LI L’ESCARPE

Le lendemain, dès onze heures du matin, Ségalens attendait avec impatience au bar de l’Alouette.


À midi tapant, comme il avait dit, Jean Nib fit son entrée dans le bar. Ségalens le reconnut aussitôt, et vint à lui.


– Vous êtes donc décidé, fit-il.


– Oui. Des idées qui me passent par la tête. Le besoin de voir d’autres figures que celles que je vois d’habitude. Enfin, puisque me voilà, c’est que je suis décidé.


– Mais pourquoi m’avoir donné rendez-vous ici?


– Parce qu’ici, ça n’est surveillé qu’à partir du soir. On y est tranquille, une fois le coup de feu passé. Ici, à cette heure, je frôle des gens qui n’ont rien à voir avec la rousse. Je les envie. Ça me fait plaisir de les voir si tranquilles. Et parfois, je voudrais être l’un de ces hommes qui, après avoir bu leur tasse et allumé leur cigarette, jouissent en paix de leur heure de repos…


Ségalens regarda fixement le rôdeur et il se mit à interroger Jean Nib sur son passé. Mais à toutes ses questions, le rôdeur ne fit que des réponses évasives. D’ailleurs, leur entrevue, ce jour-là, fut assez courte. Jean Nib, dès que le bar se fut vidé de sa cohue de clients, voulut se retirer, et Ségalens, après avoir obtenu de lui un nouveau rendez-vous pour le soir même, n’insista pas, de crainte de l’effaroucher.


Le soir, ils se retrouvèrent. Jean Nib se fit le guide de Ségalens à travers les repaires de la pègre. Ségalens était tombé sur une mine insoupçonnée, et le calepin s’enrichissait de notes.


– Au moins M. Champenois ne pourra pas dire que je ne lui donne pas de l’inédit…


Les jours suivants, ou plutôt les nuits suivantes, l’association du reporter et de l’escarpe se continua activement. Cette étrange collaboration produisit une série de chroniques qui furent remarquées.


Une vingtaine de jours s’écoulèrent ainsi. Une sorte de rude amitié était née dans l’esprit de Jean Nib pour ce simple journaliste qui, dans les occasions les plus périlleuses, montrait autant de courage et de sang-froid que lui. Ségalens l’avait décidé à accepter de l’argent, et, scrupuleux, lui remettait la moitié du produit de ses articles, en l’appelant mon cher collaborateur.


D’ailleurs, ils ne s’étaient pas dit leurs noms.


Si Ségalens appelait Nib son collaborateur, Jean Nib l’appelait simplement son client.


Voici ce que chacun d’eux gagnait à cette fantastique association: Ségalens y gagnait d’avoir trouvé le guide idéal qui lui permettait de donner à l’Informateur cette fameuse série sur la Pègre. Jean Nib y gagnait d’assurer largement la vie de Rose-de-Corail et de Marie Charmant. Il avait payé un costume et même quelques bijoux à Rose-de-Corail. Mais ce n’est pas tout: il y gagnait surtout de pouvoir, à l’abri du besoin quotidien, préparer, le grand coup qu’il méditait. La grande occasion, il la cherchait. Rose-de-Corail, mise au courant, sentait que le moment approchait où son Jean s’enrichirait d’un coup.


Comme nous l’avons dit, une vingtaine de jours s’écoulèrent.


Et nous arrivons ainsi à l’époque où eut lieu l’assassinat de Robert de Perles par Pierre Gildas.


Une nuit, Jean Nib, en rentrant à la masure du Champ-Marie, trouva Rose-de-Corail debout, qui l’attendait.


– Jean, demanda-t-elle après l’avoir embrassé, est-ce pour bientôt?


– Oui, dit Jean Nib. Encore une petite quinzaine et ça y sera. Un gros, très gros paquet. La richesse, ma gosse!…


– Qu’est-ce que c’est? fit avidement Rose-de-Corail.


– Je ne sais encore. Seulement, j’ai pu pénétrer dans une maison, je te dirai où plus tard. Dans une armoire, j’ai trouvé deux paquets. Sur l’un, il y avait d’écrit «Ceci est la part de Valentine.» Sur l’autre, il y avait d’écrit «Ceci est la part d’Edmond


– Et alors? palpita Rose-de-Corail.


– Alors, dans les paquets, il y avait des papiers, des chiffres alignés… ça monte à plusieurs millions…


Rose-de-Corail frissonna longuement.


– Il y avait aussi d’autres papiers que j’ai lus… Je crois qu’avant une quinzaine l’affaire sera bonne. Autant que j’ai pu comprendre, on s’occupe de transformer les papiers en faflots… Quand l’opération sera en bon train, ce sera le moment d’agir. Qu’il y ait seulement trois ou quatre cent mille balles, et je fais la rafle… Ne m’en demande pas plus et laisse-moi préparer ta richesse… Une fois l’affaire faite, on file en Amérique. J’ai assez de Paris, moi…


– L’Amérique ou autre chose, peu importe, mon Jean, pourvu que tu sois avec moi… Mais écoute… Une quinzaine, soit! Seulement, ces quinze jours, nous ne pouvons les passer ici…


– Pourquoi? demanda Jean Nib.


– Il faut qu’avant deux jours, nous ayons filé. Aujourd’hui, en me promenant sur les fortifs avec la petite bouquetière, j’ai vu un homme arrêté devant la bicoque. Et il reluquait d’un drôle d’air.


– Un roussin?…


– Pas bien sûr… mais…


– Oui. T’as raison. Il faut partir d’ici au plus vite. T’as rien remarqué d’autre?


– Non, rien d’autre. Je crois que, même si c’est la rousse, nous pouvons rester encore un jour ou deux.


* * * * *


Le lendemain, vers neuf heures du soir, Jean Nib se retrouva avec Ségalens. Il avait passé la journée à étudier attentivement les abords de la masure du Champ-Marie. Bien qu’il n’y eût rien remarqué d’extraordinaire, il n’en était pas moins décidé à décamper. Mais pour aller où?…


La question qui se posait était terrible pour un homme de sa situation.


Aller se réfugier dans quelque hôtel borgne, c’était se livrer à la police.


Jean Nib, donc, voyait la nécessité impérieuse, immédiate, de fuir le Champ-Marie puisqu’un homme… un inconnu s’était arrêté devant la masure et l’avait regardée. Rose-de-Corail avait dû l’étudier, et si elle flairait un danger, c’est qu’il y avait du danger…


– Ce soir, dit-il brusquement à Ségalens, je ne vous accompagnerai pas.


– Pourquoi? fit Ségalens désappointé.


– Bah! ricana Jean Nib, des gens comme nous, vous savez, c’est comme l’oiseau sur la branche. L’oiseau se pose où il peut, simple moineau ou vautour, c’est la même chose. Il se croit bien tranquille. Et tout à coup, il aperçoit le fusil du chasseur… Alors l’oiseau cherche un autre arbre, plus loin, une autre branche… Comprenez-vous?


– Parfaitement. Ainsi, vous êtes forcé de déménager par cas de force majeure?


– Oui. Et il faut que je trouve pour demain un nouveau gîte… Ce sera dur! ajouta Jean Nib comme se parlant à lui-même.


– Et si je vous en avais trouvé un, moi? Un gîte sûr, tout à fait à l’abri, et où aucun des chasseurs que vous redoutez n’aura l’idée de venir vous chercher?… Allons, ayez confiance en moi, je vous garantirai la sécurité, au moins pour le temps où vous habiterez le logis que je vais vous proposer…


– Expliquez-vous, dit Jean Nib, attentif.


– Eh bien, en dînant, je vous expliquerai la chose. Pour ce soir, vous êtes mon hôte…


Ségalens fit signe à un taxi. Les deux hommes y prirent place. Et, sur l’indication de Ségalens, la voiture, dix minutes plus tard, s’arrêtait rue Drouot, devant un restaurant de modeste apparence, mais très coté parmi les amateurs de haute cuisine. Par un escalier dérobé, Ségalens, suivi de Jean Nib, monta à l’entresol, où à son appel, un garçon lui ouvrit un cabinet. La table fut dressée par un garçon empressé, rapide et muet.


Lorsque le repas fut terminé, lorsque le café odorant fuma dans les tasses, lorsque furent allumés les havanes sans lesquels, disait le reporter, un bon dîner n’est plus qu’une belle rose sans parfum, à ce moment-là, Ségalens s’aperçut qu’il devenait gai; il s’aperçut aussi que l’escarpe devenait plus sombre. Les yeux de Jean Nib, perdus au loin, en quelque vision d’amertume, exprimaient une mortelle tristesse.


– Voyons, fit-il, vous m’avez dit que vous aviez à me proposer un gîte sûr…


– Et en même temps, l’occasion, pour vous, de rendre service, un grand service…


– À qui?…


– À moi, d’abord.


– Ça suffit.


– Et à un de mes amis, acheva Ségalens. Voici le cas. Figurez-vous que mon ami… – il s’appelle Max… – mon ami donc, est amoureux, mais amoureux fou, depuis un mois et plus. Or, pour des raisons qu’il serait trop long de déduire, il n’ose pas déclarer son amour. Une folie. Car celle qu’il aime ne refuserait pas ses bontés à un homme tel que Max. Enfin, c’est son idée… Il a été vingt fois chez sa Dulcinée… Bref, à chaque visite, il est parti plus amoureux que jamais, et, en même temps, plus résolu à taire son amour. Une folie, je vous dis!… Maintenant, figurez-vous que… Dulcinée est venue tout à coup trouver mon ami Max…


– Pour lui dire qu’elle en pinçait aussi?…


– Non. Elle se croit, à tort ou à raison, je ne sais pas, elle se croit en danger. Quel danger? Elle ne l’a pas dit. Seulement, mon ami Max suppose qu’elle a peur d’être enlevée par quelque amoureux plus hardi que lui. Dulcinée l’a supplié de lui trouver un asile sûr pour une quinzaine de jours, et mon ami s’est empressé de la conduire à une maison de campagne qu’il possède… Maintenant, écoutez-moi bien: mon ami Max, toujours par cette idée de folie qu’il a, ne veut pas demeurer dans sa campagne, près de sa Dulcinée. Pourtant, il faut qu’il y ait là un homme solide, capable de protéger la pauvre petite et de la défendre contre toute attaque. J’ai dit à Max que je trouverai quelqu’un. Et je vous dis, à vous: «Voulez-vous être ce quelqu’un?…»


– Ainsi, dit Jean Nib, vous avez assez confiance en moi pour m’introduire dans la maison de votre ami, pour m’y laisser maître absolu pendant tout le temps où il faudra veiller à la sûreté de cette jeune femme? C’est dangereux, ce que vous faites là, dangereux pour votre ami, pour l’argenterie de la maison… Savez-vous que je n’ai pas mon pareil pour ouvrir un coffre-fort?…


Ségalens posa sa main sur l’épaule de Jean Nib.


– Voyons, dit-il, acceptez-vous? Pour vous, ce sera une retraite sûre…


– Vous n’avez donc pas entendu ce que je viens de dire? gronda Jean Nib.


– Parfaitement. Si j’étais riche, si j’avais un coffre-fort à garder, si vous consentiez à monter la garde devant mes trésors, je serais sûr de n’être jamais volé par personne… Vous êtes malheureux, vous souffrez, je lis dans vos yeux ce que vous criez en vous-même: Vous n’êtes qu’un escarpe… un grinche, comme vous dîtes parfois. Je ne sais pas jusqu’à quel point vous êtes ce que vous dites. J’ignore les démêlés que vous pouvez avoir avec la police. Ce que je sais sûrement, c’est que j’ai pleine confiance en vous… N’ayez pas peur, je vous ai promis de ne pas vous prêcher la vertu. Je me contente de vous affirmer que, vous présent dans la maison de mon ami, celle qu’il aime et son coffre-fort seront plus en sûreté qu’ils ne l’ont jamais été. Maintenant, acceptez-vous?


– J’accepte! dit Jean Nib d’une voix rauque. Où est la maison?


– À Neuilly. Je vous conduirai moi-même, demain matin.


Jean Nib tressaillit. Il fixa sur Ségalens un regard profond et, avec un rire terrible, demanda:


– Ah çà! Est-ce que votre ami ne serait pas le marquis de Perles? Est-ce que ça ne serait pas dans la maison du marquis de Perles que vous voulez me conduire?…


Ce fut au tour de Ségalens de tressaillir.


– Non dit-il, avec une émotion soudaine. Le marquis de Perles est mort. Et il n’était pas de mes amis. Mais vous, comment connaissez-vous ce nom, et comment savez-vous que de Perles avait une villa à Neuilly?


– C’est que j’ai voulu cambrioler cette villa. De quoi? Faut pas que ça vous épate! Je suis escarpe et grinche Une nuit, je me suis amené dans la turne. Si le marquis avait été là, je l’aurais suriné… J’ai été arrêté sur le tas, au moment où j’allais défoncer un secrétaire. Avez-vous toujours confiance en moi?…


– Demain matin, à neuf heures, trouvez-vous au rond-point des Champs-Élysées, je vous conduirai… répondit Ségalens.


Jean Nib mit ses coudes sur la table et laissa tomber dans ses deux mains sa tête formidable.


– Qui êtes-vous? gronda-t-il. Je vois que vous avez pitié de moi. Je ne veux pas qu’on ait pitié de moi, entendez-vous? Pourquoi vous mêlez-vous à ma vie? Si vous croyez que je vais devenir ce qui s’appelle un honnête homme, vous faites erreur. Escarpe je suis, escarpe je veux rester. Il y a des moments où je vous hais.


Il y a des moments où je me ferais tuer pour vous. N’espérez pas que je cesserai de voler: c’est dans ma nature, dans mon sang. Même si je deviens riche, je crois que je volerai encore.


Il poussa un rude soupir, laissa tomber ses deux poings sur la table, et, regardant Ségalens en face:


– Dites-moi donc que je vous fais horreur, ça vaudra mieux. Mais surtout, ne croyez pas, messieurs les honnêtes gens, que vous valez mieux que nous! Nous nous valons! Un homme en vaut un autre, et voilà! Des honnêtes gens? Tenez, ça me fait rire quand j’entends parler de ça! Vous, par exemple, est-ce que vous croyez que ça vous est difficile d’être honnête? Pas aussi difficile qu’à moi d’être grinche! Que voulez-vous?… En voilà assez. Vous m’avez pris à dépouiller le bourgeois, bon! Vous l’avez embobiné, bon! Maintenant, c’est fini… Je m’en vais. Et vous, allez de votre côté. Ou sans ça, gare le lingue!…


Jean Nib se leva, haussa violemment les épaules et se dirigea vers la porte.


Ségalens ne dit pas un mot, ne fit pas un geste pour le retenir. Il alluma un cigare. Jean Nib, la main sur le bouton de la porte, retourna la tête, gronda un juron furieux, revint s’asseoir devant Ségalens et répéta:


– Qui êtes-vous, à la fin?


– Je m’appelle Anatole Ségalens, et j’écris dans les journaux pour gagner ma vie, voilà qui je suis.


– Vous avez dit à neuf heures, au rond-point des Champs-Élysées?


– Justement. Est-ce que vous consentez?


– Monsieur, dit Jean Nib, je serai demain matin à l’heure que vous dites, au lieu que vous dites. Si ça vous tire d’embarras, moi, ça me sauve peut-être. Car, franchement, je ne savais où aller… Maintenant, il faut que je vous dise ce que je pense. D’abord, vous m’avez dit votre nom. Moi je ne puis vous dire le mien, puisque je n’en ai pas… Seulement, puisque vous êtes dans les journaux, peut-être bien que vous avez entendu parler d’un scélérat appelé Jean Nib que toute la rousse veut agripper depuis longtemps. Il en a commis des crimes, ce Jean Nib! Toutes les fois qu’un pante est dégringolé et que les roussins donnent leur langue au chat, ou qu’ils ne peuvent mettre la main au collet de l’assassin, c’est Jean Nib, disent les journaux.


– Mon cher monsieur, je l’ai su dès la deuxième excursion que nous avons faite ensemble. Une pièce de cent sous glissée à l’un de ces escarpes que nous allâmes visiter à suffi pour me faire savoir avec qui j’avais l’honneur de visiter la pègre de Paris.


– Si j’avais su alors que vous saviez mon nom, dit Jean Nib avec une formidable simplicité, il est probable que j’aurais été forcé de vous tuer.


«Oui, reprit l’escarpe d’une voix de rêve, Jean Nib, voilà mon nom. Jean Rien! Et encore, je ne sais même pas pourquoi on m’appelle Jean; Nib aurait suffi. Nib de père, nib de mère, nib d’aminches, nib de galette, nib d’espoir, nib de nib.


– Pourtant, dit Ségalens ému jusqu’à l’âme, vous avez dû connaître votre père et votre mère?


– Non! j’ai jamais su ce qu’ils étaient…


– Vous dites pas d’amis!… Avez-vous donc été si seul dans la vie?…


– Seul? Non. J’ai une amie. C’est toute ma famille, tout mon bien, tout mon espoir. Rose-de-Corail et moi, voyez-vous, on s’aime, on est tout l’un pour l’autre: quand l’un mourra, l’autre suivra… Pauvre Rose-de-Corail!… Si je ne me suis pas tué, si je ne suis pas crevé de ce qui, parfois, me gonflait le cœur à le faire éclater, c’est à elle que je le dois… Un sourire d’elle, ça suffit pour me remettre d’aplomb…


Ségalens poussa un soupir. Son regard se voila. Au fond de son âme, ces paroles de Jean Nib étaient tombées pour y remuer de la tristesse. Il envia, oui, lui l’élégant gentleman, lui qu’on enviait, lui qui, avec une prodigieuse rapidité, un bonheur inouï, avait conquis une déjà belle situation, il envia l’escarpe, et il songea:


«Il est aimé, lui! De quoi se plaint-il donc?…»


Quant à Jean Nib, au moment où il parla de Rose-de-Corail, son visage s’illumina d’une si orgueilleuse passion, il y eut dans sa voix une telle vibration de tendresse, que sa rude, sa sauvage physionomie en fut bouleversée. Pendant une minute, Ségalens vit avec étonnement cette étrange figure de bandit s’auréoler, émerger de son mystère comme une synthèse de la grandeur et de la beauté de l’âme humaine.


Mais bientôt cette fugitive apparition sembla se renfoncer dans les ténèbres, et, de nouveau, ce fut la violente figure du Jean Nib des fortifs, du Jean Nib armé du surin…


– C’est du fameux vin que vous m’avez fait boire! fit-il avec un ricanement. Est-ce que vous en buvez tous les jours du pareil?


– Non, dit doucement Ségalens. J’en bois seulement dans les grandes circonstances, comme ce soir…


– En tout cas, reprit Jean Nib sans relever, sans comprendre peut-être cette délicate flatterie, on peut dire que c’est du fameux. J’en ai le ciboulot tout retourné. On dirait que ça déchire comme un rideau que j’avais sur les yeux. Je vois des choses que je ne voulais plus voir, des choses mortes…


Jean Nib semblait se parler à lui-même. Ses yeux agrandis, hébétés de stupeur, fixaient les vagues lointaines des apparitions évoquées par l’ivresse. Il avait mis sa tête dans sa main, le coude appuyé sur la table, et il empoignait sa crinière à pleins doigts. D’une voix affaiblie, tantôt simple, tantôt martelée comme dans les cauchemars il s’exprimait son ineffable étonnement.


– Nom de nom, c’est trop fort, tout de même!… v’là que j’vois des choses qui jamais ne me sont passées par la caboche… Un soir que j’ai mené Rose-de-Corail dans un théâtre, j’ai vu qu’on faisait du noir sur la scène, on éteignait les lumières, et les acteurs passaient comme des ombres… ce que je vois ressemble à ça!…


Ségalens s’était jeté sur un fauteuil, et, la tête au dossier, les yeux à demi fermés, suivait avec une attention passionnée l’étrange évocation de l’escarpe qu’il se gardait d’interrompre, même par un geste.


– Ça, disait Jean Nib, ça doit être rudement loin dans le tréfonds des années, et rudement loin aussi dans des pays que je ne connais pas. Sacré bon sang! Voilà que ça me fait froid dans le dos… Qu’est-ce que c’est que cette gosse-là?… Rose-de-Corail quand elle était toute petite?… Non! je la reconnaîtrais, Rose-de-Corail, je la connais! Celle-ci n’est pas Rose-de-Corail!… Mais où que ça se passe, nom de Dieu, où que ça se passe?… Pas étonnant que j’ai froid dans le dos!… Il fait froid dans ce patelin… des arbres… encore des arbres!… Oh! ce chêne-là, près de la petite porte, je le reconnaîtrais quand je vivrais cent ans… Tonnerre! j’y ai déniché des geais, dans le temps!… oui! là, près de la petite porte du parc!…


Jean Nib se tut subitement, effaré par ce mot. Une sorte de terreur contracta son visage. Il eut un grondement.


– Du parc?… Est-ce moi qui dis ça: du parc?… Qu’est-ce que c’est que ça un parc?… Bon! fit-il tout à coup en éclatant de rire, c’est un mot de la haute… J’aurai lu ça dans les journaux…


Ségalens palpitait.


– Nous autres, continua Jean Nib, nous disons le bois… C’est ça, c’est un bois! Des arbres… des arbres sans feuilles… toutes les feuilles sont à terre, et il fait un froid de tous les tonnerres, et il fait noir comme dans un four… La petite gosse pleure… ah! bon sang! ce qu’elle pleure!… mais moi, je ne pleure pas… et l’homme marche vite en me tenant par la main… ses pieds remuent les feuilles en marchant… Ah çà! est-ce qu’on va aller loin?… Oh! ces cris de la môme! Nom de Dieu, si je te tenais maintenant, canaille de Barrot!…


Jean Nib s’arrêta stupéfait, écrasé d’étonnement, la sueur au front, les yeux égarés…


– Qu’est-ce que je dégoise là?… Je deviens maboul, c’est sûr!… Qu’est-ce que ce nom? D’où sort-il?… Et où est-il passé, à c’t’heure?… V’là que je l’retrouve plus!… Comment qu’j’ai dit?… J’ai dit… voyons… j’ai rien dit, tonnerre de Dieu!… Je me suis figuré, voilà tout!… Pas plus d’homme que sur ma main!… Mais le bois?… oh! le bois y est bien, lui!… Mais non, idiot! c’est pas un bois… c’est un fleuve… tiens, parbleu, c’est la Loire!…


Pour la troisième fois, Jean Nib eut un arrêt de stupeur et de terreur. Devant ces trois mots: le parc, Barrot, la Loire, il était venu se heurter violemment, et à chaque fois, il en avait éprouvé un terrible choc au cerveau.


De quelles profondeurs de la mémoire étaient-ils sortis un instant pour rentrer presque aussitôt dans le néant des choses abolies?…


Ces trois mots, Ségalens les avait notés. Il les fixait ardemment. C’étaient trois points lumineux dans le mystère de l’escarpe, trois phares lointains au fond des ténèbres.


Jean Nib, d’une voix à peine distincte, continua:


– Tout ça, c’est ce sacré vin qui me tourne la boule. Faut dire que c’est du fameux qu’il m’a fait siroter… Où est-il donc?… Tiens! il dort!… ça lui a tapé dans la tête, pire qu’à moi… Hé! monsieur!…


Ségalens ouvrit les yeux, et dit:


– Ma foi, je sommeillais. Mais il me semble que vous me racontiez…


– Moi? Rien du tout… Je battais la campagne… Mais avec un verre d’eau il n’y paraîtra plus.


Jean Nib saisit une carafe, et, coup sur coup, remplit trois fois sou verre.


– Si fait! reprit Ségalens, en voyant que l’escarpe reprenait toute sa lucidité, au moment où j’ai cédé au sommeil, vous vouliez me raconter votre enfance…


– Je la connais pas, fit Jean Nib assombri. Tout ce que je me rappelle, c’est misère. À quoi bon parler de ça? Ce que je sais, c’est que j’ai jamais quitté de Paris. Je me vois tout gosse, encore dans Paris… Lorsque je cherche à me souvenir, la chose la plus lointaine que je vois, c’est un boulevard; nous étions sur la chaussée du milieu; le patron avait tendu une corde en carré, et il y avait du monde autour de sa corde; la patronne tournait la manivelle d’un orgue placé sur une petite charrette; par terre, il y avait de gros poids; moi j’étais habillé comme le patron, comme vous avez vu les lutteurs à la foire. Après avoir jonglé avec les poids, le patron jonglait avec moi, il me lançait dans l’air comme une balle… Voilà ce que je me rappelle.


– Et après? demanda Ségalens.


– Ah! dame, après… Un beau jour, j’ai eu assez d’être jeté en l’air, de recevoir des coups et de ne pas manger à ma faim: j’ai filé. Cinq ou six ans plus tard, j’ai revu le patron à la fête du Trône. Mais j’étais déjà costaud. Il a regardé mes poings et n’a pas demandé son reste. J’ai fait un peu tous les métiers. J’ai longtemps ramassé les bouts de cigarettes, aux terrasses des cafés, pour un homme qui me donnait dix sous par jour pour ça. Puis j’ai été associé avec un Tond-les-Chiens. L’hiver, où je gagnais le plus, c’était d’ouvrir les portières des voitures devant les théâtres… Je couchais où je pouvais. Je mangeais tantôt plus qu’il ne fallait, tantôt pas assez. Enfin, un beau jour, v’là que j’me mets dans la tête de devenir un commerçant. Je pouvais avoir seize ans ou dix-sept ans, alors. J’avais des économies. Ça vous épate? Oui j’avais une centaine de francs à moi. Sou par sou, j’y étais arrivé. Et je puis dire qu’à cette époque-là je ne savais pas ce que c’était que de voler. Hélas! cela ne dura pas.


– Et alors? fit Ségalens, voyant que Jean Nib se taisait.


– Alors… alors… il est arrivé qu’il a fallu manger, boire, vivre enfin! Alors, il m’est arrivé qu’au bout de trois mois passés je ne sais plus comment, un soir, je me suis trouvé sur un banc du boulevard de Belleville, claquant du bec et grelottant de froid. Je finis par m’endormir, et lorsque je me réveille, je vois un homme assis près de moi. Il se met à me parler. Je lui raconte mon affaire. Il m’emmène chez un bistro, me fait boire et manger, puis il me conduit dans une chambre, où je dors. Ce copain-là, c’était un grinche… c’est lui qui m’a montré… voilà!…


Ségalens garda quelque temps le silence. Jean Nib, de son côté, s’absorbait dans une sombre rêverie. Tout à coup, le reporter releva la tête, fixa ses yeux sur les yeux de Jean Nib, et prononça:


Et Barrot?…


– Quoi? fit l’escarpe. Barrot? quel Barrot?


Et le parc?…


– Le parc?… Les Buttes-Chaumont, hein?…


Et la Loire?


– Ah! ça, mon camarade, c’est-y que le vin vous a produit encore plus d’effet qu’à moi?…


Ségalens étudia la physionomie de l’escarpe. Mais Jean Nib était évidemment sincère.


La triple lueur un instant avivée dans l’esprit surexcité de Jean Nib s’était éteinte déjà. Ségalens comprit que l’escarpe ne dirait plus rien parce qu’il n’avait plus rien à dire. Ayant soldé l’addition, il descendit avec jean Nib qui, une dernière fois, lui assura qu’il se trouverait le lendemain matin à neuf heures au rond-point des Champs-Élysées.

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