XLVIII LA FILLE ET LE PÈRE

Lorsque Pierre Gildas se vit rue Letort, précisément dans cette maison qu’habitait Ségalens, et non dans une autre, il fut d’abord effaré de cette sorte de fatalité qui le ramenait là.


Longtemps il pleura. Et Ségalens s’ingénia à apaiser l’homme de son mieux. Mais l’homme, après cette crise, tomba dans un abattement profond. Au bout de quarante-huit heures, le soir, comme Ségalens rentrait avec les éléments d’un dîner, l’homme se dressa, appuyé sur son bâton, et lui dit avec une sourde irritation:


– Je m’en vais. Que vous m’ayez tiré de l’eau, que vous m’ayez forcé à vivre, passe! Mais que vous m’ayez amené ici et non ailleurs, vous ne saurez jamais combien cela me fait de mal. (Il est fou, songea Ségalens.) Je ne resterai pas ici. Pour sûr, vous êtes un brave homme. Si ma mort pouvait vous être utile, je mourrais volontiers et avec plus de joie que la nuit, où là-bas, sous ce pont, je me suis laissé glisser dans l’eau qui m’appelait… Je ne veux pas rester ici. Je deviendrais fou. Ne m’interrogez pas là-dessus. Je ne vous dirais rien. L’essentiel est que je m’éloigne le plus tôt possible de cette maison.


– Mon cher monsieur, dit Ségalens, s’il vous plaît de vous en aller, la porte est ouverte. Écoutez. J’ai un oncle. Il s’appelle Chemineau, mon oncle. Il a une petite propriété dont il ne prend aucun soin. Il lui arrive bien, par-ci, par-là, de s’intéresser à un carré de jardin mais, en somme, il a là un terrain qui demeure en friche. Ce n’est pas très grand. Assez pour vous bâtir une maisonnette où vous seriez chez vous. Vous ferez du terrain ce que vous voudrez. Mon oncle Chemineau est toujours plongé dans ses calculs. Vous ferez pousser pour lui des fleurs et des légumes. Peut-être ne vous adressera-t-il pas dix paroles dans un mois. Mais vous, vous aurez à faire pousser des légumes.


– C’est mon affaire. Je connais l’élevage des poules. Votre oncle aura son poulet ou son pigeon à déjeuner quand il en aura envie.


– Admirable!… Donc, vous restez ici, le temps d’écrire là-bas?


– J’attendrai à Paris. Mais pas ici.


– Eh bien! attendez jusqu’à après-demain.


– Jusqu’à après-demain, soit.


Le surlendemain, Ségalens annonça à son hôte qu’il lui avait trouvé dans Paris un logis où, en toute sûreté, il pourrait attendre quelques jours. Il lui proposa de l’emmener. Le soir donc, vers neuf heures, ils descendirent tous deux. Il était prés de dix heures lorsqu’ils arrivèrent rue du Helder. Au coup de sonnette, une soubrette ouvrit et fit la grimace en apercevant Pierre Gildas.


Puis, se ravisant, comme frappée par une idée soudaine:


– C’est l’homme qu’attend Madame? demanda-t-elle à Ségalens.


– Précisément, ma belle enfant.


– Madame est absente et va rentrer dans une heure; mais elle m’a laissé des ordres; elle a attendu toute la journée… Si Monsieur veut entrer avec cet homme?


Quelques minutes plus tard, Pierre Gildas était installé dans un assez vaste cabinet qu’un étroit couloir séparait du reste de l’appartement.


– C’est bien, ici… j’y respire, au moins. Là-bas, j’étouffais… Dire que je n’aurais eu qu’un étage à descendre pour revoir le logement où j’ai été si heureux avec mes gosses…


Il s’assit sur une chaise. Longtemps, il rêva.


Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit et la soubrette reparut.


– Madame est rentrée, dit-elle. Si Monsieur veut me suivre…


Pierre Gildas suivit la femme de chambre jusqu’au salon, où elle le laissa en disant:


– Madame va venir dans un instant…


Il entendit la porte du salon s’ouvrir, et se retourna.


Et il vit sa fille…


Magali s’était arrêtée, très pâle… Brusquement, il releva la tête, plissa les yeux et gronda:


– Qu’est-ce que tu fous là, toi?…


– Papa!… balbutia Magali.


– Je ne te demande pas tout ça! Je te demande qu’est-ce que tu fous ici, dans ces meubles de grue, dans cette toilette de grue, dans cette turne de grue…


Magali s’avança vers lui. Vaguement, elle tendit les bras, murmura:


– Papa… Mon pauvre papa…


Et elle éclata en sanglots. Pierre Gildas, hébété, la regardait pleurer sans frémir; il voyait ses yeux se gonfler et rougir, ce joli visage délicat se boursoufler comme gonflé par la rosée des larmes, et, sans colère, sans pitié, s’étonnait seulement de se retrouver face à face avec sa fille.


À bout de forces, Magali s’était assise, et maintenant, la figure dans les deux mains, toute secouée de sanglots, elle expliquait son malheur:


– Il le fallait bien. Lorsque tu as été arrêté, d’abord, dans le quartier, tout le monde nous a refusé le crédit… Fils et fille de voleur, voilà ce qu’on nous disait. Bien sûr, papa, on ne le disait pas comme ça, et même on avait l’air de nous plaindre. Mais chacun se gardait contre nous, comme si nous devions tout emporter dès que nous mettions les pieds quelque part. Dans la rue, les gens qui nous connaissaient passaient sur l’autre trottoir et faisaient semblant de ne pas nous voir. Je passais les nuits à pleurer. Plus de crédit. Souvent, on s’est couché sans manger. Ensuite, voilà que ma patronne me donne ma quinzaine en me disant de ne plus revenir. Je lui demande pourquoi puisque j’étais une des meilleures de l’atelier. Elle me répond que je dois comprendre, et qu’elle ne veut pas que ses ouvrières tournent mal, et qu’elle est une honnête femme, elle… Alors, j’ai compris.


La pauvre fille s’arrêta. Les sanglots l’étouffaient.


– Alors, continua Pierre Gildas avec un rire plus navrant que les larmes de sa fille, alors tu t’es faite grue. À la bonne heure! Je n’aurais pas trouvé ça tout seul, moi! Dis donc que t’avais le vice dans le sang, gronda-t-il tout à coup. Pour te faire mal tourner, toi, il n’a fallu qu’un signe du premier richard qui t’a trouvée à son goût. Mais ça ne me regarde plus il a reçu son compte celui-là!


– Tu veux parler du marquis de Perles? dit Magali en redressant soudain la tête. Oui. Il a été puni, celui-là, puisqu’il a failli être tué… Je l’ai aimé, je te le jure, papa… Je ne croyais pas faire mal en l’aimant… Mais je te jure aussi que je l’ai bien haï, et que je le haïrai jusqu’à ma mort… Tu veux savoir pourquoi je suis devenue ce que je suis? Il y a eu la misère, oui. Il y a eu que je voulais trouver de l’argent coûte que coûte pour mon frère…


– Malheureuse! gronda Pierre Gildas.


– Oui! oh oui, malheureuse… bien malheureuse!…


– Donc, tu pensais envoyer à ton frère de l’argent gagné par ta peau?… Mieux vaut encore qu’il se fasse voleur comme son père!…


– Oui, dit lentement Magali en hochant la tête. J’ai vu ça, moi aussi… J’ai là trois mandats de cent francs à l’adresse de Mme Bamboche, trois lettres où je la priais de veiller sur Ernest et de lui remettre l’argent peu à peu… Dix fois j’ai été à la poste pour envoyer ces lettres… et je n’ai pas osé… Tu vois… je ne suis peut-être pas si mauvaise que tu crois!… Donc, papa, je voulais échapper à la misère, oui, c’est vrai, je le voulais… Mais quand j’y pense, je vois bien que je voulais aussi me venger de lui…


– Qui ça, lui?


– De Robert!… Je voulais, je veux encore qu’un jour il vienne se traîner à mes pieds. Tu ne connais pas ces gens-là comme je commence à les connaître. Le marquis m’a plantée là parce que je n’étais qu’une pauvre ouvrière. Quand il me verra dans la soie, avec des brillants aux doigts, il viendra me demander pardon… C’est là que je l’attends… Alors, papa, écoute… je suis malheureuse, oui… je pleure la nuit peut-être plus souvent que lorsque je me couchais sans manger, oui… mon cœur se brise de te voir si triste, oui!… Mais, maintenant que c’est fait, tue-moi si tu veux!… seulement, grue je suis, grue je reste: il faut cela pour me venger…


– Te venger de qui? répéta sourdement Pierre Gildas.


– De lui! de Robert!…


– Te venger d’un mort? Ah! ça…


– Il n’est pas mort! Je te dis qu’il n’est pas mort!…Je te dis qu’il guérira! Je te dis que je serai vengée! Voyons, père, ne fais pas une mine si malheureuse… Est-ce que tu trouves que je n’ai pas assez souffert?…


– Tu dis que le marquis de Perles n’est pas mort?


– J’en suis sûre…


Pierre Gildas éclata de rire. Magali, qui déjà s’avançait vers lui, recula épouvantée.


– Adieu, Juliette dit Pierre Gildas.


Il ne se retourna pas et sortit. Dans l’antichambre, il trouva la soubrette qui lui ouvrit la porte extérieure et il descendit en grognant:


– Tiens, tiens… il n’est pas mort? Fameuse idée que ce jeune homme a eue de m’amener chez ma fille!


Sur les boulevards, il se mit à errer, longtemps, d’un pas morne, égal, ruminant des choses qu’il avait déjà ruminées en prison.


Vers minuit, il se trouvait dans le faubourg Montmartre, et alors il s’avisa de deux choses: la première, c’est qu’il ne savait pas où aller coucher; la deuxième, c’est qu’il avait faim. Comme il songeait ainsi, l’estomac tourmenté, la pensée de plus en plus noire, il aperçut une devanture de boulangerie ouverte. Pierre Gildas se dit:


– Je vais entrer là et demander un morceau de pain. Tant pis!…


Et pour ne pas se laisser le temps d’hésiter, il marcha rapidement à la boulangerie et entra.


– Allons, bon! il n’y a personne! grogna-t-il.


Une seconde, en ce rapide coup d’œil instinctif des gens qui ne sont plus maîtres de leur pensée, il inspecta les lieux. Et, tout à coup, il se pencha, se coucha presque sur le marbre du comptoir…


Sa main, sans trembler, sans hésiter, sans tâtonner, trouva le tiroir et le tira… Cette main se plongea dans le tiroir… Tout cela, depuis l’entrée de Pierre Gildas dans la boulangerie, avait peut-être duré cinq ou six secondes…


Il se revit dans la rue sans se demander, sans savoir ce qui venait de se passer.


Seulement, comme il avait fait une vingtaine de pas déjà, et qu’il s’enfonçait dans la rue de Provence, derrière lui il entendit un tumulte et des cris effarés de gens criant: «Au voleur!» Puis les clameurs s’éteignirent, personne ne courait après lui…


Pierre Gildas continua son chemin de son même pas égal et morne. Sa main, au fond de sa poche, se crispait sur des choses… Il ne savait pas trop sur quoi…


Il marcha longtemps. D’instinct, il se dirigeait vers la Seine, pour chercher un abri sous quelque pont. Parfois il grommelait des mots qui traduisaient sa préoccupation…


– Il n’est pas mort… ça, c’est une veine!… Et ce qu’il y a de fameux dans cette affaire-là, c’est que c’est ma fille qui me l’apprend…


Il y avait plus de deux heures qu’il avait quitté le faubourg Montmartre, et il se trouvait à l’entrée du pont Royal, lorsqu’il s’arrêta avec un geste d’impatience et il grogna:


– Ah ça! qu’est-ce que j’ai donc dans ma poche?…


Il sortit ce qu’il avait dans sa poche: trois chiffons de papier et des ronds de métal.


Les trois papiers, c’étaient deux billets de cent francs et un de cinquante; les ronds de métal, c’étaient des pièces de vingt sous et douze sous; en tout, trois cent trente-sept francs et douze sous.


Pierre Gildas compta cette fortune à la lueur d’un bec de gaz.


Quand il eut fini de compter, il demeura une heure debout à la même place, avec l’argent dans sa main, ne sentant ni le froid, ni la faim, ni le vent de la Seine qui lui cinglait la figure. À la fin, il murmura:


– C’est ce que j’ai volé chez la boulangère.


Tranquillement, il remit l’argent dans sa poche.


Une heure plus tard Pierre Gildas, dans une des ruelles avoisinantes, pénétrait chez un de ces nombreux fripiers qui vendent au plus juste prix toutes les défroques possibles, depuis la cotte de travail jusqu’à l’habit de soirée, depuis la veste du garçon de café jusqu’au dolman de l’officier. Lorsqu’il en sortit, il était proprement vêtu d’un costume d’employé, dans la poche du veston, il y avait un solide couteau trapu.


Et alors, il prit le chemin de Neuilly.


Au bout de quelques jours, Pierre Gildas connaissait les habitudes de la villa des Perles. Il savait les heures où venait le médecin, le moment où la cuisinière allait aux approvisionnements. Le personnel domestique était nombreux, la maison bien gardée: il reconnut l’impossibilité de s’y introduire.


Mais Pierre Gildas n’était pas pressé. D’ailleurs, il n’entrait pas dans son plan de frapper l’homme chez lui. Et peut-être n’avait-il pas de plan du tout. Il surveillait, il guettait.


Peu à peu, il remarqua que les visites du médecin s’espaçaient de plus en plus.


– Il est en bonne voie de guérison, songeait-il.


Tout à coup, il y eut un bouleversement dans la villa: les domestiques partirent. Seul le valet de chambre était resté, avec la cuisinière et une fille de service.


Dès lors, les idées de Pierre Gildas se précisèrent. Il modifia ses habitudes.


Un soir, derrière la propriété, Pierre Gildas s’assit sur une pierre, les yeux fixés sur ce mur derrière lequel vivait l’homme qu’il voulait tuer.


Non loin de là, coulait la Seine. Des souffles tièdes passaient dans l’atmosphère. Le ciel était noir, tendu d’un immense vélum de nuées.


– Ce qu’il y a de mieux, disait Pierre Gildas, c’est d’attendre qu’il sorte. Le voilà guéri. Les larbins sont partis. Dans deux ou trois jours au plus, il sortira. Je puis faire deux choses. Ou bien je puis pénétrer dans le jardin, et alors…


À ce moment, deux ombres apparurent.


C’étaient deux hommes. Ils marchaient sans hâte et se dirigeaient vers Pierre Gildas. Il se renfonça.


Ils se rapprochaient. Deux promeneurs nocturnes, peut-être. Ils semblaient paisibles. Mais parfois, ils s’arrêtaient. Puis ils reprenaient leur marche, causant à voix basse. D’inoffensifs promeneurs, sûrement…


Tout à coup l’un d’eux s’adossa au mur de la villa; l’autre, brusquement, lui sauta sur les épaules, se hissa jusqu’à la crête du mur et, demeura là deux minutes.


Puis il sauta à terre.


– Je te dis que le moment est bon: le valet de chambre est à Paris: il n’y a plus que les deux femmes et le patron blessé. Il faut faire le coup cette nuît…


– Oui, répondit l’autre, mais attendons une heure encore… la cuisine est éclairée.


– Une heure, soit… Filons, on reviendra au bon moment…


– Qu’est-ce que vous faites là, vous? gronda Pierre Gildas en se levant tout à coup.


Les deux hommes, une seconde, demeurèrent immobiles et muets de stupeur… Puis, d’un même mouvement, ils bondirent en arrière. Quelques instants, Pierre Gildas entendit le bruit de leur fuite précipitée, puis tout retomba en silence.


– Il ne manquerait plus que ça, qu’on me le tue! gronda-t-il.


Brusquement, il sortit son couteau et l’ouvrit. Au milieu du chemin, les yeux agrandis fouillant la nuit, le couteau au poing, les traits contractés, il attendit, immobile, dix longues minutes…


Ses yeux se fixèrent sur le mur où tout à l’heure les deux rôdeurs s’étaient appuyés. Il remit tranquillement son couteau dans sa poche, et, pliant sur les jarrets, puis se détendant d’un élan, il atteignit la crête du mur de ses deux mains… À la force des poignets, il se hissa… Lorsqu’il fut sur le mur, il vit que les rôdeurs avaient dit la vérité: la cuisine, au rez-de-chaussée, était éclairée. Derrière les rideaux, Pierre Gildas voyait l’ombre des deux femmes qui allaient et venaient. Il hésita un instant, puis, tout à coup, se laissa glisser du haut du mur.


Il était dans le jardin… En deux minutes, il eut atteint la fenêtre de la cuisine et se mit à marcher le long de la maison. Il dépassa deux fenêtres du rez-de-chaussée, fermées. À la troisième qu’il rencontra, il s’arrêta et eut un rire silencieux: la fenêtre était entr’ouverte…


Pierre Gildas sauta sur le rebord. L’instant d’après, il se trouvait dans l’intérieur de la villa…


* * * * *


Le marquis de Perles était couché. Il lisait, la petite lampe à abat-jour sur la table de nuit où se trouvait également une potion calmante. Mais depuis quelques minutes, il avait laissé tomber le livre, et ses yeux s’étaient fermés. Il ne dormait pas encore, mais il se trouvait dans l’état d’engourdissement qui précède le sommeil.


À ce moment, Pierre Gildas fit un pas. Ce mouvement suffit pour réveiller le marquis qui étendit le bras vers le tiroir de sa table de nuit où se trouvait un revolver. D’un bond, l’assassin fut sur lui, et abattit sa main sur le bras.


Le marquis se renversa sur ses oreillers et murmura:


– Cent mille francs pour toi et autant pour ta fille, si tu me…


Il n’eut pas le temps d’achever. La fin de sa parole expira dans une sorte de grognement sourd… Il se raidit, ses mains s’accrochèrent sur les draps, ses jambes, une minute, tremblèrent, agitées de violentes secousses, puis il se tint immobile.


Pierre Gildas, penché sur lui, se releva alors lentement, et, se reculant, contempla la funèbre vision.


Le marquis de Perles était étendu, livide, les lèvres crispées par le sourire de la mort, la chemise rougie par une large tache de sang.


L’assassin tenait à la main le couteau dont il avait frappé la victime.


Le geste avait été foudroyant… Pierre Gildas n’avait frappé qu’un seul coup, et c’était fini…


Sur le visage tourmenté de l’assassin, une sorte d’apaisement se faisait.

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