XXX LES CŒURS-BLEUS

Huit heures sonnaient lorsque Zizi et La Merluche, quittant la rue de Clignancourt, se dirigèrent à angle droit sur le marché Saint-Pierre, situé au pied de la Butte. En hiver, à cette heure-là, ce coin de Montmartre forme un flot de silence dans la mer de rumeur qui l’enveloppe. Alors que, tout autour, la chaussée Clignancourt, le boulevard Rochechouart, la rue d’Orsel sont encore grouillants et lumineux, les abords du marché Saint-Pierre sont déserts déjà et forment une silencieuse solitude. Cela tient à ce que la vie de Paris s’arrête au pied du mur à pic. Au delà du mur, c’est la rampe escarpée qui grimpe en pentes rapides et que couronne la masse énorme du Sacré-cœur. Les vagues du grand flot parisien qui battent leur plein au-dessus du boulevard Rochechouart se brisent déjà à la ligne de ce boulevard, puis s’échappent à droite et à gauche.


La Merluche et Zizi se dirigèrent donc vers le terrain vague qui, à cette époque, s’étendait derrière le marché. Il était clôturé de planches. Mais, bien entendu, ces planches, qui étaient là officiellement pour servir d’infranchissable barrière contre les rôdeurs, ne servaient qu’à abriter lesdits rôdeurs contre les regards indiscrets.


Zizi écarta l’une des planches et se glissa dans l’intérieur, suivi de La Merluche, qui remit la planche en place.


– Nous sommes chez nous, dit Zizi.


– On va rigoler, fit La Merluche.


– Tu vas voir!…


L’entourage de planches formait à son extrémité un angle aigu. Au fond de cet angle, et accroupis, cinq ou six individus se racontaient des histoires en attendant l’arrivée de Zizi. C’étaient des gamins dont le plus âgé n’avait pas quinze ans. La Merluche, qui avait dix-sept ans, était le vieillard de cette bande, et il en eût été le Nestor si la nature l’avait au préalable doué de quelque intelligence. Mais la nature avait oublié, impardonnable distraction. La Merluche était bête. Il ne devait son grade de lieutenant qu’à son âge avancé. Zizi, au contraire, était arrivé au capitainat par ses seules ressources.


À l’approche des deux nouveaux arrivants, la bande ne bougea pas. Simplement, on se serra pour leur faire place. Et on continua d’écouter celui dont c’était le tour de raconter une histoire. Zizi et La Merluche s’assirent en tailleur comme leurs camarades, et se mirent à écouter. L’histoire touchait à sa fin.


Lorsque l’«histoire» fut terminée, toutes les têtes se tournèrent vers Zizi, et toutes les voix éraillées déjà, avec des accents traînants, des relents de liqueur et de tabac, des modulations qui sont la hideuse musique du vice, bientôt celle du crime, toutes ces voix de gosse réclamèrent:


– À ton tour, Zizi!…


– Eh bien! je vais vous en dire une! fit Zizi. Moi, j’ai raté ma vocation. J’aurais dû me mettre fabricant de romans… Pas vrai que j’te l’ai dit souvent, La Merluche?


– Tu l’as dit, attesta fidèlement La Merluche. Mais dégoise…


– Oui, dégoise! reprit la bande en frémissant à l’avance.


Zizi, en effet, était le narrateur le plus écouté des Cœurs-Bleus. Il avait un talent spécial pour «empaumer» ses auditeurs.


– Je vais vous en conter une toute neuve, dit Zizi.


– Zut! fit La Merluche consterné. Une neuve!…


Dans toute la bande, s’élevèrent aussi des protestations et des plaintes.


– Le Petit Criquet! réclama l’un.


– Fantine et Cosette! supplia un autre.


– La Terreur de Montparno! demanda un troisième.


Chacun réclamait son histoire préférée. Mais tous élevaient la même protestation contre une histoire neuve. En effet, ce qui séduisait surtout ces imaginations primitives, c’était la certitude de frémir à tel passage, de pleurer à tel autre. Les personnages du Petit Criquet par exemple étaient de vieilles connaissances. Avec eux, pas d’erreur possible. Et quel plaisir de suivre le narrateur en murmurant: «C’est ça! c’est bien ça!» Tandis qu’une histoire neuve, ce sont des inconnus qui entrent en scène, ce ne sont pas des amis!


D’un geste plein de dignité, Zizi imposa le silence et dit:


– D’autour et d’hacher, ça n’en sera une neuve, ou j’ferme! Cric! ça y est-il?… Crac ça y est… Ça s’appelle: Marie Charmant ou la bouquetière persécutée!


– Tiens! fit La Merluche stupéfait.


– Ta boîte! Pose ta chique! Ferme ça! T’as assez vendu…


Ces diverses interpellations à La Merluche prouvèrent à Zizi que le titre de son histoire avait séduit la bande.


– Donc, vous saurez, continua-t-il, que pas bien loin d’ici, dans Lantinpuche, comme qui dirait rue Letort, à Montmartre, habitait une gosse de seize à dix-sept ans, jolie comme il y a pas plus jolie, et bonne avec ça, si bonne qu’elle n’avait rien à elle. Pour vous en donner une idée, elle était capable de se cambrioler elle-même pour secourir les malheureux. Et c’est pas les malheureux qui manquent! Justement, il y avait au-dessous d’elle un frangin et une frangine qui n’en menaient pas large, parce que leur dab était parti pour un grand voyage. Le frangin essayait bien, par-ci par-là, de rapporter n’importe quoi à la masse. La frangine avait beau, de son côté, s’user les mirettes à turbiner la nuit après avoir turbiné le jour, bien souvent ils auraient été obligés de se brosser le ventre si Marie Charmant n’avait été là. Alors, quand elle voyait la débine trop grande, elle descendait tantôt avec un pot-au-feu, tantôt avec une bouteille de cacheté, enfin jamais les mains vides. Et il y avait pas moyen de lui dire merci. Elle se sauvait si on lui parlait de ça. Et puis, elle vous avait des paroles réconfortantes. Les quarante pélauds qu’elle feignait d’oublier sur la cheminée, c’était rien; ce qui était tout, c’est qu’elle vous disait des choses… j’ai jamais su où elle les prenait… Elle pleurait avec la frangine et donnait des tapes au frangin. Tout ça, c’est pour vous dire que c’était une fille tout ce qu’il y a de plus chouette, le cœur sur la main, là…


Zizi toussa comme si quelque chose l’eût étranglé. Puis, devant ses auditeurs profondément attentifs, continua:


– Enfin, bref, Marie Charmant la bouquetière était connue dans le quartier comme la plus jolie et le meilleur cœur. Quant à lui faire de l’œil, c’était midi-quatorze pas moyen, mes enfants! Rien que d’un éclat de rire, elle vous rembarrait les amoureux; et elle avait bientôt fait de les envoyer à Dache.


– Une perle, quoi! fit l’un des cœurs.


– Tu l’as dit, bouffi!


– Malheur que j’aie pas connu une fille pareille ajouta l’un des plus vieux (quinze ans).


– Sois tranquille! tu l’aurais connue que ça aurait été le même prix. Elle n’aurait pas été pour ton naze, ni même pour le mien.


– Continue, Zizi! reprit la majorité qui, pareille au chœur des tragédies antiques interrogeant œdipe, demanda:


– Et quoi qui lui est arrivé à c’te pauv’ gosseline?


Zizi jeta un regard sur ses auditeurs et vit que tous s’intéressaient au sort de son héroïne. Et, pour intéresser cette bande de jeunes chenapans il n’avait fallu que ces deux mots: jolie et bonne… tant la beauté et la bonté vont de pair dans l’esthétique de ces cervelles pourtant incultes.


Voilà! continua-t-il. Vous saurez qu’à ce moment-là y avait une gonzesse de la haute qui était juste le contraire de la môme Marie Charmant. C’est-à-dire, pour belle, elle l’était, mais quelle gale! Une vraie teigne, que j’vous dis… du moins, je m’en doute! J’l’ai vue qu’une fois, mais ça suffit…


– Comment! tu l’as vue!…


– Elle est donc vivante, ta gonzesse de la haute!…


– C’est donc pas une vraie histoire que tu nous contes, puisque ça a l’air d’être arrivé.


– Fermez ça, commande Zizi. Laissez-moi vous dire la suite, et vous verrez si cette bougresse-là n’était pas un vrai chiendent. La baronne… C’était une baronne, faut vous dire!


– Mince!…


– La baronne, donc, en voulait à la pauvre petite bouquetière. Pourquoi? Ne me le demandez pas, vu que j’en sais rien. Mais elle lui en voulait à mort! Et voilà qu’un jour, ou plutôt une nuit, elle radine chez Marie Charmant et l’emporte dans un sapin jusqu’à sa cambuse où elle l’enferme…


– Sale rosse!…


– Pauvre petiote!…


– Elle voulait lui régler son, affaire, la bougresse!…


– Oui! dit Zizi qui recueillait avidement ces interruptions. Mais attendez! Voilà qu’il y avait un bon bougre, un gars d’attaque, un bon zigue, comme qui dirait un Cœur-Bleu, quoi! Et justement, Nénesse… c’est Nénesse qu’y s’appelle, le bon bougre… Nénesse, donc, si vous l’aviez vu, z’auriez juré que c’était l’un de nous!


– Vive Nénesse! fit la bande, vraiment flattée que le héros de l’histoire fût semblable à l’un d’eux.


– Nénesse, donc, flânochait aux alentours de la rue Letort, lorsque la baronne radina pour enlever la bouquetière afin de lui faire toutes les misères possibles. Qu’est-ce que fait mon Nénesse? Il grimpe derrière le sapin qui, après avoir longtemps roulé, rapplique enfin à la cambuse de la baronne, un vrai nid de hibou, malgré que ça soye beau comme l’Élysée. Voilà la baronne et la gosse qui descendent. La gosse ne disait rien, mais elle pleurait comme une Madeleine, et de l’entendre sangloter, Nénesse en avait le cœur à l’envers. La baronne se met à dire «Marchez, nom de Dieu! Pas la peine de tant chialer! J’veux pas vous bouffer toute crue sans boire un canon!» C’était une frime, comme vous pensez. Elle voulait bien la bouffer, la sale teigne, et la pauvre petite bouquetière s’en doutait bien. Mais, halte-là! Nénesse veillait au grain!


Toute la bande frémit – y compris La Merluche, qui avait fini par oublier qu’il connaissait Marie Charmant et qui, par conséquent, s’intéressait vivement à «l’histoire». Zizi reprit:


– Le lendemain, voilà mon Nénesse qui s’aboule sans faire semblant de rien dans le quartier de la baronne, qui jaspine avec l’un, avec l’autre, qui reluque la cambuse, étudie les moyens d’y entrer, enfin, une fois qu’il sait tout, s’en va en se frottant les mains et en se disant «y a pas! j’sauverai la gosse Marie Charmant!»


– Vive Nénesse! répéta la bande qui palpitait.


– Oui, ajouta l’un, mais la cambuse de la sacrée baronne doit être surveillée!


– Comment qu’y va faire, tout seul, le pauv’ Nénesse? dit un autre.


– Pourvu qu’on ne l’estourbisse pas!…


– Eh bien, voilà! reprit Zizi. Faut vous dire que Nénesse a une demi-douzaine d’aminches, comme qui dirait vous! Des zigues à la hauteur, pas froid aux yeux, pas les mains dans les poches… enfin, tout ce qu’il y a de plus rupin en fait de pégriots… comme qui dirait v’là vous, que j’vous dis!…


Les Cœurs-Bleus se regardèrent avec orgueil.


– Et alors, poursuivit Zizi, voilà que Nénesse a une bonne idée, ce qu’on peut appeler une idée chouettarde. Qu’est-ce qu’il fait? Il réunit sa bande, un soir…


– tenez! comme qui dirait ce soir!… – dans un lieu où y a pas de pet, vu que les flics aiment mieux se balader dans la rue où il y a du monde… – comme qui dirait ici!… – et voilà qu’il leur dit: «Voulez-vous m’aider à sauver la pauvre petite bouquetière?…»


Zizi profita de la stupéfaction des Cœurs-Bleus pour continuer:


– Non seulement on fera enrager cette bougresse de baronne en tirant de ses pattes la gosse qu’elle veut bouffer toute crue, mais encore on pourra se remplir les poches, vu que la cambuse regorge de monacos, de pendules et de couverts en argent, enfin de quoi faire la fortune de la bande des Cœurs-Bleus!… Coup double!… Ça vous va-t-y? Car, j’ai pas besoin de vous le dire, Nénesse, c’est moi!…


En un instant, toute la bande fut sur pied, entourant Zizi qui s’était levé.


– Y a pas! faut sauver la gosse!


– Pauvre petite bouquetière!…


– Eh bien! reprit Zizi, puisque nous sommes tous d’accord… Puisque nous jurons de sauver la gosse des griffes de la baronne… Esgourdez un peu! La cambuse se trouve rue de Babylone, au coin, du côté du boulevard des Invalos. Allons-y chacun de notre côté, pour que la rousse ne se méfie de rien! Et rendez-vous devant la piôle. À minuit tapant…


À minuit, toute la bande se trouvait réunie au coin de la rue de Babylone. Alors Zizi distribua les rôles. Il donna un aperçu plus ou moins vague de la topographie de l’hôtel. En effet, il avait à peine entrevu l’intérieur de la cour lors de son séjour rue de Babylone. Mais, chez Zizi, l’imagination suppléait à la connaissance positive des choses.


Lorsqu’il crut avoir clairement expliqué à chacun sa besogne, il murmura:


– Attention! ça y est?…


Ça y est! répondit la bande d’une seule voix.


– Eh bien, à l’assaut!… commanda le capitaine Zizi-Panpan.

Загрузка...