XXXIX LA NUIT DE NÖEL

– Monsieur, dit Lise avec une résolution soudaine, vous m’avez dit que vous aviez pu suivre mes traces jusque sur la route des Ponts-de-Cé. Voulez-vous me permettre une question, maintenant? Jusqu’à quel point de la route, exactement, avez-vous suivi mes traces?


– C’est bien facile, et tu dois connaître l’endroit, puisque tu as été élevée dans le pays; les traces s’arrêtèrent à la Héronnière, à trois kilomètres des Ponts-de-Cé. Tu connais ce lieu, n’est-ce pas?


– Oui, dit Lise d’une voix faible comme un souffle.


Et en même temps, elle songea:


«L’enfant qui fut ramassée à la Héronnière, ce n’est pas moi puisque, moi, mon pauvre vieux père Frémont m’a trouvée à la croisée des routes! La fille du baron d’Anguerrand, c’est Marie Charmant!…


– Laisse-moi te raconter les choses dans l’ordre, et tu verras, reprit le baron. Je t’ai dit que mes premières recherches durèrent huit jours. Hélas! elles devaient durer des années!… Le huitième jour, je fus rejoint à Angers par un serviteur qui, après m’avoir inutilement cherché à Paris, était revenu et s’était mis à ma poursuite. Ce fut ainsi que j’appris la mort de ta mère. Cette nouvelle, toute terrible qu’elle était, glissa pour ainsi dire sur moi. C’est à peine si, après un débat avec moi-même, je consentis à me rendre au château, le corps de ta mère ayant été provisoirement déposé dans la chapelle. J’assistai comme dans un rêve à l’enterrement. Je m’impatientais des retards, des longueurs de la cérémonie. Je t’ai dit que ma tête n’était plus à moi, et que je retrouvais ma lucidité seulement pour combiner des recherches. Dans la même journée, je fus de retour à Angers, dans la misérable auberge où j’avais la dernière piste de Barrot. Jusque-là, j’avais reconstitué les marches et contremarches de Barrot. Mais, à cette auberge, je fus au pied d’un mur infranchissable. Il me fut impossible de savoir autre chose, sinon ceci: que l’homme signalé par moi, après avoir passé deux jours dans l’auberge, s’était mis en route avec les deux enfants la veille de Noël. Et comme l’hôte avait insisté pour le retenir en lui montrant la neige qui tombait, Barrot avait répondu en riant qu’il voulait assister à la messe de minuit… De quel côté avait-il pris? Par quelle route était-il sorti de la ville? Il me fut impossible de le savoir! Je fouillai la ville. Cela dura jusqu’au 5 janvier.


«Le 5 janvier au matin, l’un des émissaires que j’avais lancés… il y en avait une quinzaine… – vint me trouver et, à brûle-pourpoint, m’annonça qu’il avait découvert Barrot. Je tombai comme assommé sur le coup, mais je revins promptement à moi. Alors l’homme me dit qu’en désespoir de recherches, il avait eu l’idée d’aller compulser la liste des malades en traitement à l’hôpital et qu’il avait vu le nom de Barrot… Dix minutes plus tard, j’étais à l’hôpital. C’était lui! Mais Barrot n’était pas seulement malade: il était blessé. Il avait la tête emmaillotée de linges, et je sus qu’il avait le crâne ouvert. Je sus aussi qu’il avait deux autres blessures sur le corps et quantité d’ecchymoses. Sûrement Barrot avait dû soutenir une lutte désespérée contre des assaillants nombreux. Je sus enfin que, sur les trois blessures principales, celle du crâne était mortelle et que rien ne pouvait le sauver. Je m’approchai de son lit, je lui parlai; mais il ne me reconnut pas… Alors je me fis raconter tout ce que l’on savait au sujet de l’attaque dont Barrot avait été victime. Ce qu’on savait se réduisait à ceci: Barrot avait été trouvé, le matin de la Noël, à six heures, par des maraîchers se rendant au marché d’Angers, à vingt pas de la Héronnière, sur la route. Il avait été porté à l’hôpital. Pendant quelques jours, on avait pu espérer, sinon le sauver, du moins obtenir de lui des indications sur ses assassins que la police recherchait inutilement. Mais Barrot n’avait pu recouvrer le sentiment d’une manière assez prononcée pour pouvoir être interrogé. Seulement, doué d’un tempérament exceptionnel, il avait lutté contre la mort et prolongé son agonie au delà de toute prévision. Enfin, depuis la veille, il subissait des syncopes de plus en plus prolongées c’était la fin… Alors je dis que Barrot était un de mes serviteurs et demandai l’autorisation de le faire transporter dans une maison que je possédais à Angers. On me répondit que le transport achèverait de tuer le blessé… Alors je demandai que le lit de Barrot fût porté hors de la salle commune, dans une chambre spéciale, et cela je l’obtins. À force de sollicitations et d’argent, j’obtins également de m’installer prés de lui – et on admira mon dévouement. Le lit de Barrot, enlevé par huit hommes, fut porté dans une chambre particulière, et je demeurai seul avec le blessé… espérant un miracle.


– Et ce miracle que vous attendiez ne se produisit pas?


– Au contraire. Dieu permit qu’à l’heure suprême, Barrot sortît de sa syncope pour me parler. La journée s’était achevée, et je n’avais bougé de la chambre où râlait doucement le blessé. Une grande partie de la nuit s’écoula. Vers quatre heures du matin, je vis tout à coup que Barrot me regardait. «- Est-ce que tu me vois? lui demandai-je en tremblant. – Oui! – Est-ce que tu me reconnais? – Oui!… – Peux-tu parler? – Je puis essayer, mais hâtons-nous, car je vais mourir. – Courage, lui dis-je, tu ne mourras pas, puisque tu reviens à toi. – Dans une heure, je serai mort…» Il me regarda de ses yeux étrangement fixes… Écoute donc attentivement, Valentine, car il est possible que quelque détail te rappelle cette nuit de Noël et que tu puisses éclaircir un point demeuré obscur…


– Ce point? demanda Lise qui tressaillit.


– Tu vas le comprendre tout à l’heure… Barrot était venu à pied de Segré à Angers, en s’efforçant, fidèle aux instructions qu’il avait reçues de moi, de brouiller sa piste. Après un repos dans une misérable auberge d’Angers, il partit le soir du 24 décembre pour gagner les Ponts-de-Cé. De là, son intention était de descendre la Loire jusqu’à Ancenis où, certain d’avoir dépisté toute recherche, il comptait prendre le chemin de fer pour Nantes. Ensuite, il aurait, à pied, gagné Saint-Nazaire, où il se serait embarqué pour l’Amérique. Il tenait Edmond par une main, et toi, il te portait dans ses bras. Il m’a dit que tu dormais. Quant à Edmond, il marchait sans rien dire; le pauvre petit était résigné; Barrot m’a assuré que, par fierté, l’enfant s’efforçait de ne pas pleurer; il ne lui adressait jamais la parole, et le regardait avec des yeux noirs de colère lorsque Barrot essayait de plaisanter… Mais je vois que tu veux me demander quelque chose, Valentine… parle, mon enfant…


– En effet, dit Lise, avec une étrange tranquillité. Ce Barrot vous a-t-il dit que, par surcroît de précautions, il avait changé quelque chose au costume des enfants?


– C’est une des questions que je lui posai, et il me répondit qu’il n’y avait pas songé…


– Ainsi, reprit Lise, lorsque les enfants, la nuit de Noël, furent entraînés sur la route des Ponts-de-Cé, ils portaient le costume même dont vous les aviez habillés au château?


– Oui, les mêmes costumes…


– Avez-vous gardé un souvenir quelconque de ces costumes? Pourriez-vous me le dire?


– C’est facile, dit le baron d’Anguerrand, à qui ces questions causaient un trouble extraordinaire. Edmond était habillé d’une culotte et d’une blouse en petit velours gris, avec une ceinture de cuir à boucle d’argent. Il était chaussé de fortes bottines qui, sous forme de guêtres, montaient aux genoux. Il était coiffé d’un béret et couvert d’un pardessus en drap gris.


– Et moi? demanda avidement Lise.


– Toi, ma pauvre mignonne, dit le baron, qui, au souvenir de ces détails, ne put retenir un sanglot, tu portais aussi des guêtres, mais elles étaient en laine blanche… Ta robe était en molleton blanc rayé de bleu. Enfin, tu portais un manteau de laine blanche, avec capuche nouée au cou par deux grands rubans de soie bleue. Et tu étais adorable dans ce costume; tu avais un air grave et rieur à la fois… Il me semble te voir encore… Tu souris?…


Lise souriait en effet, et elle songeait:


«Maman Madeleine m’a montré cent fois le petit costume dont j’étais habillée quand je fus trouvée à la croisée des routes: c’était une jupe noire, un grand fichu de laine noire croisé autour de ma taille et me couvrant la tête, et des bas de laine noire…»


– Que penses-tu? fit timidement le baron. Il y a un instant, tu souriais…


– Continuez, je vous en prie, dit Lise avec une grande douceur.


– Soit! reprit le baron en poussant un soupir. Barrot sortit donc d’Angers, comme je te l’ai dit, te portant dans ses bras et tenant Edmond par une main. La neige se mit à tomber alors par flocons serrés, et Barrot fut sur le point de rentrer dans la ville. Mais il réfléchit qu’il trouverait aux Ponts-de-Cé une auberge pour y passer la nuit et qu’il y serait plus en sûreté qu’à Angers. Si Barrot avait suivi sa première inspiration, il serait vivant encore, sans doute, et moi, je vous eusse retrouvés dès lors… Barrot continua son chemin!… À cent pas de la Héronnière, il lui sembla voir un groupe d’ombres qui s’agitaient, mais il se dit que c’étaient des gens qui se rendaient à la messe de Noël… Tout à coup, il vit quelque chose qui bondissait et se ruait sur lui: au même instant, il se sentit à la poitrine un froid suivi d’une brûlure, il était blessé d’un coup de couteau. Il te déposa ou plutôt te laissa tomber dans la neige, lâcha la main d’Edmond et se mit sur la défensive. Presque dans la même seconde, il fut atteint d’un deuxième coup de couteau et tomba sur les genoux. Il vit alors qu’il était attaqué par trois hommes, tandis qu’une femme misérablement vêtue semblait faire le guet sur la route. Les trois hommes étaient sur lui et le frappaient à coups redoublés pendant quelques instants. Barrot se défendit avec la rage du désespoir, puis il sentit un choc à la tête et demeura étendu, sans mouvement. Pourtant, il n’avait pas tout à fait perdu connaissance, car il s’aperçut qu’on le fouillait, et une voix, tout à coup, s’écria: «- Je tiens le magot!… Filons, maintenant!… – Que faisons-nous des enfants? demanda l’un des hommes. – Emmenons-les», répondit une voix qui devait être celle de la femme. Puis Barrot sentit que sa tête s’affaiblissait de plus en plus, que sa raison s’égarait, et enfin, il perdit connaissance, pour ne plus se réveiller qu’en ma présence, dans cette chambre d’hôpital… Ayant terminé ce récit, Barrot ajouta qu’il se souvenait d’avoir eu l’imprudence de laisser voir un billet de mille francs dans l’auberge d’Angers. Sa conviction était qu’il avait été suivi depuis cette auberge. Mais quant aux gens qui l’avaient attaqué, il ne put rien m’en dire, sinon qu’il y avait, trois hommes et une femme.


– La femme qui, plus tard, a vendu Marie Charmant, c’est-à-dire Valentine d’Anguerrand, à la mère Gibelotte.


Voilà ce que songeait Lise.

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