XIV FIGURES QUI SE PROFILENT

La veuve, qui venait de sortir de chez elle, ne tarda pas à remarquer, à dix pas devant elle, un jeune homme très élégamment vêtu qui marchait en évitant avec un soin minutieux les flaques de boue.


– Le beau mystérieux! ricana-t-elle. L’amoureux de la petite bouquetière! Il fait signe à Biribi? Un instant: Biribi est à moi!


En effet, Anatole Ségalens s’arrêtait près d’un fiacre qui stationnait en bordure de trottoir – un de ces vieux fiacres à galerie comme il ne s’en trouve plus, à Paris – et le jeune homme disait, non sans une pointe de vanité:


– Cocher, rue de Babylone! À l’hôtel du baron Gérard d’Anguerrand!…


– Tiens! songea La Veuve en tressaillant, il va où je vais!…


– Je ne marche pas! répondit le cocher, sorte de brute trapue et massive à mâchoire de dogue. Cocotte a les arpions nickelés, pour l’instant.


– Mon cher ami, fit Ségalens, vous êtes bien mal élevé…


– De quoi? de quoi? On est retenu, quoi! Ce n’est pas toi, peut-être, qui va m’apprendre…


– Sang Dieu! interrompit Ségalens, si vous n’êtes pas sage, je puis toujours vous apprendre la danse et le maintien à la façon de mon pays…


– Et moi, je vais te donner une leçon de savate à la façon de Biribi, mon ami! vociféra le cocher – ou le faux cocher, car cet homme semblait porter la houppelande traditionnelle comme un déguisement.


Aussitôt, sautant de son siège, il se rua sur le jeune homme.


Au même instant, le colosse roula sur la chaussée en poussant un hurlement de rage et de douleur: un formidable coup de poing venait de l’atteindre en plein visage et lui avait à demi démoli une mâchoire sans qu’il eût eu le temps de voir d’où cela lui tombait.


– Monsieur est servi! fit en souriant Ségalens qui, après le geste foudroyant de son poing, reprenait son attitude la plus élégante et remettait son monocle en place.


– Mince de gnon! glapit la voix vinaigrée d’un gamin qui, les deux mains dans les poches, assistait à cette scène.


– J’aurai ta peau! gronda Biribi en se relevant.


Déjà il se fouillait, ouvrait son couteau, et, livide de fureur, marchait sur Ségalens, lorsqu’il s’arrêta court: entre Ségalens et lui, une ombre s’interposait, façon de fantôme: La Veuve!


– Eh bien! cocher, dit-elle tranquillement, je crois que vous me faites attendre.


Tiens!… madame Louis XIV, songea Ségalens.


En même temps, La Veuve fit de la main un signe imperceptible qui, pour un observateur de cette scène, eût été un geste quelconque, mais qui dut sans doute exercer un mystérieux pouvoir sur le faux cocher, car celui-ci, d’un violent effort, parut se dompter, et gronda:


– Voilà, bourgeoise, on y va!…


Anatole Ségalens, assez étonné d’avoir vu si soudainement et si étrangement s’apaiser la fureur de cet homme, poursuivit son chemin, non toutefois sans avoir gratifié son adversaire d’un coup de chapeau qu’en lui-même il qualifia grand genre, terme un peu provincial, mais le jeune homme avait une excuse: il était fraîchement débarqué de Tarbes.


* * * * *


Au moment où Ségalens s’éloignait, la même voix de fausset qui avait salué son maître coup de poing d’une exclamation admirative, reprit en exagérant encore l’admiration:


– Ben! vous savez, m’sieu, je voudrais pas me tamponner avec vos abatis, pas vrai, La Merluche? Mince de numérotage alors!


Ségalens se retourna et aperçut deux gavroches qui le contemplaient avec un respect non dissimulé.


– Moi, j’ai raté ma vocation, continua de sa voix traînante et faubourienne le plus petit des deux. J’aurais dû me mettre lutteur. J’ai un faible pour la lutte…


Ségalens sourit au petit voyou qu’il lui semblait avoir déjà parfois aperçu, et il s’éloigna.


Puisque ces deux nouveau personnages viennent de faire leur entrée en scène, suivons-les un instant, avant de rejoindre Ségalens – ne fût-ce que pour les présenter au lecteur.


– Dis donc, Zizi-Panpan, dit celui des deux qui n’avait pas encore parlé et qui répondait au nom de La Merluche. Si qu’on irait à l’Ambigu, histoire de rigoler un peu?…


– Pas mèche, mon vieux! Bamboche, qui nous fait entrer à l’œil au paradis, est au clou pour s’avoir ivrogné sur la voie publique. Comme si la voie publique n’était pas faite pour pouvoir s’ivrogner à son aise. À quoi qu’elle sert, alors, la voie publique? Et c’est ton père qui l’a emballé! Un joli coup qu’il a fait, ton paternel! Sale flic, va!…


La Merluche, devant les reproches adressés à son père, agent de la paix qui avait eu le tort d’arrêter le sieur Bamboche, figurant à l’Ambigu, La Merluche, disons-nous, baissa la tête avec tous les signes du repentir et de l’humiliation.


C’était un grand flandrin de seize à dix-sept ans, d’une longueur et d’une maigreur extraordinaires, ce qui lui avait valu le surnom harmonieux de La Merluche. Vu de dos, il avait la taille d’un garçon de vingt ans; vu de face, il n’en paraissait plus que quatorze à peine, son visage chlorotique aux yeux cerclés de rouge étant resté enfantin.


L’autre pouvait aller sur ses quinze ans. Il était petit, malingre, futé, rusé. Il s’appelait Zizi-Panpan, avait le nez et le menton pointus, et exerçait la profession de chef de bande avec un talent que nos lecteurs auront l’occasion d’apprécier.


La Merluche et Zizi-Panpan cheminaient donc côte à côte en devisant de choses et d’autres, lorsque le dernier s’arrêta tout à coup prés de l’étalage d’un épicier, en reniflant.


– Quoi qu’il y a? fit La Merluche avec inquiétude.


– Il y a, dit Zizi-Panpan, que j’ai raté ma vocation… J’aurais dû me mettre pêcheur de sardines à l’huile. J’ai un faible, pour la sardine, j’te l’ai t’y dit, oui z’ou non?


– Ça, c’est vrai que tu me l’as dit, avoua franchement La Merluche.


– Oh! s’écria Zizi-Panpan, comme ça se trouve! Pige-moi l’étalure de l’épicemar! Rien que des sardines. Chauffe-m’en une boîte, Merluchot… On va se les caler en chœur…


La Merluche jeta un rapide regard aux environs, s’approcha de l’étalage au moment où le garçon épicier tournait le dos, et frôla avec une rapidité et une adresse de singe une pile de boîtes de sardines: c’était sa spécialité…, il faisait les étalages.


Pendant ce temps, Zizi-Panpan continuait tranquillement sa route. Lorsqu’il fut rejoint par La Merluche, il laissa simplement tomber ce mot qui valait à lui seul un poème:


– Aboule!…


Et la Merluche aboula docilement: c’est-à-dire qu’il passa à son compagnon la boîte qu’il venait de voler avec une si merveilleuse dextérité. Alors, Zizi ajouta:


– Maintenant, mon vieux Merluchard, à la revoyure! Faut que j’radine la cambuse…


– Et ma part? protesta La Merluche.


– Et ta sœur! fit Zizi-Panpan avec un geste plein de dignité. Tu ne sais donc pas que la mienne de sœur, s’est pagnotée hier sans briffer? Oui, mon vieux, pas même du bricheton! Pauvre Magali!… J’ai pas envie qu’elle recommence, ce soir!


– Je veux ma part! insista La Merluche sans la moindre délicatesse.


– De quoi, ta part! Va la réclamer à l’épicemar, ta part! Il t’a volé! Je t’avais dit d’y chauffer deux boîtes, une pour toi, une pour moi… c’est-à-dire pour Magali… J’te l’ai t’y dit, oui z’ou non?…


– Ça, c’est vrai que tu me l’as dit! avoua La Merluche en grattant sa tignasse rouge.


– Alors, bonsoir! dit Zizi-Panpan, qui, aussitôt, s’élança, et laissa son camarade planté au coin du trottoir, perplexe, rêveur et murmurant:


– Je crois que Zizi s’a payé ma poire… Si j’en étais sûr, bon sang!…


Cependant, Zizi-Panpan avait gagné la maison d’où Ségalens venait de sortir, et était entré dans un triste logement du troisième. Une jeune fille à figure douloureuse, jolie quand même malgré sa tristesse et sa pâleur, y cousait à la machine des ourlets de mouchoirs.


– Bonsoir, la frangine, dit Zizi en entrant. Toujours triste!… Tu penses donc toujours à ton marquis?… Une vraie perle, oui, tu parles!… Qu’est-ce qu’il y a à bouffer, ce soir? ajouta-t-il tout à coup en furetant dans un pauvre buffet.


Celle qui s’appelait Magali arrêta le mouvement de la pédale et poussa un soupir en jetant un regard de désespoir sur son jeune frère.


– Rien, n’est-ce pas? reprit celui-ci. Alors c’est tous les jours la Saint-Brosse -toi-leVentre, depuis que le père est à l’ombre.


– Je n’ai plus que ces trois douzaines à ourler, console-toi, mon petit Zizi… dès que je l’aurai fini, je porterai l’ouvrage; en attendant, j’ai pu acheter du pain.


– Pauvre Magali!… Toujours douce et gentille!… Tiens, ce soir, nous faisons la noce – il exhiba la boîte volée par La Merluche – j’ai une boîte de sardines… c’est la mère Chique, tu sais… la femme au flic de la rue Ramey… la maman du petit Merluchon… eh bien! c’est elle qui me l’a donnée, à preuve que l’huile de sardines te fera du bien à la poitrine, qu’elle a dit! Alors, on fait la noce, hein?


Magali laissa tomber un profond regard sur son frère, puis détourna les yeux, soupira, demeura un moment rêveuse, puis, avec un éclat de rire nerveux:


– La noce!… Eh bien, soit! S’il faut faire la noce, je la ferai!…


* * * * *


Revenons maintenant à Biribi, au faux cocher qui, après son algarade avec Ségalens, avait suivi le jeune homme d’un regard sanglant. Il le vit monter dans un auto-taxi qui passait, et alors se tournant vers La Veuve qui était demeurée à la même place:


– Je t’ai obéi, La Veuve! dit-il en grinçant des dents. Mais je donnerais cinq ans de ma vie pour me retrouver nez à nez avec ce mec-là… tu entends?


– Et si je te le fais retrouver? demanda La Veuve avec une tranquillité sinistre.


– J’aurai sa peau!


– Eh bien, sois tranquille, tu le retrouveras!… Mais entre un moment dans le sapin. Nous avons à causer; puis tu me conduiras rue de Babylone.


En parlant ainsi, La Veuve pénétra dans la voiture de Biribi. Celui-ci prit place près d’elle, et, refermant la portière:


– Qu’as-tu à me dire? grogna-t-il avec défiance.


– L’hôtel où tu vas me conduire, fit La Veuve, était habité il y a quelques jours encore par un homme et une jeune fille que Jean Nib a enlevés avec ta complicité…


– C’est vrai! gronda Biribi. Et après?


– La jeune fille, je sais où elle est. Mais l’homme… je ne sais pas. Et je veux savoir! Jean Nib refuse de parler… À toi la pose!


– Si c’est à moi la pose, dit lentement le colosse, j’abats mon jeu, atout et atout… Tu peux me tuer, La Veuve, tu ne sauras rien!… Jamais!


La Veuve, un instant, demeura pensive, le front plissé; puis, posant sa main sèche sur le bras de Biribi:


– Je ne tuerai pas, et tu parleras. Dans dix minutes, tu me diras où se trouve Hubert d’Anguerrand. Seulement, ajouta-t-elle avec un funèbre sourire, tu n’auras pas eu le mérite de la bonne volonté… Maintenant, écoute bien ceci je viens de voir la petite bouquetière; elle est amoureuse, et je sais qui elle aime…


Biribi tressaillit, pâlit et grinça des dents. Ses formidables poings se crispèrent, son regard jeta dans l’ombre des lueurs rouges, et il gronda:


– Malheur à elle!… et à celui qu’elle aime!…

Загрузка...