XII LUEUR DANS LES TÉNÈBRES

La Veuve jeta sur Jean Nib et Rose-de-Corail un regard hébété. Elle luttait, elle ne voulait pas parler. Mais la crise de haine qu’elle venait de subir affaiblissait sans doute sa volonté, car elle gronda:


– Il faut que je parle. C’est plus fort que moi. Il faut que j’évoque ce passé d’angoisse que j’ai enfoui dans mon cœur comme dans une fosse. D’ailleurs, il ne s’agit pas de moi. Moi, je suis La Veuve. Celle dont il s’agit s’appelait… attendez… comment s’appelait-elle?… Jeanne Mareil! Elle est morte!…


La Veuve frissonna. Quelque chose comme un sanglot roula dans sa gorge.


– Écoutez, fit Jean Nib. Si vous avez des secrets, à quoi bon les dire?


– Tais-toi! Je sais ce que je fais…


– Vous feriez mieux de vous reposer, La Veuve, dit Rose-de-Corail.


– Tais-toi! Écoutez-moi, tous deux… Il faut que je parle, vous dis-je! Ce nom d’Anguerrand vient de tomber sur le silence de mes pensées comme une lourde pierre dans un étang. Cela remue la vase. Il faut que la vase monte à la surface. Donc, écoutez-moi: il y a longtemps, Jeanne Mareil vivait près de Segré, qui se trouve voisin d’Angers… As-tu été à Angers, Rose-de-Corail?


– Non, La Veuve. Vous savez bien que je suis de la Villette.


– Et toi, Jean Nib?…


Je n’ai jamais quitté Paris, fit Jean Nib.


– Bon. Ça va bien. Angers, c’est une belle ville, mes enfants. Mais les environs sont plus beaux encore. Au printemps, figurez-vous le paradis; des violettes, du muguet et puis des pâquerettes, des boutons d’or… Eh bien! Jeanne Mareil vivait dans ce paradis! Elle aimait ces choses. C’est tout ce qu’elle aimait… et elle était bien heureuse, dans son village, près de Segré… Vous ne connaissez pas Segré?…


– Puisqu’on vous dit qu’on n’a jamais quitté Paris! grommela Jean Nib.


– C’est vrai! reprit La Veuve, en vidant le fond de son verre d’absinthe. La mère de Jeanne était veuve, mais elle avait continué courageusement l’exploitation de deux ou trois fermes qui appartenaient à… je dirai le nom tout à l’heure! Jeanne était l’adoration de sa mère, qui s’était saignée et endettée pour la mettre dans le plus beau pensionnat d’Angers, en faire une demoiselle. Là Jeanne Mareil avait appris toutes sortes de choses, et quand elle revint au village, à seize ans, elle savait le piano, la broderie, et peignait des fleurs, elle aimait à écrire en vers. Sa vieille mère était dans l’extase. Et Jeanne était si belle dans ce temps-là que tous les garçons, autour de Segré, en étaient amoureux. Mais elle n’en voulait aucun… C’est à ce moment que Jeanne Mareil connut l’homme qu’elle devait aimer, et cet homme s’appelait le baron Hubert d’Anguerrand… L’homme que tu n’as pas voulu frapper de ton couteau!… Enfin, tu sauras qu’il avait des domaines près de Segré, un château, des bois pour la chasse à courre, des champs à perte de vue, des fermes en quantité; tu sauras, en outre, que ce baron vit Jeanne Mareil et qu’il en fut amoureux. Il lui parla. Elle l’écouta. Finalement, il lui demanda de le suivre… Jeanne était fière: elle refusa de se donner; et pourtant, je jure qu’elle adorait cet homme… «Votre femme, oui!… Votre maîtresse, non!» Voilà ce qu’elle répondit.


– Mais que fit le baron?


– Il enleva Jeanne Mareil, dit La Veuve. C ’est bien simple, n’est-ce pas? Quand on est riche à millions et qu’une fille vous résiste, on la prend et on l’emporte. Pour ce genre de crimes, il n’y a pas de guillotine: le baron emporta Jeanne dans son château…


– Alors, ajouta Jean Nib en serrant les poings, la pauvre petite Jeanne Mareil devint malgré elle la maîtresse de ce gueux de baron?…


– Jeanne ne devint pas la maîtresse du baron. Je t’ai dit qu’elle était fière! Elle se défendit, elle lutta… et fut la plus forte. Le baron jura d’épouser, pria, pleura, supplia, menaça, rien n’y fit! Jeanne demeura chaste. Enfin, elle finit par découvrir des lettres de notaire oubliées dans un tiroir et qui lui apprirent que, justement, Hubert mijotait un mariage avec une demoiselle riche et titrée… Ce mariage devait avoir lieu dans deux mois… Et un soir qu’il jurait pour la millième fois de lui donner son nom et sa fortune si elle consentait, elle lui mit sous le nez les lettres du notaire…


– Ça, c’est tapé!… s’écria Jean Nib.


– J’aurais voulu voir la tête du baron à ce moment-là! fit Rose-de-Corail en battant des mains. Que fit-il?… Que dit-il?…


– Ce qu’il dit? Rien!… Ce qu’il fit? Il sauta sur Jeanne qu’il renversa… Mais à coups de dents, à coups de griffes, elle fit tant et si bien qu’il recula, blême de honte, tremblant de rage. Et alors, il ouvrit la porte à Jeanne, qui, en quelques bonds, fut hors du château…


– Sauvée!… Bravo!… Bien fait pour ce sale mufle de baron!…


– C’était une rude petite femme!… fit Jean Nib.


– Sauvée? dit La Veuve en éclatant de rire. Sauvée? Eh bien! vous allez savoir le plus beau de l’affaire! Savez-vous à qui appartenaient les fermes exploitées par la mère de Jeanne? Au baron d’Anguerrand! C’était Hubert, l’amoureux de Jeanne, qui était le créancier de la mère!… Et savez-vous ce qu’il avait fait, ce digne baron, avant d’enlever Jeanne? Il avait été trouver la vieille mère et lui avait proposé ce marché: «Votre fille ou l’huissier!…» Et savez-vous ce qu’il dit, après avoir emmené la petite comme un brigand des grands chemins?… Il dit à la mère que son enfant la reniait, qu’elle en avait assez de la vie de village… et qu’elle était sa maîtresse!… Et cela, il le dit à qui voulut l’entendre!… Et comme la mère menaçait, savez-vous ce qu’il fit?… Il fit saisir la vieille tandis qu’il séquestrait l’enfant! Il fit vendre ses meubles!… Il la fit expulser!…


La Veuve eut une sorte de rugissement, puis elle ajouta, très calme:


– En sorte que Jeanne, en rentrant chez elle au bout d’un mois et demi d’absence, trouva sa mère mourante de honte et de chagrin… En sorte que la pauvre vieille mourut cinq jours plus tard… En sorte que, sur le cadavre de sa mère assassinée par le baron d’Anguerrand, Jeanne fit un serment terrible!


– Dire que j’ai épargné cet homme! gronda Jean Nib en soufflant fortement.


– Tu le tiens encore! fit La Veuve en lui jetant un de ces regards d’une funeste clarté qui faisait frissonner.


– Ça, c’est autre chose, La Veuve! dit Jean Nib. Il est trop tard. N’en parlons plus!


– Soit! fit La Veuve avec une sorte d’indifférence. Je continue donc. Lorsque Jeanne revint de l’enterrement, elle se prit à réfléchir. Elle était ruinée de fond en comble. Cela n’était rien, en comparaison de l’amertume qu’elle se sentait au cœur… Elle tomba malade, et faillit mourir elle-même. Mais, comme je vous l’ai dit, c’était une nature vaillante, énergique. Elle voulut vivre… pour une besogne qu’elle s’était tracée: elle vécut!… Elle voulut d’abord essayer de se raccrocher à une existence honnête. Elle arracha de son cœur l’amour qui y avait poussé comme un mauvais chiendent. Elle se dit qu’elle pouvait encore espérer un peu de bonheur… Du bonheur! Ah bien, oui! Elle ne trouva même pas de la pitié autour d’elle!… Partout, le baron Hubert avait raconté le déshonneur de Jeanne Mareil!… Il paraît que cela est très amusant à raconter en société… enfin, c’est très porté dans ce qu’ils appellent le monde… c’est très gentilhomme!…


– Sale crapule! murmura Rose-de-Corail.


– Pas du tout. C’était un honnête homme qui s’amusait, dit La Veuve avec une froideur sinistre. La mère de Jeanne était morte de cet amusement, voilà tout. D’autres devaient en mourir encore… Quant à Jeanne, lorsqu’elle voulut reprendre pied dans la vie, revoir ses anciennes amies, se mêler à l’existence, elle s’aperçut que tout le monde lui tournait le dos; les femmes, pour se venger de sa beauté, la méprisaient tout haut; les hommes lui parlaient trop bas avec des sourires de goujats; enfin, chacun était persuadé que Jeanne était la maîtresse du baron. Dès lors, elle devenait propriété commune et banale… Elle eût trouvé des amants à la douzaine: pas un garçon, à vingt lieues à la ronde, n’eût voulu l’épouser.


«Jeanne comprit qu’elle était flétrie sans l’être, qu’elle ne pouvait plus rien espérer de ce qui embellit la vie d’une femme, et que, dans le monde, on est honnête ou criminel non pas selon la réalité, mais selon les apparences… Alors, elle résolut de se venger, tout de suite ou dans dix ans, peu importait! Pourvu que le baron d’Anguerrand souffrit un peu de ce qu’elle souffrait!…


«Pour commencer, elle qui avait si vaillamment résisté à Hubert, elle prit un amant le jour du mariage. Cet amant était un ami du baron d’Anguerrand. Il s’appelait le comte de Damart. Il était pauvre. Il vivait des miettes du baron, en lui rendant toutes sortes de services. Il était veuf. J’ai appris plus tard qu’il avait une petite fille qu’on élevait… je n’ai jamais su où.


«Donc, le jour où Hubert d’Anguerrand épousa la baronne Clotilde, moi je devins la maîtresse du comte Louis de Damart, son ami intime, son inséparable, presque son frère… Ce furent mes noces à moi!…


– Ah ça! interrompit Jean Nib, Jeanne Mareil, c’était donc vous, La Veuve?…


La Veuve eut un rire strident, pareil au grincement des folles. Puis, comme si elle n’eût pas entendu, elle continua avec cette étrange lucidité qui surnageait sur son ivresse:


– De mon mariage, à moi, naquirent un garçon et une fille. Le garçon est mort à Paris, alors qu’il prenait ses dix ans… juste dans ce mois où nous sommes. Il s’appelait Louis, comme son père… Pauvre petit!… Tué par la misère, la faim et le froid… La fille s’appelait Suzanne… Et celle-là… oh!… celle-là!… c’est pis que si elle était morte!… Quand je songe à mon petit Louis, je me dis: il dort, il ne souffrira plus jamais… et cela me console d’être séparée de lui… Mais savoir que ma fille est vivante… et que je ne la verrai jamais… imaginer nuit et jour peut-être… comme mon petit Louis… que peut-être on la tue peu à peu… c’est pour le cœur d’une mère le plus effroyable supplice… toujours, toujours, je pense à cette nuit de Noël où, sur la route pleine de neige, sur cette triste route d’Angers aux Ponts-de-Cé, qui fut mon calvaire, je perdis ma petite Suzette!…


La Veuve éclata en sanglots.


– Allons, La Veuve, dit Jean Nib, il faut vous consoler.


La Veuve sanglotait et murmurait des paroles tristes comme une complainte:


– Ô ma petite Suzanne… où est tu?… que fais-tu?… Te rappelles-tu seulement ta mère?… Non! tu ne dois pas te rappeler… tu étais trop petite!… Tu aurais tes dix-sept ans depuis la Saint-Jean dernière, sais-tu bien? Comme tu serais belle! Oh! si je t’avais!… Jamais, ma Suzette… jamais plus je ne te verrai!… C’est vrai! reprit La Veuve avec un soupir atroce. C’étaient là mes enfants. Maintenant je n’ai plus d’enfants. Je suis seule pour toujours… Je vis comme une bête fauve. Moi qui étais née pour le bonheur, qui pouvais rencontrer un honnête homme, devenir une bonne mère, élever ma famille, rendre mon homme heureux, eh bien! je suis devenue La Veuve!…


La Veuve – ou plutôt Jeanne Mareil – s’arrêta brusquement, les dents serrées; son regard brillait d’une lueur étrange.


– Voici comment j’ai commencé à me venger, continua-t-elle au bout d’un long silence farouche. Après son mariage avec celle qu’on appelait la baronne Clotilde, Hubert d’Anguerrand retourna à Paris. Trois ans s’écoulèrent. Puis, brusquement la baronne Clotilde revint s’installer seule au château où Hubert n’apparut plus qu’à l’automne de chaque année, au moment des grandes chasses. Des ans passèrent encore. Trois enfants étaient nés au château d’Anguerrand. L’aîné s’appelait Gérard.


– Celui qui m’a payé pour tuer son père! gronda Jean Nib.


– Oui!… Le deuxième s’appelait Edmond…


– Celui-là, je ne le connais pas, dit Jean Nib. Mais ce doit être un rude sacripant, puisqu’il est le fils d’un tel père et frère d’un tel frère!…


– La dernière, enfin, s’appelait Valentine…, continua La Veuve. Moi, je vivais toujours avec le comte de Damart, qui était devenu une sorte de régisseur général des biens du baron. Je le voyais tous les jours. Mais souvent, le soir, il me quittait pour tenir compagnie à la baronne Clotilde… À l’époque dont je vous parle, le petit Gérard avait treize ans: on l’élevait à Paris, dans un pensionnat. Edmond avait huit ans et Valentine trois ans. Ma petite Suzette avait aussi trois ans alors! ajouta la Veuve, dont les traits se contractèrent brusquement. Ensuite?… Il arriva ceci que, de plus en plus, Hubert d’Anguerrand se détachait de sa femme. Il ne venait plus au château qu’un mois par an. Et mon amant, le comte Louis de Damart, était, pour ainsi dire, le maître dans ce domaine. Il me racontait combien la baronne était triste d’être ainsi délaissée, et cela me vengeait déjà, cela m’aidait à prendre patience… Le soir, parfois, je guettais sur le chemin qui va de Segré au château. Je sentais que mon heure approchait…


"Un soir de décembre, par un temps de froid noir, je vis, de loin, arriver un cavalier: à sa taille, à sa carrure, à son air fier et rude, je reconnus Hubert d’Anguerrand… C’était lui, en effet! Contre son habitude, il venait passer les fêtes de Noël au château. Il arrivait sans avoir prévenu personne. En le voyant, je ne sais ce qui me passa par la tête… Je ne sais quelle voix me cria que le moment était venu… ou jamais!… Je me plantais résolument sur la route, et quand il fut à ma hauteur, je saisis la bride de son cheval en disant:


«- Bonsoir, monsieur le baron d’Anguerrand!…


«Il y avait des années et des années que le baron Hubert ne m’avait vue. Et pourtant, dans la nuit qui venait, il me reconnut tout de suite; il sauta à bas de son cheval, et je vis qu’il était pâle comme un mort. Il me saisit les poignets et me dit, dans la figure: «C’est vous, Jeanne? C’est vous?… Oh! c’est toi!… Tu veux donc enfin de moi, puisque tu m’appelles!…» Il tremblait. Je lui répondis: "Non, monsieur le baron. Je ne veux pas de vous pour une raison bien simple: c’est que je veux être fidèle à mon amant…» Il eut un soupir pareil à celui du bœuf qu’on assomme et bégaya: «Ainsi, vous n’avez pas voulu de moi, par fierté… et vous avez un amant!… quelque paysan…»


– «Non, monsieur le baron, mon amant, comme vous, porte un titre… Mon amant est comte, comme vous êtes baron; il s’appelle Louis de Damart: c’est votre meilleur ami!…»


«Hubert ne dit rien. Mais je l’entendis grincer des dents. Il fit un mouvement pour s’élancer à cheval. Je le retins et lui criai:


«- Savez-vous, monsieur le baron, pourquoi je vous ai arrêté et pourquoi je vous ai dit que j’avais un amant qui s’appelle Louis de Damart?… C’est que mon amant me trompe!…


«- Tant mieux! Puisses-tu souffrir dans ton cœur ce que j’ai souffert dans le mien!…


«- J’ai compté sur vous pour me venger, monsieur le baron!…


«- Moi?… Folle! Triple folle!… Moi, te venger?…


«- Vous! hurlai-je, c’est vous qui me vengerez! Car celle qui m’a volé mon amant, c’est celle-là même qui vous a volé à moi, c’est la baronne Clotilde! J’ai les preuves! Il y a longtemps que votre femme est la maîtresse de Louis de Damart… Ni votre fils Edmond, ni votre fille Valentine ne sont vos enfants, monsieur le baron!… et en ce moment même, Louis de Damart est auprès de Clotilde d’Anguerrand.


«Hubert d’Anguerrand chancelait, poursuivit La Veuve. Il râlait. Je le voyais étouffer. Et moi, je continuais! J’inventais des preuves abondantes et précises pour étayer mon mensonge, je donnais des détails d’une vraisemblance telle que je me suis souvent demandé comment j’ai pu les imaginer en un tel moment. Et puis, ma trouvaille, en cette minute de délire, fut de déclarer que sur les trois enfants, il y en avait un, l’aîné, Gérard, qui était bien du baron… cela achevant de prouver ma bonne foi!… Je tenais Hubert par le bras… Quand j’eus tout dit, quand je vis ses yeux devenir sanglants, je le lâchai comme un chien enragé, et il sauta sur son cheval en bégayant d’une voix de folie: «Qu’elle meure! qu’elle meure avec son amant! qu’elle meure avec les deux bâtards!…» Le cheval fit un bond et disparut dans la nuit. Et moi je m’élançai en courant vers le château… Une heure plus tard, j’arrivai au château, haletante, échevelée, pour voir l’effet de mon mensonge, comme, lorsque le tonnerre est tombé quelque part, on va voir l’effet de la foudre… Je vis des lumières qui couraient… des ombres affolées… J’entendis des voix tremblantes… J’entendis, oui, j’entendis que le baron Hubert d’Anguerrand avait tué le comte Louis de Damart… le père de mes enfants!… et que la baronne Clotilde était mourante elle-même!… Alors, la peur s’empara de moi, une peur insensée, terrible, comme jamais plus je n’en ai éprouvée de pareille. L’atroce pensée me tenaillait le cerveau que, bientôt, dans quelques heures, dans quelques minutes peut-être, le baron d’Anguerrand saurait que j’avais menti… et qu’alors, c’est sur mes enfants qu’il se vengerait!… Je me ruai vers la maisonnette que j’habitais à une lieue du château, et je poussai un hurlement de joie en voyant que Louis et Suzanne étaient là!… Les deux chérubins dormaient… Alors, tressaillant de terreur au moindre bruit, je les éveillai, je les habillai, je pris Suzanne dans mes bras, Louis par la main, et je partis, je m’élançai à travers la campagne pleine de neige!…


«Je marchai deux jours sans m’arrêter, évitant les grands chemins, n’entrant que dans les auberges isolées, me sentant mourir d’épouvante lorsque au loin j’entendais le roulement de quelque voiture. Sur la fin de la deuxième journée, j’étais exténuée; mon pauvre petit Louis ne pouvait plus marcher; alors, je voulus voir où je me trouvais, et ne reconnus plus le pays… J’étais égarée… en pleins champs… loin de toute ferme, de toute maison, loin du monde entier!… Je tombai au coin d’une haie, serrant mes deux enfants sur ma poitrine; la tête me tourna; je crus entendre comme un son de cloches lointaines au fond des ténèbres… Qu’arriva-t-il alors?… Je ne sais pas… je n’ai jamais su… Je me relevai… je crois me souvenir que j’avais encore ma petite Suzanne dans les bras… mais peut-être ne serrais-je sur ma poitrine que le fichu de laine où je l’avais enveloppée… Je marchais comme dans un rêve affreux… je tombais… je me relevais… et enfin je m’évanouis… Lorsque je revins à moi, le jour commençait à poindre… j’étais raidie de froid… la neige me couvrait entièrement, et c’est peut-être cela qui me sauva… Je jetai les yeux autour de moi, et alors je bondis! En une seconde, froid, fatigue, terreur, tout fut oublié: mes enfants n’étaient plus près de moi!… Je me mis à courir comme une insensée, j’appelai, je criai, je sanglotai… et, enfin, j’aperçus mon petit Louis dans la neige!…


Je me jetai sur lui, je le saisis dans mes bras, je le dévorai de caresses… et ce fut une minute inexprimable que celle où je vis ses chers yeux s’ouvrir: «Ne pleure pas, maman…» Je sanglotais… «Cherchons Suzanne, dis-je en riant à travers mes larmes; puisque te voilà, elle ne peut être loin.» Et je me mis à pleurer plus fort et à crier: «Suzanne! ma Suzanne!» Elle ne répondit pas! Plus jamais elle ne devait me répondre!… Le reste de mes souvenirs se perd dans un brouillard… Je me souviens seulement qu’en courant ainsi, j’arrivai sur une grande route: c’était celle qui va d’Angers aux Ponts-de-Cé… Alors, je crus me rappeler que j’avais dû traverser cette route dans la nuit, et je me suis mise à marcher vers Angers, appelant toujours Suzanne… Je voyais des gens me regarder avec étonnement… Je me souviens qu’ils étaient endimanchés; en effet, c’était Noël… effroyable Noël pour moi!… Aux premières maisons d’Angers, je perdis connaissance, et lorsque la raison me revint, je me vis dans un hôpital… Dans la cour, les arbres étaient feuillus; il faisait chaud: on était en juin… Cinq mois s’étaient écoulés depuis cette nuit de Noël où, près de la route des Ponts-de-Cé, je perdis ma petite Suzette!…


«La santé me revint; on me rendit mon petit Louis… Je partis pour Paris, où je me mis à travailler pour mon enfant… Mais je ne savais rien faire; ce que j’avais appris au pensionnat d’Angers ne me donnait pas un morceau de pain; je faisais de la broderie pour un grand magasin, et cela me rapportait de vingt à trente sous par jour. Mon petit Louis, au bout de deux ans de privations, se mit à tousser, et, par un matin de janvier, il s’éteignit dans mes bras en murmurant: «Ne pleure pas trop, maman!…» Alors, je fus enragée. Je me mis à chercher Hubert d’Anguerrand et les siens pour venger sur cette famille maudite la mort de ma mère, la mort de mon enfant, la disparition de ma fille… Or, écoute-moi, Jean Nib… Jamais je ne pus savoir ce qu’était devenu le baron!… Jamais je ne pus mettre la main ni sur lui, ni sur son fils Gérard, ni sir son fils Edmond, ni sur sa fille Valentine…


La Veuve se leva, s’approcha de Jean Nib, lui saisit les mains, et, les yeux dans les yeux:


– Et tu dis que Gérard t’a payé pour assassiner Hubert D’Anguerrand?


– C’est la vérité!…


– Le fils t’a payé pour supprimer le père?


– C’est la vérité! répéta Jean Nib dans un grondement.


Quand je te dis, Jean Nib, que c’est une famille de maudits! La fatalité pèse sur eux… Et tu dis, Jean Nib, que tu n’as pas voulu frapper le baron d’Anguerrand?


– La bataille tant qu’on voudra! dit Jean Nib. Mais frapper un homme seul, désarmé, sans risques… je n’ai pas pu, voilà!


– Eh bien! sois tranquille; du moment que le fils est aux trousses du père, le père mourra!


«Tu dis que tu te charges du baron Hubert d’Anguerrand?… Tu ne veux pas me l’apporter?…


– Non! Maintenant que je sais votre histoire, La Veuve; j’aimerais autant poignarder cet homme de mes mains que de vous le livrer.


Et tu as dit que tu voulais me confier sa fille?…


– Oui. À condition que vous ne lui fassiez pas de mal. Je viendrai m’en assurer, et malheur à vous si elle meurt!…


– Sois donc tranquille! fit La Veuve avec un livide sourire. Amène-moi demain la petite. Je t’en débarrasse. Je te rends service… et tu garderas l’argent que tu m’as offert… Je ne lui veux pas de mal, à la petite… elle n’est pas responsable, après tout!…


– S’il en est ainsi, fit Jean Nib en se levant, demain, Lise sera ici… À propos, est-ce que vous n’avez pas pour voisine une marchande de bouquets à la rue?


– La petite Marie Charmant, oui, fit La Veuve avec indifférence. C’est elle qui, l’autre soir, a porté des chrysanthèmes sur la tombe de mon petit Louis. Je lui ai donné cent sous pour la course.

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