LXI LE PÈRE ET LE FILS

Jean Nib avait visité tous les bouges où il avait quelques chances de rencontrer Biribi. Pendant des jours, il avait battu le pavé. Mais toutes ses recherches étaient demeurées vaines. Le désespoir s’emparait de lui. S’il ne retrouvait ni Biribi ni La Veuve, Rose-de-Corail était perdue pour lui.


Qu’en avait fait le bandit?…


Des jours se passèrent.


Jean Nib se sentait mourir.


Deux ou trois fois, il vint en plein jour jusqu’à l’hôtel d’Anguerrand, résolu à voir le baron, celui qui devait être son père.


Mais, à chaque fois, au moment de sonner, il fit demi-tour, et s’en alla en murmurant:


– C’est pas vrai. Tout ça, c’est comme qui dirait un rêve… J’me rappellerais, d’abord, si c’était vrai! J’me rappelle rien du tout. Donc, c’est pas vrai. Faut être maboul pour se fourrer des idées pareilles dans l’ciboulot…


Ainsi, Jean Nib ne songeait pas à profiter de la situation!


L’idée ne lui venait pas que, même si ce n’était pas vrai, il pouvait persuader le baron d’Anguerrand qu’il était son fils!…


Un mois auparavant, cette idée lui fût certainement venue…


Peut-être était-il trop absorbé par sa douleur. Peut-être ni richesse ni rien au monde de ce qu’il avait rêvé jadis, ne pouvait-il l’intéresser, maintenant qu’il n’avait plus Rose-de-Corail pour en jouir avec lui…


Un soir, affreusement triste et las, il se dirigea machinalement vers le centre de Paris.


Une fois dans la région des Halles, Jean Nib franchit la Seine, continua à marcher, et finalement se trouva devant l’hôtel d’Anguerrand sans l’avoir positivement voulu.


– Tiens! qu’est-ce que je fais ici, moi?


Il demeura longtemps songeur devant le grand portail.


Quelques minutes plus tard, avec cette habileté et cette rapidité d’action qui lui étaient familières, Jean Nib se trouvait dans l’intérieur, et, après une demi-heure de travail, ouvrait la porte du perron.


Tout était silencieux dans l’hôtel. Jean Nib se conduisait dans les ténèbres avec la même aisance que s’il eût tenu une lumière à la main.


Il parvint ainsi dans ce vaste salon où il s’était trouvé la première fois qu’il était venu.


Car, tout naturellement, il suivait exactement les chemins qu’il avait déjà parcourus et qui, par conséquent, lui étaient familiers.


Là, il s’arrêta un long moment.


Il lui parut évident que l’hôtel était désert.


En effet, dans cette nuit où il avait vu sur la table d’un cabinet les deux larges enveloppes étalées parmi d’autres paperasses, il avait visité l’hôtel sans trouver âme qui vive.


Il en conclut assez naturellement que le baron d’Anguerrand venait tous les jours dans l’hôtel, puisque les papiers eux-mêmes le prouvaient, mais que, tous les soirs, il devait s’en aller après avoir tout soigneusement refermé.


Quant à l’explication de ce départ quotidien, Jean Nib la voyait dans ce fait que le baron ne devait pas se croire en sûreté dans l’hôtel et qu’il avait quelque retraite éloignée où il passait les nuits.


Après avoir longuement écouté le silence, Jean Nib, ne percevant pas le moindre bruit, cessa de prendre toute précaution, et tourna un commutateur. Les ampoules électriques d’une applique s’allumèrent.


Jean Nib regarda autour de lui.


Et, comme dans la nuit terrible où il était venu pour tuer, ses yeux se fixèrent sur un immense portrait représentant une jeune femme…


Le portrait de la baronne d’Anguerrand, morte au château de Segré…


Jean Nib se rapprocha de ce portrait.


– C’est drôle, songea-t-il en le contemplant avec une sorte de frémissement, la première fois que je suis venu, mes yeux sont tombés sur les yeux de cette femme. Ce n’est qu’un portrait, ce n’est qu’une toile peinte… et pourtant ces yeux-là m’ont parlé… Je me souviens de la terreur que j’ai éprouvée sur le premier moment… j’ai cru que quelqu’un était là, et que ce quelqu’un me regardait… Et, quand j’ai vu que c’était seulement un portrait, même alors, je n’ai pas été rassuré… j’ai eu peur! Peur de quoi? Je n’ai jamais su… mais peur de quelque chose, puisque je n’ai pas osé frapper! puisque le baron et sa fille sont vivants grâce à cette peur que j’ai eue!… Ces yeux! oh! ces yeux du portrait…il me semblait que je les reconnaissais…


Jean Nib, à ce mot qui éclairait pour ainsi dire l’obscurité de ses pensées, tressaillit violemment.


– Je les reconnais! murmura-t-il avec une angoisse qui lui étreignait le cœur. Oh! mais c’est donc que je les avais connus!… Où ça?… Et comment?… Et quand?…


Puis, presque à haute voix, il songea:


– Ils disent que je m’appelle Edmond!… que je suis le fils du baron d’Anguerrand!… Edmond!… Barrot… la forêt… la Loire…


À ce moment, une porte du salon s’ouvrit doucement.


Un homme parut et s’arrêta.


Cet homme, c’était le baron Hubert d’Anguerrand…


Jean Nib, les yeux fixés sur le portrait, n’entendit pas que la porte venait de s’ouvrir. Il n’entendit pas qu’on la refermait doucement d’un tour de clef… il n’entendit rien, il ne vit rien que le portrait où souriait la jeune femme dans son élégante et harmonieuse toilette de soirée, d’un sourire un peu triste, comme si les fleurs qu’elle tenait à la main eussent été des fleurs du chagrin…


Il tournait le dos à la porte. Et le baron d’Anguerrand, immobilisé lui-même au fond de la vaste pièce, ne voyait pas son visage.


– Est-ce possible? murmurait Jean Nib. Oh! mais ça serait donc vrai!… Ce serait donc là ma mère! Oh! Est-ce que ce n’est pas la folie qui me détraque le cerveau? Ou bien est-ce que je rêve?… Rêve étrange!… rêve impossible de choses qui sont mortes!… Ce portrait! je l’ai vu!… Cette femme… ma mère!… je l’ai vue voilà que ça remonte du tréfonds de mon souvenir… Je la vois… là-bas… sur la terrasse du château… elle ne portait pas cette toilette… elle était habillée de noir, comme si elle eût été en deuil… De qui portait-elle le deuil?…


Jean Nib étreignit son front à deux mains.


– Je ne sais plus… je ne sais pas… je n’ai jamais su… balbutia-t-il, éperdu. Mais je la vois… je jouais sur la terrasse… je vois la petite qui rit aux éclats… et puis, nous courons à elle… ma mère!… et elle nous tient tous les deux dans ses bras; elle nous embrasse… Là! Il me semble que je sens son baiser… c’était toujours là, sur mon front, près des cheveux… et elle pleure… Pourquoi ma mère pleure-t-elle?…


Jean Nib baissa la tête.


– Je ne sais plus, je ne sais pas, je n’ai jamais su… mais je vois… oh! je vois Barrot qui nous entraîne… voici la petite porte du parc… et voici la forêt… j’entends les cris de Valentine!… et cet homme qui est resté à la petite porte! cet homme qui nous regarde partir… je le vois! je le reconnais! c’est mon père!…


Dans cette seconde, une main se posa sur l’épaule de Jean Nib…


Jean Nib eut un bond terrible avec un cri rauque, et se retrouva face à face avec le baron, les yeux hagards, les cheveux hérissés. Une seconde, il considéra le baron avec une expression d’indicible étonnement; il le considéra comme s’il ne l’avait jamais vu, et, brusquement, il baissa la tête…


Et alors le baron, éperdu d’émotion, vit que l’assassin sanglotait doucement…


– Qui êtes-vous? demanda Hubert d’une voix étranglée…


– Je… oh! non… pas maintenant! balbutia Jean Nib. Tenez, je vous en supplie… ne me demandez rien… Tout à l’heure… je vous jure… je dirai… Ne vous en allez pas… restez près de moi… ou emmenez-moi avec vous…


Dans ces yeux, Hubert vit un tel bouleversement, une si profonde émotion, un si prodigieux étonnement que lui-même, oubliant l’étrangeté de la situation, prit une main de Jean Nib dans les siennes.


Jean Nib frissonna.


Il ne cessait de pleurer, et son regard allait du baron au portrait de la baronne…


– Venez, dit doucement Hubert, venez, vous parlerez quand vous voudrez… Quoi que vous ayez à me dire, soyez tout au moins assuré que je n’ai pas de haine contre vous… aucun mauvais sentiment… quoi que vous soyez venu faire ici…


– Ce que je suis venu faire?… bégaya Jean Nib. Eh bien!… oh! comment dire!… je…


À ce moment, du rez-de-chaussée de l’hôtel, des bruits parvinrent distinctement jusqu’au baron. Il tressaillit violemment, plongea ses regards dans les yeux de Jean Nib et dit:


– Entendez-vous?… On vient… on monte!…


– On monte, fit Jean Nib éperdu. Qui ça?…


– Qui?… Vos camarades! vos tristes camarades!… Si le repentir vous a arrêté à temps, vous, les autres ne…


– Mes camarades? gronda Jean Nib à son tour. Mais je suis venu seul!…


– Allons donc!… J’ai vu l’hôtel cerné… J’ai vu six hommes…


– La rousse! rugit Jean Nib qui, en un instant, retrouva tout son sang-froid et redevint Jean Nib. La rousse! en un tel moment!…


Dans l’escalier, on montait…


Jean Nib et le baron, haletants, muets, demeuraient l’un en face de l’autre, comme stupéfiés.


À ce moment, derrière la porte que le baron avait fermée à clef, une voix retentit:


– Fouillez l’hôtel!… Enfoncez cette porte!

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