XXXV LA MARMOTTE

L’horloge lumineuse de Lariboisiére marquait tout près d’une heure et demie. Les boulevards extérieurs étaient déserts. Quelques pierreuses rôdaient, à l’affût du passant. Mais le passant était rare. La pluie venait de cesser, des étoiles se montraient, comme souriantes, et de gros nuages noirs, qu’un rayon de lune éclairait sur leurs bords, chevauchaient dans l’espace, pareils à des étalons qui, à travers des plaines bleuâtres parsemées de diamants, galopaient en secouant leurs crinières d’argent.


Ce fut à ce moment qu’un homme et une femme descendant de la Goutte-d ’Or, débouchèrent sur le boulevard de la Chapelle par la ruelle des Islettes. Un instant, ils sondèrent la nuit, de ce regard profond et sûr des êtres qui ont appris à regarder. Rassurés, sans doute, ils coupèrent le boulevard en droite ligne et se mirent à longer le mur d’enceinte du vaste hôpital.


Jean Nib et Rose-de-Corail se savaient traqués. Depuis la scène du Champ-Marie et l’évasion de La Veuve, ils sentaient que la police avait jeté sur eux son filet. Ils avaient entrevu des figures louches qui les dévisageaient. Des avertissements mystérieux, un clignement d’yeux, un geste, un mot jeté par un homme qui feint de vous bousculer, cela les avait sauvés jusque-là. Au moment de pénétrer dans une rue, d’entrer dans un bar, de se réfugier dans un hôtel, l’avertissement les arrêtait court; ils faisaient demi-tour, cherchant une maille plus large du filet. Mais les mailles, de nuit en nuit, d’heure en heure, se faisaient plus étroites.


Quelques minutes plus tard, ils arrivaient devant la Marmotte… «l’hôtel» des Deux Savoies. Adossés à un mur, raidis dans leur immobilité, ils fouillèrent les environs.


– T’as rien vu? fit Jean Nib dans un souffle.


– Rien. On peut traverser.


– T’as rien vu au coin de Château-Landon?… Quelque chose qui s’est aplati quand nous avons passé?


– Rien, je te dis…


Ils traversèrent droit pour gagner le trottoir d’en face, et pénétrèrent dans l’hôtel. Bientôt, conduits par le patron, ils se trouvèrent dans une chambre du second. Jean Nib ferma la porte à double tour et ouvrit la fenêtre qui donnait sur une cour étroite. Il se pencha, inspecta la cour, et alors, revenant sur Rose-de-Corail qui dégrafait son corsage:


– Te déshabille pas. Tu crois que le patron dormait quand nous sommes arrivés?


– Il a les yeux assez rouges pour ça… Mon Jean, ajouta-t-elle de sa voix de profonde tendresse, t’ennuie donc pas, voyons!… Est-ce que je suis pas là?…


– Eh bien! moi, je te dis qu’il ne dormait pas!… Et alors, t’as rien vu au coin de Château-Landon?


– Oh! tu me fais peur!… Rien, que je te dis!…


– Eh bien! moi, je te dis qu’il y avait là un roussin!… Ils ne me tiennent pas, va! Si je suis entré dans la cambuse, c’est pour leur faire croire que je coupe dans le pont… Nous avons cinq bonnes minutes, car ils veulent nous laisser le temps de nous pieuter…


Sans hâte apparente, méthodiquement, ils se mirent â tordre les bandes des draps, que Jean Nib déchirait avec son couteau, puis à nouer l’une à l’autre les bandes tordues. Lorsque Jean Nib jugea que cette sorte de corde était assez longue, il en attacha l’une des extrémités à l’appui de la fenêtre.


– Souffle la camoufle, dit-il.


Rose-de-Corail éteignit la bougie qui brûlait sur la cheminée.


Alors, prés de la fenêtre ouverte, dans l’obscurité, serrés l’un contre l’autre, le couteau au poing, le cou tendu, ils écoutèrent les bruits du silence. Tout à coup, Rose-de-Corail tressaillit et saisit une main de Jean Nib.


– Oui, fit-il dans un souffle. Les voilà… descends… et surtout, te presse pas!…


Dans l’escalier, le silence était aussi profond. Mais Rose-de-Corail avait entendu, elle! mais Jean Nib avait entendu, lui!… Les policiers étaient dans l’escalier… et pour la réussite de sa tentative désespérée, il fallait que les policiers fussent dans l’escalier; descendre une seconde avant c’était trop tôt; une seconde après c’était trop tard… Jean Nib enleva Rose-de-Corail dans ses bras et la tint suspendue dans le vide… Elle saisit la corde et descendit… Jean Nib, penché, la sueur au front, suivait tous ses mouvements. Une voix étouffée – la voix du patron de l’hôtel – à travers la serrure, dit sourdement:


– Jean!… Ohé, Jean Nib!… Y a un copain qui veut te parler illico… Ohé, Jean!… M’entends-tu?


– Toi! gronda Jean Nib en lui-même, ton compte est bon, si je peux jamais te revoir nez à nez!…


Une secousse de la corde lui dit que Rose-de-Corail était en bas. Il eut un large soupir de joie et, à son tour, il enjamba… En quelques secondes, il toucha le pavé de la cour.


L’allée de l’hôtel aboutissait à cette cour. Au bout de l’allée, Jean Nib vit, sur le trottoir, éclairé par la lanterne de l’enseigne, deux colosses trapus… deux agents de la Sûreté en faction.


– Prends celui de gauche! souffla-t-il à Rose-de-Corail.


À ce moment, là-haut, un violent craquement se fit entendre: c’était la porte de la chambre que Finot enfonçait d’un coup de pied… Une voix tonna: «Au nom de la Loi!…» Jean Nib se rua dans l’allée… en trois bonds, il fut sur les agents… une détonation de revolver éclata… L’agent qui venait de faire feu, dans le même instant, roula sur le trottoir, sans un cri. Jean Nib, d’un furieux coup de tête, venait de lui défoncer la poitrine, et, à la même seconde, avec un grondement furieux, il se retournait sur l’autre agent, mais il le vit qui chancelait et s’abattait, la gorge ouverte par le coup de poignard de Rose-de-Corail… En haut, un hurlement, des grognements, des jurons… puis tout s’apaisa soudain… Finot écumant, apparut sur le trottoir: Jean Nib et Rose-de-Corail avaient disparu!… Une minute, à peine, s’était écoulée, depuis le moment où Jean Nib avait enjambé la fenêtre.


Sur le trottoir, Finot ne jeta même pas un regard sur les deux agents blessés, morts peut-être. Les bras croisés, le nez au vent, il réfléchissait, cherchait la piste, constituait dans sa tête l’itinéraire probable des deux fugitifs… Les cinq agents qui l’entouraient attendaient en silence. Tout à coup, il grogna:


– Trois hommes de renfort au premier poste. Rendez-vous général au bassin de la Villette…


Il se fit un mouvement, un glissement d’ombres, et l’instant d’après, le trottoir était désert sous la lumière jaune et triste de la lanterne de la Marmotte. Les garçons de l’hôtel avaient transporté les deux blessés à l’intérieur; les cinq agents s’étaient éloignés. Finot lui-même s’était mis en route après avoir jeté son ordre.


Il marchait sur la chaussée centrale, la tête penchée, les mains au dos, les lèvres serrées, le front plissé…


Tout à coup, il s’arrêta et renifla, en arrêt sur la piste qu’il constituait en calculs serrés. Une sombre flamme d’orgueil éclaira ses yeux.


– Je les tiens! gronda-t-il.

Загрузка...