clameur effrayante de sa raison échappant enfin au rêve de mort qui l’avait paralysée.


Tout cela se traduisit dans cette pensée qu’il cria au moment où il s’enfonçait dans l’eau:


– Et si elle n’est pas morte! Si elle vit!…


La réaction fut foudroyante. Entraîné au fond de l’eau, entraîné par le courant qui le fit passer sous l’arche du pont, Ségalens sentit une rage de vie centupler ses forces, il remonta à la surface d’un effort puissant, et se mit à nager pour regagner la berge. À ce moment où il allongeait les bras dans une frénétique poussée, sa main rencontra quelque chose qui flottait, et se crispa, s’incrusta sur l’objet qu’elle venait de saisir… c’était un vêtement… c’était un homme.


– Allons, fit Ségalens, mon suicide aura toujours servi à quelqu’un… ce pauvre diable devra la vie à la crise de désespoir qui m’a poussé à ce plongeon…


Au bout de quelques minutes d’efforts désespérés, Ségalens toucha le bord du quai, et étant parvenu à pousser l’inconnu sur les dalles, il se hissa lui-même hors de l’eau. Alors, sans perdre de temps, il se mit à frictionner le noyé, oubliant que lui-même, quelques minutes auparavant, avait voulu mourir. Bientôt, l’inconnu ouvrit les yeux:


– Loués soient les dieux, fit Ségalens. Comment vous sentez-vous, mon pauvre homme?…


L’homme se redressa, s’assit, passa ses mains sur son front, jeta un regard sombre sur Ségalens et dit:


– Savez-vous qui vous venez de sauver? fit-il avec un éclat de rire de dément.


– Question inutile, monsieur, dit Ségalens. Allons, venez…


– Vous venez de sauver un échappé de maison centrale, reprit l’homme avec son rire terrible.


Ségalens eut un haut-le-corps vite réprimé. Doucement, il répondit:


– Cela ne me regarde pas, monsieur… Venez…


L’inconnu baissa la tête… Il demeura quelques instants immobile.


Ségalens l’entendit qui sanglotait tout bas. Il le prit par la main, et très doucement:


– Allons, venez…


– Comment vous appelez-vous? demanda l’inconnu d’une voix étrange.


– Anatole Ségalens.


– Anatole Ségalens! fit l’inconnu qui n’avait entendu que le nom. C’est bien…


Et pensif, il suivit le jeune homme qui l’entraînait. Ils remontèrent la première rampe rencontrée et se mirent à marcher dans la direction des Halles. Là, Ségalens fit signe à un taxi qui passait. Il fit monter son compagnon, s’assit lui-même, et alors, par la portière:


– Chauffeur, rue Letort!…


– Rue Letort, gronda l’inconnu dans un râle de stupeur.


Et, sur les coussins du véhicule qui l’entraînait vers la maison où il avait habité, où habitait la veille sa fille Magali, où habitait encore son fils, Pierre Gildas s’évanouit…

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