IV SAPHO

– Il n’y a ici qu’Adeline, Adeline de Damart, demoiselle de compagnie, lectrice, amuseuse de M. le baron Hubert d’Anguerrand… sa maîtresse!…


La femme a prononcé ces mots d’une voix âpre… et pourtant si douce, si veloutée!


– Que voulez-vous? demande Gérard avec rudesse. C’est vous… oh! je vous ai reconnue!… c’est vous qui étiez dans l ’église, le jour…


– Où M. Georges Meyranes se mariait: oui, c’est moi!… Je ne vous perds pas de vue, mon cher… Apprenez encore ceci: c’est moi qui ai été chercher le chef de la Sûreté et lui ai indiqué le moyen de capturer le voleur Lilliers, le chef de bande Charlot, le faussaire Meyranes, tous trois réunis en une personne… la vôtre.


– Vous?… Vous?…


– C’est moi!


– Que me voulez-vous? halète Gérard, les poings crispés, les yeux sanglants.


– Vous dire: j’ai vu vos coups de revolver, votre fuite… et je suis venue vous attendre ici… Vous répéter pour la quatrième fois: Gérard, je vous aime…


Il secoue violemment la tête.


Elle saisit ses mains, plonge dans ses yeux son regard d’une mortelle douceur:


– Je t’aime!… Nulle ne te comprendra comme moi! Et je te veux! Tu seras mien!… Tu dis non… Pourquoi?…


Rudement, il secoue la tête. Elle gronde:


– Écoute. Tu rentres à Paris, n’est-ce pas?… Tu me repousses?… Dans huit jours, tu es arrêté… C’est la cour d’assises… c’est le bagne… c’est l’échafaud peut-être! Au contraire… si tu me veux… eh bien!… moi… les vingt millions de ton père, je te les donne!… Demain, ils sont à toi…


– Les millions! bégaye Gérard.


Et déjà, il oublie tout au monde… Vingt millions!… Ces mots résonnent dans sa tête avec un bruit de tonnerre…


Tout fuit, tout s’efface… il n’y a plus en lui que le viveur effréné, le formidable dévoreur!


La femme, d’une étreinte plus douce et plus violente, corps à corps, l’enlace tout entier; ses lèvres brûlées d’amour cherchent les lèvres de Gérard et murmurent:


– Une vie de jouissance, de plaisirs glorieux, de luxe raffiné, là-bas, dans le vieil hôtel restauré!… Qui songera dès lors à trouver en Gérard d’Anguerrand le faussaire Meyranes ou le voleur Lilliers!… Libre, fier, honoré, magnifique et splendide, tu deviens un des princes de Paris… et moi, moi! je te gorge d’amour!… Tu veux… dis?…


Alors, enlacée à lui, longuement, elle lui parle à l’oreille; palpitant, il résiste; il veut se reprendre; d’un baiser de flamme, elle le reconquiert… et c’est d’une lutte infernale… et lorsqu’il baisse enfin la tête, lorsqu’elle le juge vaincu, elle jette sur une table un papier qu’elle tire de son sein, lui met la plume dans la main, et ordonne:


– Signe!… Ton nom à côté du mien!…


Un frémissement d’épouvante et d’horreur secoue le misérable emporté par le vertige; un instant la vision de son père assassiné jette sur son visage un reflet de foudre…


– Signe! gronde Adeline. Signe! Et ton père meurt! Et les millions sont à nous!…


Il recule!… Il râle!… Il ne veut pas!… Il se tord dans le spasme de la résistance… Et… soudain, il se penche sur le papier… il signe! Il a signé!… il tombe à la renverse avec un rauque soupir…


Sapho s’élance en rugissant…


En quelques bonds, elle atteint l’antique salon où le baron, son amant, l’attend comme la consolation suprême!…


* * * * *


– Chère aimée! C’est pourtant vrai que vous êtes toute ma consolation, le dernier rayon de bonheur dans ma vie assombrie!…


– Comme vous êtes pâle, mon bien-aimé!… Asseyez-vous… là… dans votre fauteuil… moi dans vos bras…


Chancelant encore, docile comme un enfant, le père de Gérard obéit…


Adeline s’assied sur ses genoux, pose sa tête sur cette vaste poitrine; et sur son front, sur ses cheveux, les lèvres du baron se posent, tremblantes.


– Que ne m’a-t-il tué? murmure-t-il.


– Ne songez pas à ce malheureux… sinon pour le plaindre… Taisez-vous… oh!… ne parlons que de notre amour!…


– Que serais-je devenu, dit-il, que serais-je devenu, si vous ne vous étiez trouvée sur mon triste calvaire… si vous n’aviez daigné, si pure, si noble, si fière dans votre pauvreté, faire à ma destinée l’aumône de votre premier amour!


– Je vous aime: là est toute ma récompense. Vous m’aimez, et ceci est pour moi un tel bonheur, que le reste ne compte plus…


– Adeline… Mon Adeline adorée… murmure-t-il, enfiévré de passion.


Mais elle, légère et gracieuse, s’échappe des bras du baron, et, avec un sourire:


– Quels souffles terribles viennent de la mer!… Vous ne vous plaisez qu’à ces grands spectacles, mon Hubert bien-aimé!… Mais moi, cela me fait peur…


– Je vais fermer le balcon, dit l’homme.


Mais déjà elle s’est avancée sur ce balcon… La rafale nocturne la fouette, les embruns d’écume bruissent dans les airs, l’Océan énorme se lamente et gronde en bas, dans l’ombre…


Et que fait-elle?… Que cherche sa main ardente sur le fer de la balustrade?…


Oh!… cette balustrade en fer!… Usée, rongée!… sciée peut-être, qui sait!… Elle tient à peine en place… elle ne tient plus que par une cheville!… Et c’est sur cette cheville que vient de s’abattre la main d’Adeline… de Sapho!…


Elle se retourne… le baron est près d’elle…


– C’est beau! dit elle. C’est d’une surhumaine magnificence…


Le baron, des deux mains, fortement, s’appuie à la bordure de fer… et…


Un cri!… Une clameur traversant l’espace!… Un corps qui tombe!…


Sapho, tout à coup, a arraché la cheville!… La rampe s’est abattue dans le vide!…


Le baron d’Anguerrand tombe, tournoie comme un grand oiseau blessé à mort…


Une vague monstrueuse se dresse à ce moment pour le recevoir…


C’est fini… plus rien!…


Là-haut, Sapho rentre dans le salon… et demeure là, fascinée par l’abîme…


Alors, près de sa tête livide, une autre tête se penche… c’est Gérard!…


Et, la main dans la main, serrés l’un contre l’autre, ils reculent…


Longtemps, ils demeurent à la même place, immobiles, silencieux… et, dans le premier regard qu’ils échangent enfin, ils reconnaissent qu’ils sont à jamais rivés l’un à l’autre… rivés à l’épouvante… rivés à l’horreur!…

Загрузка...