X L’EXPÉDITION NOCTURNE

Deux heures du matin. Une de ces nuits funèbres des grands hivers parisiens.


L’hôtel d’Anguerrand était désert, son grand portail massif solidement fermé, ses croisées closes, sa façade muette et noire. À travers les persiennes de deux fenêtres qui se touchaient, une pâle et triste lueur, pourtant, filtrait…


Sur le trottoir d’en face, un homme et une femme, renfoncés contre le mur de la maison que Lise avait habitée, immobiles, silencieux, raidis par l’attention, fixaient cette double lueur.


À dix pas de là, une voiture stationnait…


La femme, parfois, jetait à droite et à gauche un long regard qui fouillait la nuit. Mais l’homme ne pouvait détacher se yeux hagards de ces fenêtres.


Il eut un soupir rauque et passa le revers de sa main sur son front…


– Marche… murmura la jeune femme. Songes-y! L’occasion, la voici!…


– Oui, fit l’homme dans une sorte de grognement, – mais il ne fit pas un pas.


– Tu n’oses pas! reprit la femme. Tu aurais dû amener deux ou trois aminches…


– Jamais!… Je ne veux pas qu’on voie que je vais faire cela… moi!… C’est déjà trop que tu aies fait venir Biribi… nous n’avions pas besoin de sapin!…


– Biribi est un frère. Allons, vas-y!… C’est la fortune!… continua la femme dans un murmure imperceptible et ardent. Avant-hier soir, nous ne pouvions pas acheter deux sous de pain… Pour un mauvais quart d’heure à passer, nous voilà riches!… Est-ce que ce n’est pas un peu notre tour, dis?…


– Assez! haleta l’homme. Ne me remets pas ces colères-là au ventre… j’y vais!…


– Bon!… Te rappelles-tu bien le plan, tel que Charlot te l’a remis ce matin?


– Je l’ai là, dit l’homme en se frappant le front.


Il traversa la rue; d’un bond il atteignit le faîte du mur de bordure, se hissa à la force du poignet, sauta… Il était dans l’intérieur de l’hôtel!…


Alors, l’attitude de Jean Nib s’affaissa… Il monta les degrés du perron, silencieux comme un spectre, et, avec quelques outils, se mit à travailler: au bout de cinq minutes, la porte s’ouvrit…


Jean Nib, dans le vestibule, se mit pieds nus; il réfléchit quelques instants, très calme, très sûr de lui, puis il monta.


Jamais il n’avait pénétré dans cet hôtel… mais la fièvre de l’action décuplait sa mémoire et il lisait en pensée le plan qu’il avait étudié toute la journée. Il savait d’ailleurs, par Charlot, c’est à dire Gérard, que le baron d’Anguerrand avait renvoyé toute la domesticité, ne gardant qu’une vieille bonne qui couchait dans les combles. Le coup était facile… il était sûr d’atteindre le but…


Ce qu’il ferait alors… le coup de couteau final… il l’écartait de son imagination…


Il monta, franchit des couloirs et des pièces, marchant de son pas souple, les mains étendues, sentant l’obstacle à distance, se glissant, ne provoquant pas un craquement. Tout à coup, il se vit, ou plutôt se sentit dans une vaste salle qui n’était pas prévue dans cet itinéraire du crime: Jean Nib comprit qu’il était égaré.


Il tira de sa poche une petite lanterne sourde, fit jouer un ressort, et un mince filet de lumière électrique jaillit. Jean Nib vit qu’il était dans un salon somptueux, et à la vue des richesses entassées là, un sourire terrible crispa ses lèvres, les veines de son front se gonflèrent, ses prunelles se strièrent de rouge… Tout à coup, il eut un sursaut effrayant… Quelqu’un était là qui le regardait!…


Quelqu’un!… Une femme en toilette de soirée, jeune, belle, avec des yeux très doux et un sourire un peu triste…


Jean Nib se ramassa pour bondir…


Subitement, il se détendit, haussa les épaules et il eut un ricanement silencieux… Cette femme, c’était un portrait… un grand portrait en pied… ce n’était qu’un portrait!…


L’assassin soupira, essuya son front mouillé de sueur, et alors, avec une sorte de curiosité morbide, examina le portrait… Plus il le regardait, plus il se sentait attiré, fasciné… Le jet de sa lanterne éclairait la tête de la femme et faisait vivre les yeux, tandis que tout le reste se noyait d’ombre… Jean Nib s’immobilisait dans cette contemplation… L’assassin, peu à peu, tombait à une rêverie profonde, étrange, qui n’était pas la rêverie spéciale du crime, qui était quelque chose d’inexprimable qu’il tâchait pourtant d’exprimer:


– Qu’elle est belle!… Ou plutôt qu’elle a dû être belle, jadis!… Car le portrait… il y a des années qu’il a été fait… Quand?… Je ne sais pas… mais il y a longtemps, c’est sûr… Oui, voilà un sourire qui dit bien des douleurs… Qu’elle a dû être bonne! Oh!… et ses yeux! ces grands yeux bleus où il y a comme une lumière!… Ah ça! où ai-je vu ces yeux-là, moi?


Jean Nib se disait ces choses, sans que ses lèvres eussent une agitation, mais un frisson convulsif, parfois, le secouait. Et il reprit:


– Ces yeux!… Oh! mais est-ce que je vais les voir partout?… Où les ai-je vus? Où?… Oh! je veux le savoir! Cela m’affole… Oh! j’y suis! Ce sont les yeux de cette gosse qui s’appelle Marie Charmant!… Les mêmes yeux!… ces yeux où j’ai cru voir, moi, des choses que pourtant je n’avais jamais vues!…


Soudain, la vision s’évanouit… Jean Nib venait de pousser le ressort de sa lanterne.


Et il reprit sa marche glissante, sans un craquement, sans une erreur, marchant d’instinct à l’une des quatre portes qui s’ouvraient sur ce vaste salon – à celle-là et pas à une autre.


Quelques minutes plus tard, il se trouvait devant une serrure à travers laquelle passait un rais de lumière. Et il dit en lui-même:


– C’est là!… L’homme que je vais tuer est là!… Et la chambre voisine, c’est celle de la jeune fille que je vais tuer!… Le père et la sœur de celui qui me paye pour tuer!…


Alors Jean Nib tâta du bout des doigts, ausculta pour ainsi dire, la serrure: elle n’était pas fermée!… Il n’y avait qu’à tourner le bouton!…


Les sourcils de Jean Nib se contractèrent. Il frissonnait. S’il se fût vu, à cette seconde de lutte suprême contre la tentation du forfait, il se fût épouvanté…


Brusquement il secoua sa crinière. D’un geste rapide, il se fouilla, et lorsque sa main reparut, elle se hérissait d’une lame épaisse emmanchée solidement… Il n’avait qu’à ouvrir… et à se ruer!…


La porte ouverte, Jean Nib s’arrêta court: l’homme qu’il devait tuer dormait sur un fauteuil…


Cela lui produisit une étrange impression, comme si une main eût arrêté sa main.


Il fit trois pas, le couteau au poing, la mâchoire violente, les yeux convulsés.


Si l’homme s’était éveillé à ce moment, il était mort.


Le baron Hubert d’Anguerrand dormait près d’une table sur laquelle il y avait une lampe et un amas de divers papiers.


Jean Nib s’approcha jusqu’à le toucher presque. Le baron ne s’éveilla pas. Il murmurait des mots confus.


L’assassin évitait de regarder la victime.


Son regard errait, hagard, morbide, et promenait sa flamme de folie dans les angles de cette chambre. Ses doigts crispés jusqu’à une sensation de douleur se raidissaient sur le manche du couteau…


Tout à coup, il leva le poing!… Lentement, le couteau se dressa dans l’air…


– Mon fils… balbutia la victime qui, au fond de son rêve, parlait à quelqu’un.


Les cheveux de Jean Nib se hérissèrent; ses yeux se gonflèrent comme si les larmes eussent voulu jaillir… et doucement, son poing retomba… et il murmura:


– Il appelle son fils!… Pauvre bougre!… Tu ne sais pas quelle affreuse crapule c’est, ton fils!… Moi, je suis Jean Nib… n’est-ce pas? Ça veut tout dire!… Eh bien, je vaux encore mieux que ton fils!…


Sourdement, il répéta:


– Son fils!… Il appelle son fils!… Allons! finissons-en!…


Le couteau, de nouveau, décrivit son effroyable parabole, et, un instant, demeura suspendu au-dessus de la poitrine du baron d’Anguerrand.


– Voilà! songea l’assassin dans une sorte de morne délire. Ma main va s’abattre sur la poitrine qui est là! Le sang va jaillir… et cet homme sera mort!… Et cet homme dort!… Et cet homme ne m’a fait aucun mal, à moi!… Oh! faire cela!… Être ce que je ne suis pas encore!… Dégringoler cette dernière pente du crime!… Tuer!… Tuer ce malheureux qui ne se défend pas, qui dort!… et appelle son fils!… Oh! je ne peux pas!… je ne peux pas!…


Dix minutes plus tard, Jean Nib ouvrait une fenêtre et modulait un coup de sifflet si doux qu’à peine pouvait-il être entendu… Alors, Rose-de-Corail s’approcha vivement de la voiture qui stationnait au coin de la rue de Babylone, et murmura:


– Ça y est! À nous, Biribi! enlevons les macchabées! C’est dans l’ordre et la marche du programme imposé par celui qui casque!…

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