III LE NOM DU MARI DE LISE

À Brest, toute une nuit et un jour encore, Georges Meyranes s’arrête et se débat contre lui, contre le crime en gestation dans son âme.


Brusquement, il se remet en route. À Saint-Renan, il frète une carriole. Dans un paysage formidable où le granit crève la terre, la carriole marche droit dans le vent. Soudain, non loin de Prospoder, comme le jour meurt, celui qui s’appelle Georges Meyranes saute sur le sol, renvoie la carriole, et, à pied, la tête dans le vent, talonnant le granit, seul dans le formidable paysage, il marche… Tout à coup, il fait halte.


C’est la côte! Les confins du monde! Les rocs noirs, sentinelles chevelues d’algues dressées contre l’éternel assaut de l’Océan.


Et là, face à l’abîme qu’il surplombe, hissé sur un piédestal de roches géantes, énormes et défiant les vagues accourues des horizons de mystère, là, se dresse un château, un vieux manoir à demi éventré.


Qui peut habiter là?… Quel pirate?… Quel goéland de tempêtes? Ou quelle douleur humaine, inaccessible à l’apaisement?…


Et c’est cela que regarde Georges!…


Et le voici qui marche sur le château… Il entre par une porte basse qu’il sait ouvrir… il monte des escaliers… Haletant, il s’arrête au bout d’un corridor. Tout à coup, il pousse une porte…


Un vaste salon sévère, aux meubles massifs et rudes…


Quelqu’un est là, qui lentement, les mains au dos, la haute taille recourbée, les larges épaules affaissées, physionomie d’une impassible et sombre énergie… cinquante ans peut-être, se promène d’un pas pesant.


Rapide, violent, fulgurant de menace, Georges Meyranes se campe devant le maître du manoir, et gronde:


– C’est encore moi, mon père!


Sans colère, sans surprise, celui que Georges Meyranes appelle son père toise le jeune homme, et d’une voix glaciale.


– Que voulez-vous cette fois?…


– Je viens demander à mon père s’il compte laisser son fils mourir de faim! Je viens demander au baron d’Anguerrand si c’est au vol ou au meurtre que l’héritier de son nom et de sa fortune doit avoir recours pour assurer sa vie!…


Le baron d’Anguerrand a eu un geste violent; les veines de son front se gonflent:


– Mon fils!… murmure-t-il.


Alors, lentement, gravement, il prononce:


– Oui, vous êtes mon fils. Oui, vous vous appelez Gérard d’Anguerrand. Oui, vous êtes l’héritier de mon nom. Et cela, c’est la honte de ma vie! Je ne me plains pas: c’est aussi le châtiment de mon crime… Je vous respecte, vous tombé à l’abjection… car, sans le savoir, vous êtes la vengeance!… Or, puisque vous voici encore une fois en ma présence, écoutez…


– J’écoute, mon père!


– Lorsque, poursuivi par le remords, renonçant à retrouver la trace des deux infortunés dont j’ai fait le malheur… la trace de mon fils Edmond, la trace de ma fille Valentine…


Un sanglot déchire la gorge du baron qui porte la main à ses yeux; dans le même instant, il se dompte et reprend:


– Lorsque je vendis nos domaines de l’Anjou pour venir chercher ici sinon l’oubli, du moins un semblant de repos…


– Vos domaines de l’Anjou? interrompt Gérard… le mari de Lise, de l’enfant trouvée sur la route d’Angers aux Ponts-de-Cé.


– Oui! continue le baron. Nos biens étaient à Segré… Vous ne le saviez pas, vous, élevé à Paris… À ce moment, vous veniez d’atteindre votre majorité. Vous exigeâtes votre part et j’eus la faiblesse de céder. Notre fortune se montait à trente-trois millions, dont je fis quatre parts: trois millions pour moi, y compris les dépenses nécessitées par mes recherches; dix millions pour vous; dix millions pour Edmond; dix pour Valentine…


– Toujours Edmond! rugit le mari de Lise. Toujours Valentine! Toujours ce frère et cette sœur que je n’ai pas connus! Mon frère!… Ma sœur!… Allons donc! Ils ont disparu! Morts depuis des…


– Silence! tonne le baron livide.


Le père et le fils, face à face, se mesurent du regard.


Par degrés, le baron s’apaise; il reprend:


– En quelques années, vous avez dévoré votre part. Quand à la mienne, vous me l’avez arrachée lambeau par lambeau à vos diverses visites… Dès janvier, je n’avais plus que six mille francs de rente inscrite en viager. Je vous le signifiai alors. Et pourtant, en février, vous m’écriviez pour me menacer de vous suicider devant la porte de mon hôtel, à Paris… Depuis, je n’ai plus eu de nouvelles de vous… Qu’êtes-vous devenu?… Cela vous regarde seul!


– Oui, c’est vrai, mon père, j’ai été fou! J’ai jeté l’or aux ruisseaux, pour étonner le boulevard… Mais si je me repens!… Écoute, père. Ce que je suis devenu depuis février, tu vas le savoir… Le suicide, je l’ai tenté… La mort me dédaigna… Une jeune fille, un ange me sauva!…


– Ô mon père, je suis plus misérable que vous ne pouvez supposer. Cet ange… cette jeune fille… je sus qu’elle possédait quelque argent… une pauvre somme… et je reconnus vite qu’il n’y avait qu’un moyen de m’emparer de ces cinquante mille francs… et ce moyen… Oh! non!… dire cela!…


Gérard se tait subitement.


Le baron empoigne son fils par les deux épaules, et le soupçon atroce qui traverse son esprit lui échappe dans un cri:


– Tu l’as tuée!…


– Tuée? hurle Gérard. Tuée? Qui? Elle?


– Si tu n’en es pas au meurtre, gronde le baron, c’est donc que tu as… volé!…


Gérard tressaille…


Le hideux secret du mariage sous un faux nom, l’abominable aventure du faux en écritures publiques, de la vieille maman Madeleine dépouillée, de la candide épousée réduite à la misère… ah! cela du moins, le baron ne le saura pas!…


– Eh bien! oui. C’est cela! J’ai volé!…


– C’est aux juges qu’il faut dire cela!


Gérard secoue frénétiquement la tête:


– Les juges! râle-t-il. La cour d’assises! Le bagne! L’éternelle séparation! Mais je l’aime, moi! Je l’adore! Je ne veux plus vivre sans elle, entends-tu? Je veux vivre! Vivre avec elle! Pour elle!…


Cette fois, l’amour de Gérard d’Anguerrand… son amour pour Lise… et amour imprécis jusque-là, éclate en un sanglot qui arrache au rude baron un long frisson de pitié éperdue.


– Je l’aime! rugit Gérard, qui s’abat sur ses genoux. Je l’aime à en mourir! Je ne veux pas qu’on me sépare d’elle!… Père, père, cent mille francs suffiront!…


– Trop tard, malheureux! Je n’ai plus rien!…


– Vous avez vingt millions! tonne Gérard en se relevant d’un bond.


– Vingt millions! éclate le père. Vingt millions qui ne sont ni à vous ni à moi! Votre fortune, vous aviez le droit de la dévorer! La mienne, j’avais le droit de vous la donner… Mais toucher à celle d’Edmond! à celle de Valentine!


– La dernière aumône! supplie Gérard. La dernière! Je jure que…


– Et moi, sur une tombe, sur le corps d’une pauvre victime, j’ai juré! prononce le baron avec une imposante solennité. J’ai juré! Je jure encore que, moi vivant, la part d’Edmond, votre frère, la part de Valentine, votre sœur, demeureront intactes!…


Le baron se tourne vers un antique bahut:


– Là, Gérard! Là, dans ce meuble, si je meurs, vous trouverez le récit de mon malheur, de mes remords et de mes recherches! Vous saurez pourquoi, moi vivant, la fortune de votre frère et de votre sœur est sacrée! Pour dépouiller Edmond, pour voler Valentine, il faut… que vous attendiez ma mort!…


Livide comme la figure du Parricide, Gérard se ramasse, prêt à bondir. De sa poche, il sort un couteau, une lame épaisse! Le surin des escarpes!…


À ce moment, le baron appuie ses deux mains sur le bahut et prononce ces paroles:


– Là!… Le récit de mes recherches affolées… depuis Segré jusqu’à Angers, depuis la nuit fatale, jusqu’à cette nuit de Noël où, sur la route de Ponts-de-Cé, je perdis la dernière trace de votre sœur Valentine!


Le baron se retourne, et demeure pétrifié.


Son fils!… Son fils est près de lui, le couteau levé!… Son fils va le tuer!…


Il se découvre la poitrine, et dit:


– Frappe!…


Et Gérard d’Anguerran ne frappe pas. Il bégaye d’une voix de folie:


– La nuit de Noël?… La route des Ponts-de-Cé?… Oh! mais je deviens fou!… La dernière trace… sur la route des Ponts-de-Cé! Lise!… ma sœur Valentine!…


– Frappe!… répète le baron.


Et Gérard recule… un souffle frénétique soulève sa poitrine… les sanglots râlent dans sa gorge… Ramassé, courbé, chancelant, il recule… atteint la porte… Il la franchit d’un bond, et, avec un long gémissement, s’enfuit et s’enfonce dans la galerie en se heurtant aux murs…


À cet instant, une main le saisit au passage, l’arrête, l’entraîne…


Une main fine… une main délicate et violente… une main de femme!


Douce et nerveuse, et impérieuse, cette main l’entraîne dans une chambre et Gérard voit devant lui une jeune femme, – brune, cheveux aux opulentes torsades noires, lèvres de feu, – un corps aux lignes voluptueuses… un admirable type de beauté féminine semblable à une de ces fleurs tropicales qui distillent de l’amour et de la mort…


– Sapho! râle le mari de Lise.


Et dans l’épouvante de ce qu’il croit avoir compris dans les derniers mots de son père, Gérard songe éperdument:


– Lise!… Ma sœur Valentine!… C’est Valentine que j’ai épousée!… C’est Valentine que j’aime!… Perdue!… Perdue à jamais pour moi!… Adieu, Lise! adieu l’amour, la régénération peut-être… Voici le Génie du Mal qui se dresse devant moi!…

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