LII LE MORT VIVANT

Vers cette époque, le quartier de la rue de Babylone fut intrigué par certains événements qui doivent trouver ici leur place. Des bruits étranges se mirent à circuler. Des personnes notables et dignes de foi prétendirent avoir vu des lumières nocturnes dans l’hôtel d’Anguerrand. Dès lors, le commissaire Lambourne voulut se rendre compte par lui-même de ce qui se passait dans l’hôtel. Et comme il ne manquait pas de bravoure professionnelle, il s’en vint une nuit se promener rue de Babylone. À sa grande surprise, il constata qu’en effet, une des fenêtres de l’hôtel était éclairée. À travers les fentes des volets, M. Lambourne vit parfaitement de la lumière.


Il s’assura qu’il avait sur lui son écharpe et son revolver, et, avec une prestesse que Zizi eût admirée, il escalada le mur. À tout hasard, il monta le perron, et, avec une joie mélangée de stupeur, il s’aperçut que la porte n’était pas fermée.


– Au fait, songea-t-il, ils se croient en sûreté derrière le grand portail…


Le commissaire monta donc l’escalier intérieur, dont les tapis amortirent le bruit de ses pas.


Il parvint ainsi à un couloir dans lequel il s’orienta du mieux qu’il put.


Et tout à coup, dans les ténèbres, il perçut un rayon de faible lumière qui se glissait sous une porte.


M. Lambourne s’approcha de la porte et colla son œil à la serrure.


Il vit un homme qui, assis à une table, écrivait. L’homme lui tournait le dos. Il avait l’air parfaitement paisible.


M. Lambourne, rapidement, se ceignit de son écharpe, saisit son revolver et mit la main sur le bouton de la porte… la porte s’ouvrit!… le commissaire entra en disant:


– Que faites-vous là, vous!…


L’homme se retourna vivement et se leva…


Alors, M. Lambourne devint très pâle et se sentit trembler sur ses jambes. Il recula jusqu’au mur, auquel il s’adossa, les cheveux hérissés, les yeux écarquillés enfin, avec tous les signes d’une terreur intense…


– Pardon, monsieur le commissaire, dit l’homme d’une voix grave, sans colère et presque sans étonnement, c’est à moi de vous demander ce que vous faîtes ici…


– Je rêve!… balbutia M. Lambourne dont les dents claquaient. J’ai le cauchemar… ou bien… je suis fou…


L’homme le regarda quelques instants avec une sorte de tristesse, puis reprit:


– Remettez-vous, monsieur le commissaire. Vous avez surpris, cette nuit, un secret que tôt ou tard vous auriez fini par apprendre. Je ne vous en veux pas. Mais puisque vous tenez mon secret, il est nécessaire que nous causions quelques minutes. Veuillez vous asseoir…


– Monsieur le baron! bégaya le commissaire.


– Oui! fit l’homme avec un geste d’impatience. Quelle que soit votre surprise, vous êtes un homme de trop de sens pour vous abandonner plus longtemps à la panique superstitieuse que je vois sur votre visage…


– Ainsi, c’est bien vous!… Vous en chair et en os!… C’est bien vous?… vous?… le baron d’Anguerrand mort et enterré?…


– Je suis bien le baron d’Anguerrand. Mais quant à dire que je ne suis pas mort, c’est une autre affaire!


– Comment! râla l’infortuné commissaire.


– Je suis mort, et bien mort, reprit tristement Hubert. Si vous en doutez, vous n’avez qu’à aller consulter les registres de l’état civil…


Et comme M. Lambourne gardait un silence hébété, Hubert d’Anguerrand continua:


– Rassurez-vous, monsieur le commissaire.


– Mais, monsieur le baron, voulez-vous me permettre de vous demander pourquoi tout ce mystère?


– Parce que je veux continuer à être mort, dit Hubert.


– Comment! vous n’allez donc pas introduire une instance tendant à vous rendre votre personnalité civile?


– Plus tard, dans six mois ou dans un an. Pour le moment, il est nécessaire que je passe pour mort, puisque mort je suis aux yeux du monde et de la loi. Cela vous étonne? C’est bien simple… Lorsque l’accident m’est arrivé…


– L’accident? interrompit le commissaire.


– Sans doute. Vous ignorez donc comment je suis mort?…fit Hubert avec un livide sourire.


M. Lambourne vit ce sourire, et il frissonna.


Je suis mort, continua Hubert, en tombant du haut du balcon de mon château de Prospoder…


– Oui, les journaux ont raconté la chose; mais ils ajoutaient aussi que, malgré d’actives recherches, on n’avait pu vous retrouver… la mer avait gardé sa proie.


– La vérité est moins tragique… heureusement pour moi. Lorsque je tombai, lorsque je me sentis entraîné nu fond de l’Océan, je ne perdis pas courage. Je luttai de toute mon énergie, et j’étais si prés de la côte que j’eusse repris pied presque aussitôt si la marée descendante ne m’eût repoussé au large. Pendant deux heures, deux mortelles heures, je continuai à nager, mais je voyais les rochers s’éloigner de moi de plus en plus. Je compris que j’allais mourir. Alors, notez cela, je fus envahi par une terreur insensée. Vraiment, je me sentis devenir fou. Bientôt, à bout de force, je me laissai couler. À ce moment, il me sembla que j’entendais comme un cri puis qu’on me saisissait par les cheveux, qu’on me hissait quelque part… Lorsque je revins à moi, je me vis dans une pauvre cabane: j’avais été sauvé par des pêcheurs de l’île d’Ouessant…


– Mais vous vous êtes empressé alors de regagner la terre ferme?…


– Je l’eusse fait sans doute. Malheureusement, pendant plus de six mois, je vécus dans une sorte de prostration due à la terreur que j’avais éprouvée. Je ne vais pas jusqu’à dire que j’étais fou. En tout cas, la mémoire était atrophiée; ce n’est que peu à peu que je repris possession de toutes mes facultés… Enfin, ce ne fut guère que huit mois après l’événement que je revins à Paris. Et alors, monsieur le commissaire, une étrange idée me passa par la tête: je voulus savoir ce que, moi mort, officiellement mort, mon fils devenait…


– Tiens! mais c’est curieux, cela! Assister du fond de sa tombe à la vie de ceux qui vous sont chers…


– Les protéger au besoin…


– Oui, oui, je comprends! fit le commissaire.


– Ajoutez à cela la nécessité de préparer mon fils à me revoir vivant, car la joie pourrait le tuer. Je connais Gérard… S’il apprenait tout à coup que son père n’est pas mort, ce serait terrible, voyez-vous.


Le commissaire se leva, renouvela au baron d’Anguerrand ses excuses, l’assura à nouveau de sa discrétion et se retira. Hubert l’accompagna jusqu’au grand portail, qu’il lui ouvrit. Puis il remonta dans la pièce où il acheva d’écrire une lettre. Quand il l’eut terminée et relue, il la cacheta à la cire. Sur l’enveloppe, il traça ces mots:


Ceci est pour Jeanne Mareil.


Alors il se mit à écrire une autre lettre que nous reproduisons telle que nous avons pu la copier:


«Mon cher maître,


«Veuillez trouver sous ce pli une missive cachetée de mon sceau adressée à Jeanne Mareil. Je sais que cette personne, que j’ai crue morte, vit à Paris, ou du moins y vivait encore il y a peu de jours. Si j’ai le bonheur de la retrouver, ce que plaise au Dieu de miséricorde et de pardon, je lui expliquerai moi-même le contenu de ladite missive ci-jointe. Mais si, par accident, mort violente ou naturelle, je meurs avant de l’avoir revue, mon désir suprême est que vous fassiez d’actives recherches et démarches pour vous mettre en communication avec cette personne, à cette fin de lui remettre la missive ci-jointe. Là ne devra pas se borner votre rôle à l’égard de cette personne: j’indique dans mon testament que je supplie mon fils Edmond et ma fille Valentine de céder chacun une somme de cinq cent mille francs pour constituer un million à ladite Jeanne Mareil. Si mes enfants se retrouvent, j’ai le ferme espoir qu’ils respecteront ma volonté. S’ils ne se retrouvent pas, je constitue moi-même ce legs, que vous trouverez étiqueté à part dans mes papiers. Ce legs devra être délivré à ladite Jeanne Mareil un an après ma mort. Si mes enfants se retrouvaient dans l’intervalle de cette année et qu’ils s’opposent à l’exécution de ma volonté en ce qui concerne Jeanne Mareil, vous vendriez alors mon château de Prospoder, qui m’appartient en toute propriété personnelle et dont la valeur atteint à peu près cette somme. Cette vente au profit de Jeanne Mareil. À charge pour elle de constituer une dot de quatre cent mille francs en faveur de la demoiselle Lise Frémont, enfant trouvée, inscrite sur les registres des Ponts-de-Cé, sous le nom de Lise.»


Hubert data et signa cette lettre destinée à son notaire et la plaça dans une enveloppe où il glissa le pli cacheté à l’adresse de Jeanne Mareil.


Quant à la lettre même destinée à celle qui s’appelait maintenant La Veuve, en voici la teneur:


«Je vous ai vue, Jeanne. Quelques secondes à peine, vous m’êtes apparue l’autre soir, dans ce taudis où j’ai été séquestré. Tout de suite, je vous ai reconnue, comme vous, vous m’avez reconnu. Que faites-vous? Quelle existence est la vôtre? Je l’ignore. Mais dans vos regards, dans vos éclats de rire, j’ai reconnu la haine. Après tant d’années, vous n’avez pas pardonné. C’est votre droit, et je ne m’en plains pas.


«Jeanne!… voici l’heure où vous allez enfin pardonner… peut-être. J’espère, je crois que l’apaisement va se faire en vous. Je ne vous parlerai donc ni de moi, ni de ce que j’ai souffert, ni de cet amour dont le souvenir seul fait encore trembler la main qui vous écrit. Ce n’est pas pour moi, pour libérer mon esprit de l’obsession du remords que je vous écris. C’est seulement pour libérer votre esprit, à vous. C’est pour vous donner une joie après tout le mal que je vous ai fait. Si vous êtes la Jeanne que j’ai connue, si vous avez l’âme que votre attitude passée suppose, la joie que je vous apporte est au-dessus de tous vos malheurs.


«Jeanne, votre fille est vivante. Je l’ai vue. Je lui ai parlé.


«Cette fille, vous devez la croire morte, puisque vous ne l’avez jamais revue depuis le jour où vous avez fui Segré après m’avoir si terriblement frappé. Peut-être, ce jour-là, votre vengeance dépassa-t-elle les droits de votre douleur.


«Demandez-vous, Jeanne, si vous n’avez pas été punie à votre tour par la perte de votre enfant. Demandez-vous si vous ne devez pas oublier mon crime, puisque c’est moi, moi! et non un autre, moi qui vous rends votre enfant!


«Je suis sûr que vous l’avez pleurée, que vous la pleurez encore. Je suis sûr que vous donneriez votre vie pour savoir qu’elle vit et que loin de vous elle n’a pas souffert.


«Eh bien! c’est tout cela que je viens vous dire, moi, Hubert d’Anguerrand!


«Votre fille, Jeanne, a été trouvée près des Ponts-de-Cé par des fermiers du nom de Frémont. Ces braves gens l’ont recueillie, adoptée pour leur enfant, élevée, aimée. Son enfance et sa jeunesse ont été aussi heureuses que vous pouviez le souhaiter en de pareilles circonstances.


«J’ai vu votre enfant. C’est une belle jeune fille, un noble cœur, une radieuse intelligence.


«Elle porte le nom de Lise Frémont, ou, pour mieux dire, Lise simplement.


«Comment je sais que Lise est votre fille?


«Par elle-même, qui m’a raconté son enfance. Les particularités qu’elle m’a exposées sont si précises que le doute est impossible.


«Quant aux circonstances qui ont mis en présence la fille de Jeanne Mareil et Hubert d’Anguerrand, elles importent peu. Sachez seulement que ces circonstances sont telles que si j’avais jamais douté de la puissance et de la bonté divines, je serais aujourd’hui obligé de les reconnaître en m’humiliant.


«Maintenant, je suis forcé de vous dire que votre fille m’a quitté, et que j’ignore ce qu’elle est devenue. Qu’elle m’ait quitté après la longue conversation que j’ai eue avec elle, cela ne m’étonne pas car Hubert d’Anguerrand devait naturellement inspirer de l’horreur à l’enfant de Jeanne Mareil et de Louis de Damart. Mais je suis sûr qu’elle reviendra. J’ai pu apprécier son cœur adorable… Je suis sûr qu’elle reviendra me consoler.


«Où êtes-vous, Jeanne?…


«Je vous cherche. Aussi ardemment que j’ai pu souhaiter vous voir, je cherche maintenant une entrevue avec vous. Pourtant, il est possible que je meure avant de vous avoir trouvée. Si cela arrive, mon notaire vous remettra cette lettre.


«Adieu, Jeanne! Puissiez-vous pardonner à celui qui vous a aimée! Puissiez-vous, lorsque vous parlerez de moi avec Lise… avec votre fille, ne plus prononcer mon nom avec haine!…»

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