LVI L’ATTAQUE NOCTURNE

Zizi n’avait d’autre pensée précise que de jouer un mauvais tour à La Veuve et à celle qu’il appelait la baronne de Va-te-faire-lanlaire… Comment? Il ne savait pas trop. Le plus pressé, pour lui, c’était de s’éloigner de ce galetas où La Veuve pouvait revenir d’un moment à l’autre.


Cependant Zizi, par des voies détournées, gagna rapidement la rue de Clignancourt, et descendit au carrefour du Delta.


Il était midi lorsque Zizi, ayant allumé une cigarette, grimpa dans un tramway qui se dirigeait vers la place de l’Étoile.


Cela le rapprochait de Neuilly, où il allait sans avoir pris la résolution d’y aller.


Zizi n’en continua pas moins à descendre vers Neuilly, mais il prit la précaution de longer le bas-côté de l’avenue. Près des fortifications, il y avait un cirque, un tir, un manège de chevaux de bois, enfin toute une petite installation foraine.


Dans sa marche à Neuilly, Zizi se heurta donc à cet embryon de fête foraine, et s’y accrocha comme une paille entraînée par le ruisseau s’accroche à quelque pavé. Dire qu’il oublia La Veuve, la baronne et leur terrible entretien, ce serait exagéré. Cette pensée, au contraire, ne le quitta pas durant les trois jours qu’il passa là, amarré à la fête, s’offrant d’innombrables tournées de chevaux de bois, assistant à toutes les représentations du cirque, se nourrissant de crêpes, de chaussons aux pommes et de nougat, enfin vidant jusqu’à la lie la coupe des plaisirs que peuvent offrir des baraques foraines. Le soir du troisième jour, ayant constaté qu’il ne lui restait plus que sept sous, Zizi se prit à faire de sérieuses réflexions.


– D’abord, si je préviens les gens de Neuilly des manigances de La Veuve, ça sera un sale tour que j’aurai joué à ces deux chipies. Ça sera toujours ça de gagné. Ensuite, c’est sûr que les types m’abouleront un bon pourboire.


Sûr d’empocher cent francs, Zizi se mit à bâtir des projets, s’arrêtant des demi-heures à des devantures où il se choisissait toutes sortes de choses dont il se découvrait un besoin urgent, si bien qu’il s’aperçut tout à coup que les magasins fermaient, et qu’il était plus de dix heures. Alors, il se mit à courir. En un quart d’heure, il gagna la maison signalée par la baronne. Il n’y avait pas à s’y tromper: c’était la villa voisine de celle où il avait été conduit par La Veuve pour aider Jean Nib dans sa tentative de cambriolage.


Zizi agita la sonnette, une fois, deux fois, trois fois, de plus en plus fort. Mais rien ne répondit. Aucune lumière ne se montra; aucun de ces bruits intérieurs qui prouvent qu’on s’apprête à répondre, sinon à ouvrir.


– Zut! fit le voyou en pâlissant. Y a plus personne. Mes cent balles sont dans le lac… Les bourgeois ont déménagé… ou bien… c’est-y… oh! bon sang de sort! c’est-y que La Veuve a déjà fait son coup?


Zizi sonna encore, mais cette fois sans conviction; et, convaincu que la maison était déserte, il demeura tout étourdi, se reprochant amèrement de ne pas être venu tout de suite…


Pendant dix minutes, il resta planté devant la grille, puis, bien certain de son malheur, il s’en alla lentement. Il n’avait pas fait vingt pas qu’il se sentit tout à coup saisi par deux bras robustes qui l’enlevèrent comme une plume. Il voulut se débattre, mais il comprit aussitôt qu’il avait affaire à forte partie; il voulut crier, mais une main rude s’appliqua sur sa bouche. Dès lors, Zizi se tint tranquille.


Du reste, sa terreur, presque aussitôt se changea en stupéfaction: l’homme qui venait de le saisir l’emportait, et Zizi vit que la grille où il avait inutilement sonné était entr’ouverte; il vit que l’homme franchissait cette grille et l’emportait justement vers la maison où il avait voulu pénétrer!


L’homme entra, portant toujours Zizi qu’il avait jeté sur ses épaules comme un paquet. Il monta rapidement des escaliers, pénétra enfin dans une pièce éclairée par une lampe et déposa le voyou sur ses pieds en grondant:


– Qu’est-ce que tu viens faire par ici, toi? Réponds, ou je te serre la vis!…


– Jean Nib! s’écria le voyou stupéfait.


– Zizi! fit Jean Nib en le reconnaissant.


– Comme ça se trouve! fit Zizi, qui déjà reprenait tout son aplomb. N’en v’là une, de rencontre! Si je m’attendais à celle-là! Et à part ça, comment qu’ça va, ma vieille branche?


– T’inquiète pas de ma santé, fit Jean Nib, et tâche de répondre franchement, ou tu vas passer un mauvais quart d’heure! Qu’es-tu venu faire ici? Pourquoi que tu as sonné?…


– J’ai sonné! C’est ce qui prouve que j’venais pas dans d’mauvaises intentions, au contraire! J’venais pour…


Une idée terrible passa tout à coup par la tête de Zizi: puisque Jean Nib était là, c’était qu’il y était pour le compte de La Veuve! C’est que lui, Jean Nib, avait exécuté le double enlèvement dont il avait surpris le projet!


– Eh bien! gronda Jean Nib. Te décideras-tu, le gosse?…


– Oui, j’me déciderai. Mais, d’abord, faut m’dire une chose. Est-ce La Veuve qui t’envoie?…


– La Veuve!… murmura Jean Nib en tressaillant.


Zizi vit un tel bouleversement sur le visage de Jean Nib; qu’il comprit que sa vie ne tenait qu’à un fil. Il eut peur…


– Écoute, dit-il, j’vais tout déballer. Tant pis si ça tourne mal pour moi!…


– C’est ce que t’as de mieux à faire… Dégoise!…


– Voilà!… voilà!… D’abord, je venais pour cafarder, ça c’est juré! Ensuite tant pis si t’es d’accord avec La Veuve, mais je venais pour la faire enrager. Là! c’est une manie chez moi…


– Comment ça? Raconte un peu.


– Bien simple. La Veuve voulait faire un coup ici. J’ai voulu l’empêcher. Voilà! Tue-moi, si tu veux, mais faut que j’me soulage. La Veuve et la baronne, c’est deux teignes, deux gales, deux poisons, deux…


Jean Nib interrompit la kyrielle des malédictions en serrant le poignet de Zizi, qui, alors, non sans se faire arracher les paroles, non sans essayer d’innombrables et subtiles digressions, finit par raconter la conversation qu’il avait surprise entre La Veuve et la baronne, du fond de sa caisse.


– Ainsi, résuma Jean Nib, La Veuve et cette femme que tu appelles la baronne voulaient s’emparer d’un homme nommé Gérard et d’une fille nommé Lise. C’est bien ça, hein?


– Juste, Auguste! La baronne doit régler le compte du Gérard, et La Veuve doit, pour sa part, bouffer toute crue la gosseline qui s’appelle Lise…


Jean Nib passa dans la pièce voisine où il trouva Rose-de-Corail en train de s’habiller.


– Eh bien? quoi que c’était? qui ça qui carillonnait?… demanda Rose-de-Corail.


– Du leste! fit Jean Nib. Éveille la môme; dans cinq minutes, faut que nous soyons déguerpis…


Rose-de-Corail, au ton et à la physionomie soucieuse de Jean Nib, comprit que la situation était grave. En un clin d’œil, elle acheva de s’apprêter, puis courut réveiller Marie Charmant, qu’elle aida à s’habiller, et Jean Nib revint auprès de Zizi, dans la chambre qui avait servi de pièce commune et de salle à manger.


Un cri de stupeur jaillit des lèvres du gamin.


– Ça, ça m’en bouche un coin! glapit le voyou en se redressant tout pâle. Vous? c’est vous, mademoiselle Marie?…


– Ernest! cria Marie Charmant, qui entrait avec Rose-de-Corail. Ah! mince… Non, vrai, je suis tout plein contente de vous revoir, mon p’tit Ernest! Il me semble que me v’la revenue dans mon petit logement!…


– Silence, tonnerre de Dieu! gronda Jean Nib. Souffle la camoufle, Rose-de-Corail!


Rose-de-Corail, d’un souffle, éteignit la lampe. La pièce fut plongée dans les ténèbres. Un silence lourd d’angoisse et de terreur pesa sur les deux jeunes femmes et le voyou, tous trois tournés, palpitants, vers Jean Nib, dont ils entrevoyaient la haute silhouette dans la vague clarté de la fenêtre.


Jean Nib, immobile, debout près de cette fenêtre, regardait dehors… Quelques minutes d’une terrible angoisse s’écoulèrent…


– Eh bien! fit enfin Rose-de-Corail dans un murmure à peine perceptible, est-ce qu’on file, mon Jean?…


– Trop tard! gronda Jean Nib. Regarde!…


D’un bond, Rose-de-Corail fut à la fenêtre, et, au fond de l’obscurité, entrevit deux silhouettes dans le jardin, deux ombres qui eussent été invisibles pour tout autre qu’elle et Jean Nib.


– Oh! murmura-t-elle à ce moment…


Deux nouvelles silhouettes se montraient… deux hommes qui, un instant, apparurent sur la crête du mur et sautèrent dans le jardin.


– Ça fait quatre! dit sourdement Jean Nib.


On peut filer par les derrières, haleta Rose-de-Corail.


– Bouge pas! Je vais voir!…


À pas rapides, furtifs, silencieux et souples, Jean Nib bondit hors de la pièce et gagna l’extrémité du corridor aboutissant à une fenêtre qui donnait sur le derrière de la villa.


Et alors, une sourde imprécation gronda dans sa gorge; une sueur d’angoisse inonda son front, ses poings se crispèrent… Là, dans la nuit, en des attitudes que son œil dilaté par l’horreur détaillait comme en plein jour, quatre nouvelles silhouettes!… quatre hommes!… Ils approchaient lentement… De toutes parts, la maison était cernée.


Jean Nib sentit passer sur sa nuque le frisson de la terreur suprême, et son cœur se brisa…


– Rose-de-Corail! murmura-t-il dans un grondement farouche où il y avait des jurons et du sanglot.


– Me voilà, mon homme! fit près de lui la voix adorée. Quoi que c’est? La rousse?…


– Non!… La rousse, ça ne serait rien!… Des costauds de la pègre!…


Rose-de-Corail frissonna jusqu’au fond de l’âme, et sentit un froid de glace passer sur ses lèvres blêmes…


– Oh! nom de Dieu!… En voilà encore deux!…


Ça fait dix! reprit le rauque murmure essoufflé de Jean Nib. Oh! oh! et là!… cette ombre… On dirait une femme… C’est elle!… Regarde, Rose-de-Corail!… C’est elle, que j’te dis!… Regarde!…


– La Veuve!… haleta Rose-de-Corail.


Tous deux, d’un même geste formidable, pareil à une explosion de terreur forcenée et de volonté tragique, ouvrirent leurs couteaux qu’ils emmanchèrent solidement à leurs poings.


– On se défend jusqu’à la mort! dit la voix de Jean Nib, rauque, hérissée, rocailleuse et âpre.


– Et on meurt ensemble! ajouta la voix de Rose-de-Corail, changée, terrible, sifflante, rude…


– Essayons de descendre! On pourra peut-être se…


Du tréfonds de la maison, du lointain rez-de-chaussée, un grincement monta jusqu’à eux! Un grincement bref, un déchirement rapide que, seules, leurs oreilles pouvaient percevoir dans le profond silence, comme seuls leurs yeux avaient pu voir…


– On défonce la porte! râla Rose-de-Corail, Ils entrent!… ils montent… Jean! ne nous quittons pas!…


Alors, à mots saccadés, en une série de grognements brefs, Jean Nib donna ses instructions suprêmes:


– Moi, dans le haut de l’escalier… Je les attends là… Vois-tu autre chose possible à c’t’heure?… Non!… Moi, là!… Et toi, avec la môme et le gosse dans la pièce… Bouge pas!… N’arrive que si j’appelle!… J’en surinerai le plus que je pourrai… et après…


Dans la seconde qui suivit, ils étaient chacun à son poste de bataille: Rose-de-Corail, dans la pièce, porte ouverte, campée devant Marie Charmant, qu’elle prévenait d’un mot; et près d’elle, Zizi armé d’un couteau pris sur la table… sur le haut de l’escalier, penché en avant, ramassé sur lui-même, effroyable, dans la tension furieuse de ses muscles, de sa volonté, de tout son être, Jean Nib!…


Dix minutes environ s’écoulèrent…


Soudain, ces bruits que recueillit l’oreille exaspérée de Jean Nib parurent s’être haussés vers lui…


Il songea:


– Ils ont visité tout le rez-de-chaussée et, maintenant, ils visitent le premier!…


Il était pétrifié dans son attitude. L’oreille seule vivait en lui.


Ils visitaient le second!…


Ils étaient là!…


Vingt marches à monter! Quelques coups de couteau pour la suprême défense! Deux hommes, trois, quatre peut-être, tués par lui ou Rose-de-Corail!… et puis la mort!…


Un cri atroce, un hoquet, un bruit sourd de corps qui s’affaisse!… Le bras de Jean Nib venait de se détendre!… l’escarpe qui marchait le premier tombait mort!…


Ce hurlement d’agonie, cette violente déchirure du silence, ce fut la fin du silence…


Des murmures rauques, des rafales de voix, des imprécations immondes qui se heurtèrent… mais tout cela dans un enveloppement sourd, dans une volonté d’êtres obstinés au silence… La montée effroyable… la poussée furieuse de ceux d’en bas… cela s’enchevêtra, se fondit… les han! de Jean Nib, ramassé, immobile, avec un seul geste du bras plongeant au hasard… et ce tourbillon de bruits sourds déchiré par intervalles par la clameur de ceux qui tombaient foudroyés… Jean Nib ruisselait… il sentait quelque chose de tiède couler sur lui, sur diverses parties de son corps… La sueur?… non!… le sang!… Une entaille profonde à la jambe… une autre à l’avant-bras gauche, trois à l’épaule… des éraflures sanglantes au visage… vingt blessures peut-être… Et tout à coup, dans une poussée de tempête, la bande fut sur le palier! Jean Nib tomba sur les genoux, avec cette clameur suprême:


– Rose-de-Corail!…


– Me voici! rugit la lionne.


– Nom de Dieu! hurla une voix ivre de joie sauvage…


Et à cette voix, Jean Nib sentit ses cheveux se hérisser, Rose-de-Corail sentit les forces furieuses de son être se décupler… car cette voix, tous deux la reconnurent comme celui qui venait de hurler avait reconnu leurs voix… C’était le hurlement de l’homme suriné à la Pointe-aux -Lilas… c’était la voix de Biribi!…


– Me voici! avait rugi la lionne.


D’un coup de couteau, d’un coup de griffe puissante, elle abattit un homme… Dans le même instant, elle se jeta à genoux pour couvrir de son corps le corps de Jean Nib, et, comme de la griffe droite elle continuait à frapper de bas en haut, au hasard, comme sa main gauche, affolée, frémissante, tâtait le visage de son homme, comme elle sentit que Jean ne remuait plus, elle s’affaissa, une déchirante clameur déchira la nuit, un sanglot terrible secoua Rose-de-Corail, elle étreignit le corps immobile, elle l’enlaça, elle rugit, elle râla:


– Jean? Es-tu mort?… Jean! ne t’en va pas sans moi!… Mort! mort! mort!…


Il y eut en elle un déchaînement de forces dans la tempête de désespoir qui éclatait dans son cœur, dans sa chair, dans son cerveau, et, rugissant ce cri sans expression humaine… «Mort! mort! mort!» elle se releva tenant son homme dans ses bras!… Elle le souleva! Folle, terrible, hérissée, sanglante, elle tenta cette chose effrayante de s’en aller avec le corps de Jean Nib!… de l’emporter!… Où? comment? elle ne savait!… Elle le tenta!…


Dans la seconde même où elle se leva, une poigne formidable s’abattit sur elle… un hoquet d’agonie expira sur ses lèvres… Sous le coup qui lui fut porté à la nuque, elle s’affaissa… et, au moment où elle crut qu’elle mourait, elle sentit sur son visage le souffle terrible et âcre de Biribi…


Un jet de lumière, alors, inonda la scène… La Veuve venait d’allumer la lampe…


Zizi, dans ce laps de temps fugitif, comprenant à peine une trentaine de secondes, qui avait été le dernier corps-à-corps depuis l’appel de Jean Nib, Zizi, rué en avant, lui aussi, avait frappé au hasard… Au jet de lumière, il bondit en arrière, sans une égratignure, et se campa devant Marie Charmant pétrifiée d’horreur…


Cela dura un éclair… un de la bande fut sur lui, il y eut un zigzag livide de l’acier levé qui tomba, et Zizi s’affaissa aux pieds de Marie Charmant…


* * * * *


– Fouillez les combles! hurla La Veuve. Elle doit être là! Elle est là!… Attention à Charlot!…


Les escarpes survivants, Biribi en tête, se ruèrent à travers toutes les pièces des combles et, cette fois, ils ne cherchaient plus à étouffer leurs pas…


Deux minutes encore… et ils revinrent…


– Quoi?… gronda-t-elle.


– Rien!…


– Charlot?… râla La Veuve.


– Rien!…


– Lise? rugit La Veuve.


– Rien!…


– Malédiction!…


Un silence d’épouvante, de rage, de haine, pendant lequel on n’entendit que les respirations haletantes des escarpes. La Veuve jeta autour d’elle des regards sanglants. Et, tout à coup, son rire éclata, son rire effroyable par ou s’évadaient des sentiments voisins de la démence.


– Un!… Deux!… Trois!… Quatre… Cinq macchabées!… Ça va bien!… Sans compter Jean Nib!… Qu’est-ce qu’il faisait là, celui-là?… C’est bien son tour!… Ça fait six!…


Elle riait. Biribi tenait son regard sauvage rivé sur Jean Nib, son regard où éclatait la fureur d’une intraduisible joie…


Et Biribi grondait farouchement, sans écouter La Veuve:


– Le v’là payé, le coup d’surin de la Pointe-aux -Lilas!…


– Ça fait six? comptait le rire dément de La Veuve… Où est-elle? reprit tout à coup la voix devenue morne, lasse, rauque. Envolée! Partie!… Qui l’a prévenue?… Qui a prévenu Charlot?… Idiote! Stupide!… J’aurais dû savoir que Charlot serait prévenu et que Charlot m’enlèverait Lise!… Qui a prévenu!…


Son regard où brûlait une flamme de meurtre, où passaient des visions funèbres où la guillotine entrevue par son imagination dressait ses bras rouges, son regard faisait le tour des choses et des êtres qui étaient là… Ce regard s’arrêta sur Zizi.


– C’est lui! dit-elle. C’est lui qui a prévenu?… Ça va bien, ça en fait un de plus!…


Puis, tout à coup, s’avançant à petits pas sur Marie Charmant qu’elle venait d’apercevoir:


– Tiens, tiens! qu’est-ce que tu fous là, toi!… Ah ça tu n’as pas tourné de l’œil?… Qu’est-ce que m’a raconté l’idiot de Finot?… Ah ça!… mais c’est bien toi!… Et la Morgue?… La Morgue t’a donc lâchée?…


Elle était livide. Ses yeux, plissés par mille rides, dardaient seulement un double filet mince de flamme dévorante. Sa bouche se tordait dans un étrange pincement. Marie la voyait venir, en un tel paroxysme d’épouvante, que remuer un doigt ou proférer une plainte eût exigé d’elle un effort impossible…


– Une de perdue! une de retrouvée? c’est toujours ça!… Biribi!…


Biribi était accroupi près de Rose-de-Corail et grognait, parmi des insultes ignobles:


– J’te tiens, à c’te fois, satanée gueuse?… Je t’ai? je t’aurai! y a pas à dire!… T’en reviendras, n’aie pas peur!… Un p’tit coup d’surin, ça t’adoucira… Dans huit jours il y paraîtra plus… dans huit jours tu seras la gigolette à mézigo, et on portera en chœur le deuil de ton gigolo…


«De quoi? gronda-t-il en se redressant à l’appel de La Veuve.


– Prends-les! Toutes les deux! Je te les donne! Fais-en ce que tu veux!…


– Toutes les deux? grogna l’effroyable bandit, dont l’œil terrible alla de Rose-de-Corail sans connaissance à Marie Charmant prostrée.


– Toutes les deux. Elles sont à toi. Une, t’en aurais pas assez! À toi les deux!… Maintenant… maintenant… Tiens! il remue, celui-là…


Zizi venait de faire un mouvement. Mais aussitôt, il retomba à l’insensibilité. Déjà La Veuve ne paraissait plus faire attention à lui. Elle serrait son front à deux mains. Elle faisait un effort puissant pour se calmer, voir clair en elle-même et autour d’elle, oublier un instant la rage et la haine qui la dévoraient, oublier que Lise lui échappait, et prendre les mesures inéluctables après une telle scène.


– Maintenant, écoutez, dit-elle de sa voix redevenue calme, c’est-à-dire morne comme un glas. Il faut que rien, entendez-vous, rien ne se soit passé dans cette maison! Il faut que les maîtres trouvent tout en bon ordre! Il faut que rien ne donne l’éveil aux gens qui étaient ici, s’ils reviennent, si c’est seulement le hasard qui les a éloignés cette nuit!… Pour ça, écoutez… d’abord, les macchabées dans le jardin, assez profond dans la terre pour que rien n’apparaisse. Et il faudra ratisser par-dessus les fosses. Est-ce compris, Biribi?… Ensuite, l’escalier lavé et raclé, qu’il n’y ait plus la moindre tache de sang. As-tu entendu Biribi?… Ensuite, qu’on ne touche pas à une aiguille, à une épingle, à rien! Ce que vous pourriez emporter d’ici, ce ne serait rien à côté de ce que vous aurez avec moi… Quoi encore?… Ce gosse-là, fit-elle en touchant Zizi du bout du pied, faudra le porter chez moi. T’entends, Biribi?… Quant aux deux femmes, t’en fais ton affaire. À la fin des fins, si, au petit jour, les maîtres viennent, il faut que tout soit en bon ordre. Ça va-t-il, Biribi?


– Ça va, La Veuve! Ça va être fait dare dare! Allons, ho, les aminches, au turbin!…


Et l’effroyable turbin commença aussitôt, tandis que La Veuve descendait lentement l’escalier, franchissait le jardin, et disparaissait dans la nuit. Zizi, Marie Charmant et Rose-de-Corail furent descendus au rez-de-chaussée et attachés solidement, bien qu’ils fussent tous trois sans connaissance.


Les cadavres furent descendus dans le jardin et disposés au fond de la fosse.


Le dernier corps était celui de Jean Nib.


À ce moment, l’ignoble bandit tressaillit et pâlit…


Un faible gémissement venait de s’échapper des lèvres de Jean Nib!…


Biribi déposa précipitamment le corps sur la terre, s’agenouilla, colla son oreille à la poitrine, puis, se relevant en grondant avec une joie hideuse:


– Il n’est pas crevé!… Eh bien! j’aime mieux ça!… Aussi, ça aurait été trop tôt fini, pour lui!… On va rigoler!…


Biribi, accroupi près du corps de Jean Nib, demeura quelques minutes absorbé dans une monstrueuse méditation. La brute habituée à des gestes qu’aucun travail cérébral n’a coordonnés se trouve pourtant quelquefois en présence de phénomènes qui la déroutent.


Il méditait, s’il devait achever Jean Nib d’un coup de talon sur le crâne… ou le jeter tout vivant dans la fosse… ou encore le garder pour quelque vengeance plus complète.


Mais tout d’abord il rejeta cette dernière idée qui, offrant une certaine complication, une sorte de raffinement, ne pouvait lui convenir.


L’idée de le jeter vivant dans la fosse le séduisait parce qu’il se figurait que Jean Nib aurait là une affreuse et longue agonie.


Peut-être demeura-t-il assez longtemps plongé dans ces réflexions, car lorsqu’il se releva, il vit que ses deux aides avaient presque comblé la fosse. Il se retourna vers eux avec un grondement furieux.


– Nom de Dieu! qui vous a dit de boucher le trou?


– Puisque t’as dit que ce macchabée-là vit encore…


– Et après! c’est-y une raison?… Tas de vaches! quoi qu’on va en faire, à c’t’heure! On n’a pas le temps de déboucher le trou!…


Les deux escarpes, appuyés sur leurs bêches, baissèrent la tête, se sentant fautifs; l’un d’eux se gratta l’oreille et l’autre s’essuya le front d’un revers de main.


– Ah ben! firent-ils, consternés, n’en v’là une sacrée histoire! Quoi qu’on va en fiche?…


– Ben! tu sais pas? fit l’un des fossoyeurs, celui qui, ayant commencé par se gratter l’oreille, se raclait maintenant la tête à coups d’ongles.


– De quoi? grogna Biribi.


– Ben… Foutons-le à l’eau, quoi qu’t’en dis?…


– Ça, on peut, ricana l’énorme brute. Oui, ça c’est une idée. La Seine est là. À quoi que j’pensais donc? Faut qu’y boive un bon coup, l’pauv’ couillon. Justement, il aimait ça, d’s’enfiler de l’eau… Finissez d’remplir l’trou, et faites bonne mesure…


Les deux fossoyeurs se remirent à l’ouvrage. Les pelletées de terre tombaient avec une hâte paisible. Les pelletées de terre tombaient symétriquement, sans bruit. Biribi, enjambant le corps de Jean Nib, se dirigea vers la grille, d’un glissement furtif, côtoyant les massifs de fusains, de rhododendrons et autres arbustes à feuilles persistantes. À la grille, contre laquelle il colla son visage, il demeura cinq minutes, attentif des yeux et des oreilles… Nulle ombre suspecte, nul bruit…Il grommela:


– Pourvu que La Veuve aye pas eu le culot de remmener le sapin!…


Alors, sa voix rauque, rude et rocailleuse s’éleva dans la nuit, mais transformée en une voix de fausset, un filet de voix mince qui modula un cri prolongé sur la première syllabe et une sorte de coup de sifflet:


– Pi… ouït!…


Quelques minutes s’écoulèrent. Biribi demeurait, le visage collé aux barreaux de la grille. Quelque chose d’opaque, tout à coup, sans bruit, glissa devant lui, et s’arrêta… C’était une voiture fermée, identiquement pareille aux vieux fiacres à galerie de Paris; les sabots du cheval et les roues du fiacre étaient entourés de toile d’emballage.


C’était la voiture qui devait emporter Lise et Gérard…


Elle allait emporter Rose-de-Corail et Marie Charmant.


– Y a que les voyageurs de changés, voilà tout, ricana Biribi en s’éloignant rapidement vers la maison.


Bientôt, il reparut portant Rose-de-Corail dans ses bras. Le Rouquin portait Zizi. La rôdeuse et le voyou étaient sans connaissance… Puis Biribi fit un second voyage et, cette fois, il tenait Marie Charmant. La petite bouquetière n’était pas évanouie; elle n’était pas blessée mais ses yeux gardaient l’inexprimable épouvante des visions de carnage; sa pensée flottait dans un brouillard d’horreur; il lui eût été impossible d’esquisser un geste de défense ou de proférer un cri… Lorsque Biribi l’eut jetée dans la voiture entre Zizi et Rose-de-Corail, il lui lia les mains et lui noua un mouchoir sur la bouche.


– Les deux autres, c’est pas la peine, dit-il. Rouquin, tu vas monter dans la guimbarzigo. Quant à toi, ajouta-t-il, parlant au cocher, oublie pas de rallumer les deux falots. Faut pas de contravention, tu sais! Ça ferait d’la casse!


Rapidement, Biribi défit les toiles d’emballage qui enveloppaient les roues et les sabots du cheval.


Le faux fiacre s’ébranla. Cent pas plus loin, celui qui conduisait alluma ses lanternes, et dès lors cette prison roulante eut l’apparence et l’allure d’un honnête fiacre qui regagne le dépôt.


Biribi revint aux fossoyeurs et trouva la besogne terminée, la terre tassée et ratissée.


Alors, la porte de la maison fut soigneusement refermée. Le corps de Jean Nib fut porté hors de la grille; la grille elle-même fut remise en son état normal; et si Max Pontaives était par hasard revenu le lendemain dans la villa, il lui eût été impossible de soupçonner que son jardin était un cimetière, et que sa villa avait été, la nuit, un champ de bataille.


Ici et là, rien ne manquait, tout était en ordre.


À ce moment, il était environ quatre heures du matin.


Biribi saisit Jean Nib par les épaules, les deux autres par les jambes. Ils se mirent en route. Lorsqu’ils furent arrivés sur le bord de la Seine, ils le déposèrent.


– Il est crevé, va, t’inquiète pas, fit l’un des bandits.


Ils entrèrent dans un bateau amarré, là, parmi quelques autres canots.


La Seine était déserte. Au loin seulement, les fanaux d’une péniche endormie, accostée au quai, reflétaient dans l’eau noire des lueurs vertes qui dansaient.


– Une!… Deux!… Trois!…


Il y eut un bruit de papier déchiré et d’écume qui mousse: le corps balancé venait d’être lancé. Il coula à pic. Une minute, Biribi, penché à l’arrière de la barque, regarda couler l’eau qui s’était refermée, indifférente et paisible, puis il gronda:


– Bon voyage!…

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